Chapitre 35
Décembre 2035
Par delà la grisaille, le soleil se lève. Les flocons neigeux parsèment l’horizon. Il est huit heures, sur le parking, le ballet des voitures démarre. Les soignants ayant assuré leurs gardes de nuit retournent chez eux pour un repos bien mérité. Leurs collègues de jour prennent le relai.
Au travers de la fenêtre du troisième étage, je suis des yeux ce chassé-croisé d’hommes et de femmes dévoués. Certains et certaines s’occupent de mon fils.
Elïo, allongé derrière moi dans son lit d’hôpital, va bien. Son teint rose est rassurant, mais il reste avare de mots. Il n’a pas voulu, ou pas su - je ne sais pas - nous dire ce qu’il s’était réellement passé. Le plus important est ailleurs, les deux derniers jours ont été très longs et le voir avec le crâne dépourvu de cheveux ne cesse de me rappeler ce terrible incendie où j’ai cru perdre toute raison de vivre. Alors avec Julie, bien que des interrogations aient remplacé notre tracas, nous n’avons pas insisté pour en connaître davantage.
Cela fait deux jours déja que notre fils est hospitalisé dans le service des maladies rares pédiatriques. Après les urgences, les médecins avaient jugé nécessaire de le garder en observation malgré l’absence de séquelle apparente. Deux éléments de son examen les avaient interpellés. D’un côté, son rythme cardiaque, dont la fréquence basale varie entre cent soixante et cent quatre-vingts pulsations par minute et de l’autre, sa température corporelle dépassant les quarante degrés.
Aussi loin que je me souvienne, Elïo n’avait jamais été réellement malade et nous n’avions jamais usé, ne serait-ce qu’une seule fois, d'un thermomètre pour vérifier s’il avait de la fièvre. Aujourd’hui je me rends compte de cette singularité.
Toujours est-il que des explorations complémentaires étaient indiqués selon le médecin du service, le docteur Lacroix. Une infection était possible, nous avait-il dit. La prise de sang n’a pourtant pas montré d'argument pour cette hypothèse ni même les autres prélèvements biologiques, revenus stériles d’orientation diagnostic.
L’échographie cardiaque d’hier n’a pas trouvé elle non plus de défaillance. Ses valves, son myocarde et son artère aortique remplissent bien leur rôle, a précisé la cardiopédiatre. Le cœur de notre fils n’aurait pas de dysfonction organique. Seule sa fréquence de contraction est hors norme.
Hormis ces deux anomalies, notre fils va bien. Il tolère la fièvre et cette chamade pulsatile. La multiplication des examens n’a pas permis pour le moment de leur trouver d’explications. Le docteur Lacroix évoque des maladies rares, avec des noms incompréhensibles que je ne saurais répéter. L’hypothèse qu’il s’agisse de symptômes résiduels due à la chaleur de l’incendie avait été supposée, mais les médecins n’y croient pas. Ils auraient régressé depuis.
Je ne suis pas inquiet. Je ne le suis plus. Elïo est différent, je me suis fait une raison. Ce qui me perturbe c’est son état plus ou moins léthargique. Il a perdu son expression d’ordinaire joviale.
Noyé dans mes pensées, j’aperçois au travers de la fenêtre un énième véhicule qui se gare. Deux hommes en sortent en claquant les portières. Le premier est grand, a le crâne rasé et l’autre, plus trapu, a failli glisser sur une plaque de verglas. Tous deux se dirigent avec résolution vers l’entrée de l’hôpital, emmitouflés dans d’épaisses doudounes. Autour d’une de leur manche, chacun dispose d’un brassard orange.
Face à la vitre, je reste silencieux à regarder le monde s’éveiller. Des questions tournent en boucle dans ma tête et les images de l’incident se répètent inlassablement au point d’altérer aussi bien mes jours que mes nuits. Le manque de sommeil titille mon humeur et la fatigue est omniprésente.
Les minutes et les heures se succèdent.
- Monsieur Sol ? demande une voix féminine.
Je me retourne pour faire face à Audrey, une infirmière, embarrassée dans l’entrebâillement de la porte.
- Oui ?
- Excusez-moi, j’ai frappé, mais je n’ai pas entendu de réponse. Pouvez-vous me suivre ? Je dois vous parler.
Mon regard se pose sur Elïo dont l’attitude n’a pas changé. Il fixe le mur devant lui, désintéressé de tout ce qui l’entoure.
- J’arrive, soupiré-je malgré moi.
Je suis Audrey dans le couloir. Elle s’arrête après quelques mètres devant deux hommes. Je les reconnais : le binôme aux brassards orange.
- Ces messieurs souhaitent vous parler, précise l’infirmière. Ils sont de la police.
Je n’ai pas le temps de répondre qu’ils me tendent à tour de rôle leur main. Audrey en profite pour s’échapper.
- Inspecteur Rouane, Jean Rouane, se présente le plus grand des deux. Et voici mon collègue, le lieutenant Alfred Girard.
Je les dévisage l’un et l’autre en alternance. Je ne comprends pas. Le manque de lucidité m’empêche de saisir l’origine de leur venue et j’ignore sans le vouloir leur geste de salutation. Leurs bras se rabaissent.
- Etes-vous bien monsieur Sol ? poursuit l’inspecteur d’un froncement de sourcils.
- Ou…oui.
- Nous avons à vous parler à propos de l’incendie dont votre fils a été victime.
- Oui…
- Pouvez-vous nous suivre ?
- Oui…
- Les infirmières nous autorisent à utiliser leur salle de repos pour discuter, par ici.
Après un instant de doute, je talonne ce que je devine être mes futurs tourmenteurs. Je transpire à grosse goutte, l’appréhension rend ma déglutition douloureuse. Même lorsque je ne suis pas en tort, le simple fait d‘être arrêté par les forces de l'ordre pour souffler dans un éthylotest ou vérifier mes papiers me rend penaud ; je me sens fautif d’une infraction que je n’ai pas commise. Aujourd’hui, c’est pire. Deux policiers font le déplacement dans un établissement hospitalier pour venir m’interroger. Plus qu’un mauvais pressentiment, c’est la peur qui m’envahit.
Dans la pièce indiquée, nous nous asseyons autour d‘une table blanche sur laquelle les deux policiers, face à moi, croisent leurs mains. La salle est sobre et dispose de tout le nécessaire pour une pause déjeuner : un évier, des plaques de cuisson, un frigo, un micro-ondes…
- Monsieur Sol, commence l’inspecteur. Une enquête est ouverte concernant l’incendie du gymnase du collège Roger-Maurice Bonnet.
J’opine avec rectitude.
- Hormis votre fils, il n’y a pas eu de victime. Comment va-t-il ?
- Sa… vie n’est pas en danger, dis-je avec hésitation. Il doit encore faire des explorations. Les médecins ont relevé quelques perturbations lors de son examen.
- C’est une bonne nouvelle.
- Oui… c’est un miracle.
Un silence s’installe. Le lieutenant Girard n’a pas émis un seul son et ne cesse de me fixer.
Ma sudation s’est accentuée, je me gratte les tempes avec nervosité. Quelle est l’origine de leur venue bon sang ?
- Avez-vous eu l’occasion de parler de cet incident avec lui ? intervient cette fois l’homme trapu.
- Oui. Non… enfin oui.
- Que vous a-t-il dit ?
- Rien… pas grand-chose… il est resté très évasif. Je crois qu’il est choqué, oui c’est ça ! Il est choqué de tout ça et nous aussi !
- Nous comprenons, ajoute l’inspecteur avec un brin de compassion.
Mon cœur palpite et mes yeux réitèrent leurs va-et-vient entre les deux policiers. Leur attitude n’est pas agressive, mais l'atmosphère est tendue. Ils sont là pour une raison particulière.
- Je vais être direct, poursuit monsieur Rouane, les premiers éléments de l’enquête nous portent à croire à un incendie criminel et nous avons besoin d’interroger votre fils.
Mon œsophage est une nouvelle fois douloureux au passage de ma salive. Je ricane subrepticement.
- Vous ne pensez tout de même pas qu’Elïo en est l’auteur ? demandé-je en écartant les bras, paumes vers le haut.
Mes interlocuteurs ne répondent pas tout de suite.
- Pour être francs avec vous, nous avons plusieurs suspects et votre fils en fait partie. Encore une fois, nos recherches éliminent une cause accidentelle. Mais nous n’avons trouvé aucune trace d’arme, de jeux ou de produit inflammable sur les lieux du départ de l’incendie. Par contre, selon les témoins, le jour de l’accident, Elïo et trois autres camarades du collège, des élèves de troisième, se seraient introduits dans le gymnase vers dix-huit heures quinze.
- Nous avons déjà interrogé ces trois élèves en question, ajoute Girard.
Je m’enfonce contre le dossier de la chaise, mes mains glissent de la table pour pendre sans tonus. J’écoute, les yeux cernés et écarquillés.
- Permettez-vous que nous interrogions votre fils ? Le médecin nous a assuré que son état de santé n’oppose aucune contre-indication.
Mes paupières se ferment. Je ne peux pas y croire. Pas mon fils, c’est impossible. Son visage scintillant se matérialise dans mes pensées. Mon trésor. Il est si gentil, si attentionné, si doué pour la préservation de la vie. Il ne peut pas avoir provoqué un tel désastre. L’image d’Elïo dans son lit, renfermé sur lui-même et inexpressif, surgit. Non, ce n’est pas possible…
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