Chapitre 36
Décembre 2035
Dans la chambre du troisième étage, l’inspecteur Rouane s'installe sur une chaise au chevet de l'intéressé. Le lieutenant Girard, dos à la scène, scrute le monde extérieur par la fenêtre. Ils se sont déjà présentés et ont expliqué au garçon hospitalisé la raison de leur venue. Un dictaphone, déposé sur la table médicale, enregistre.
Julien a été autorisé à assister à l’interrogatoire. Il se tient debout, les bras croisés, adossé droit comme un piquet contre le mur face à son fils. Ses lèvres sont pincées de crispation, sa mandibule mâchonne dans le vent et son corps tout entier est instable. Il ne trouve pas de position confortable alors il alterne : une jambe juxtaposée l’une sur l’autre, inversement…
Elïo est assis contre la tête de lit, ses bras relâchés s’étirent le long des draps blancs. Il fixe le grand policier installé à ses côtés. Lui aussi a le crâne dépourvu de toute capillarité et ses yeux sont d’un bleu très clair. Des pupilles intenses et perçantes tout comme les siennes. Ils se toisent tous les deux d’un regard impénétrable. Jaune ambré contre bleu limpide. Le feu et la glace.
- Comment te sens-tu Elïo ? demande l’inspecteur d’une voix qui se veut chaleureuse.
- Bien, merci.
- Très bien. Je ne vais pas tourner autour du pot.
L’homme se penche vers son interlocuteur.
- Peux-tu nous dire ce qu’il s‘est passé au gymnase lundi ? Comment t’es-tu retrouvé acculé dans cet incendie ?
La bouche du garçon reste close. Il continue d’observer son vis-à-vis. A-t-il bien compris la question ? Le policier se retourne vers son collègue un bref instant avant de se réorienter vers l’adolescent.
- J’ai perdu connaissance dans un vestiaire, répond soudain Elïo d‘une voix neutre. Quand je me suis réveillé, les flammes m’encerclaient.
Girard griffonne des notes sur un carnet.
- D’accord. Pourquoi te trouvais-tu dans ce vestiaire ? demande Rouane en s’entrecroisant les mains.
- Je me trouvais avec des camarades du collège.
- Je reformule ma question. Que faisiez- vous ?
La réponse se fait attendre une nouvelle fois.
- J’avais besoin d’aide pour la compréhension de certains cours de physique-chimie. Corentin est le frère de Baptiste, un camarade avec qui je joue au rugby. Il est en troisième, j’ai supposé qu’il avait les connaissances pour m’aider.
L’inspecteur opine sans grande conviction quand Julien fronce les sourcils. Elïo a de très bon résultats dans cette matière, il a même eu dix-huit au dernier contrôle, se rappelle ce dernier.
- T’arrive-t-il souvent de demander de l’aide à Corentin ? Ou d‘autres élèves de troisième ?
- Non c’était la première fois.
Les deux policiers se jettent un nouveau coup d'œil.
- Pourquoi vous êtes-vous donné rendez-vous dans le gymnase ? Et plus particulièrement dans cette pièce ?
- La seule raison était que nous voulions être tranquilles. Pour le choix du vestiaire, il ne s’agit que d’un hasard.
- Je vois.
Le lieutenant continue de noter sur son carnet. L’expression des deux hommes aux brassards reste impassible. L’inspecteur sort un plan du bâtiment sportif vu d’en haut.
- Peux-tu m’indiquer de quel vestiaire il s’agissait ?
L’index du garçon n’hésite pas, il se pose sur la pièce nommée 2C.
- Merci mon grand. Que s'est-il passé après vous être retrouvés ?
- Corentin a commencé à m’expliquer le principe de fonctionnement des circuits électriques et …
Le regard d’Elïo décroche. Il fixe le sol.
- Et ?
- Puis des flammes sont apparues, précise-t-il en redressant la tête, et c’est à ce moment-là que je me suis évanoui.
De ses mains entrecroisées, le policier tapote ses pouces l’un contre l’autre avant de s’adosser au fond de sa chaise.
- D’où provenaient ces flammes ?
- Je ne sais pas, inspecteur. Elles se sont diffusées rapidement en attaquant les murs et le plafond.
- As-tu entendu une explosion, une détonation ?
- Non, monsieur.
- Crois-tu que Corentin et ses amis disposaient d’objets inflammables ?
- Je ne sais pas, monsieur.
- Les as-tu vus avec des jeux explosifs, des pétards ?
- Non, monsieur.
- Fumaient-ils ?
- Pas dans le gymnase.
- Et toi ? T’arrive-t-il de fumer ?
Au pied du lit, Julien s’étrangle. Il est pris d’une quinte de toux. Les autres protagonistes se tournent vers lui.
- Excusez-moi, j’ai avalé de travers. Vous pouvez poursuivre, assure-t-il le teint pourpre.
Rouane se reconcentre sur Elïo et hausse les sourcils pour l’inviter à répondre.
- Non, monsieur, jamais.
L'inespecteur incline la tête vers la gauche, son regard se porte au loin. Il expire sans réserve et fixe le mur quelques secondes puis s’intéresse à nouveau au fils de Julien.
- Elïo, tu es un bon élève d‘après ce que j’ai compris, très bon même. Les professeurs louent ton comportement, tu es respectueux et tu ne poses pas de problème.
Il s'interrompt.
- J’ai du mal à croire que tu aies eu besoin qu’un élève de troisième, tel que Corentin qui plus est, t’aide sur une matière scolaire.
Elio penche la tête de bas en haut en guise d'asentiment.
- Je vais être honnête avec toi, poursuit le policier d’une voix sévère. D'après l'enquête, l’incendie se serait déclaré exactement dans le vestiaire que tu m’as indiqué. Les experts mettent en doute une origine accidentelle. Tu comprends ce que je veux dire ?
- Oui, inspecteur.
- Tu es un garçon intelligent, je ne vais pas te mentir, toi et tes camarades êtes suspectés d’être à l’origine de cet incendie.
Pour la première fois, l’adolescent se tourne vers Julien. La crispation et l'angoisse se reflètent dans le regard de son père. Pourtant ce dernier lui fait un bref signe de tête pour le rassurer.
- Je comprends, monsieur.
L’homme expire une nouvelle fois et se penche à nouveau pour poser une main sur l’avant-bras du garçon. Leurs yeux plongent l’un dans l'autre.
- Tes petits camarades de troisième t'accusent d’être l’auteur de cet incendie. Que ton corps se serait enflammé avant de se propager.
Elïo se tait.
- Qu’as-tu à répondre ?
- Je pense que la peur a déformé leurs souvenirs, bredouille le garçon. Les flammes sont apparues tout autour de nous sans que j’en connaisse l’origine.
Un silence s’installe. L’inspecteur pèse ses mots.
- Je ne crois pas que tu en sois l'auteur. Tu n’as pas le profil. Mais si tu couvres tes petits camarades, nous l’apprendrons, dit-il d’un hochement de tête. De plus, tu n’as pas de raison de nous mentir, je te rappelle qu’ils t’ont abandonné à ton triste sort malgré ton malaise. Tu es vivant c’est le principal, mais ils peuvent être poursuivis pour non-assistance à personne en danger.
- C’est faux ! répond Elïo d’aplomb.
Rouane retire sa main, son front se ride.
- Que veux-tu dire ?
- La vérité est qu’ils ne m’ont pas vu perdre connaissance. Lorsque le feu a commencé à envahir le vestiaire, ils se sont rués vers l’extérieur. J’ai voulu les suivre, mais c’est à ce moment que je me suis évanoui.
L’homme se frotte machinalement le menton de sa main droite.
- As-tu d’autres choses à nous dire, Elïo ?
- Je vous ai tout dit, inspecteur.
- Très bien, conclut-il en gonflant ses lèvres de déception.
Jean Rouane se lève de la chaise, attrape le dictaphone, fait un signe de tête à son confrère et s'adresse ensuite à Julien.
- Voulez-vous bien nous suivre dans le couloir ?
- Oui, bien sûr…
Les trois adultes sortent de la chambre médicale. Le lieutenant Girard prend garde de bien fermer la porte.
Dans le corridor hospitalier, Julien se trouve coincé entre l'inspecteur devant lui et son collègue derrière.
- Monsieur Sol, les informations données par votre fils concordent avec les dires de ses camarades de troisième, bien qu’ils n’aient pas fait mention de la physique-chimie et qu’ils l’aient accusé d’avoir déclenché l’incendie.
- Je… suppose que c’est plus ou moins une bonne chose ? répond le père d’Elïo d'une voix hésitante.
- Oui et non. Leurs versions correspondent certes, mais l’origine de cet incendie reste énigmatique et j’ai du mal à croire à cette histoire d’aide scolaire. Pas vous ?
Julien est pris au dépourvu. Il a le même sentiment que ce policier, mais il ne veut pas incriminer Elïo.
- Ça me surprend un peu, c’est vrai… mais ce sont des adolescents. Mon fils ne me raconte peut-être pas toutes les difficultés qu'il rencontre en cours.
L’inspecteur approuve de la tête. Ses yeux bleus ne semblent pas plus convaincus.
- Très bien, monsieur Sol, merci d’avoir coopéré, répond le policier en tendant une carte inscrite d’un numéro. Elïo n’est pas disculpé pour le moment. Si jamais il vous confie une information qui vous paraîtrait importante, faites-moi signe.
Julien attrape le morceau de papier cartonné.
- C’est noté. Je n’y manquerais pas, inspecteur.
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