Chapitre 37

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Décembre 2035

  À l’intérieur de la chambre d’hôpital, la porte se ferme. Les doigts de Julien glissent de la poignée. Il reste un instant immobile devant l’entrée, puis se retourne pour se diriger avec lenteur vers le lit médical. Sur la chaise précédemment installée par l'inspecteur, il s'assoit aux côtés de son fils. Ses mains s’entrecroisent.

Elïo, assis dans son lit, suit son père du regard. Il est plus alerte, l'entrevue avec les policiers semble l’avoir ramené à la réalité, pourtant ses phalanges rétractées plissent les draps blancs et ses yeux dorés ne peuvent dissimuler son tourment.

  • Ça va, mon fils ? demande Julien en lui jetant un coup d'œil.
  • Oui, papa.

Le père de famille hoche la tête. Ses lèvres se réhaussent d’une moue sceptique. Par où commencer ?

  • Papa ?
  • Oui, Elïo ?
  • L'inspecteur t’aurait-il dit s' il y a eu des victimes dans l'incendie ?
  • Oui. Il m’a précisé qu’à part toi, il n’y avait pas eu d’autres accidentés.

Les prunelles du garçon tressaillent et les prémisses d’un sourire se lisent sur son visage.

  • Je suis soulagé, répond-il.

L’adolescent se décontracte, le tissu de literie se défroisse. Il relève la tête pour regarder par la fenêtre. La neige continue de tomber.

  • As-tu dit la vérité aux policiers ? poursuit Julien d’une voix posée.

Elïo se tourne vers son père. L’inquiétude se lit dans ses yeux fatigués. Ses sourcils sont relevés, son front plissé et ses traits tombants dépeignent son épuisement. Non, il n’a pas dit la vérité. La tromperie ne fait pas partie de ses valeurs, mais il n’a pu faire autrement. Les conséquences de ces révélations alarmeraient trop ses parents et lui-même ne sait pas concrètement ce qu’il s’est passé dans ce vestiaire.

Pourtant, face à l’interrogatoire policier, certaines réponses lui étaient venues des tréfonds de son âme. Son don l’avait aidé, une fois encore, une fois de trop. L'audition préalable de Corentin et sa bande par l’inspecteur, il l’avait visualisée dans son esprit. Cet esprit ubiquitaire capable de jouer avec les dimensions. Il avait vu l’alibi fantaisiste des élèves de troisième qui n’avaient pas assumé leurs comportements violents, et il s’en était servi. Le mensonge vient de là, d’un nouveau saut métaphysique dans l'espace-temps.

Qu’importe ? Ce n’est pas le plus grave. Ses agresseurs ne sont pas responsables de l’incendie. C’est lui. En fait, il n'en sait rien. Comment aurait-il pu se condamner lui-même tandis que tout se mélange dans sa tête. Il se remémore les événements : ses trois bourreaux le bousculent, tentent de le brutaliser. Mais leurs exactions restent inefficaces alors ils brandissent des menaces verbales contre son ami Jean. C’est à ce moment que tout bascule, à la suite d'un bourdonnement croissant, d'une chaleur irradiante dans son organisme tout entier. L’embrasement était né en un claquement de cils, le déchaînement de flammes géantes s'était emparé de son être.

Pourquoi ? Comment ? Il n’en a aucune idée. Mais Elïo se blâme. Il doute, se morfond, car il suppose au fond de lui qu’il est l’auteur de cet étrange et monstrueux phénomène. Encore lui. Pourquoi lui ? Sans cette prémonition de Jean molesté, cet incident n’aurait jamais vu le jour ! Et en lieu et place de son meilleur ami, c’est lui qui se retrouve hospitalisé, mais ça il s’en moque éperdument. Heureusement, aucune victime n’a fait les frais de ce maléfice effroyable… il ne pourrait se le pardonner et il reviendrait sur ses paroles sans hésiter.

Ses visions, aléatoires et incontrôlables, il en vient à les haïr, à se haïr. Pourtant, il n’avait pu les ignorer, il s’était senti obligé d’agir comme à chacune de leurs irruptions. Seuls ses choix sont la cause de ce malheur qui aurait pu coûter la vie d’autrui. Il en est le seul responsable.

Quant à son malaise ? Il a bien eu un vertige, mais il n’a pas perdu connaissance, non. Il était resté assommé par la stupéfaction et la peur. Non pas la peur du feu, mais celle d’avoir blessé d'autres élèves, qu'il s'agisse ou non d’individus aux actions peu louables. Celle d’être l’artisan d’un élément de mort. Celle de ne rien contrôler. Hébété, dans la conflagration, son corps ne lui avait pas répondu. Il aurait dû être effrayé, vouloir s’échapper, sa peau devrait être brûlée jusqu’au troisième degré et même plus, consummée devrait être sa moelle. Mais rien de tout ça n’était arrivé. Après plus d’une heure d’inertie, un susurrement lointain l’avait sorti de son immobilisme. Impossible de décrypter ce murmure aigu, imperceptible, mais quelque chose l’invitait à s’évader de cet enfer.

  • Elïo ?

Les pupilles du garçon convergent vers son père.

  • Excuse-moi… réagit-il en secouant la tête. Oui, j’ai dit la vérité.

Julien acquiesce d’un nouveau mouvement de tête dubitatif.

  • Tu as des difficultés en physique-chimie ?

Elïo perçoit bien le doute dans l’expression de son père. Jusqu’où son mensonge le mènera-t-il ? Son regard se dérobe vers les draps blancs. Cette fable lui coûte, la boule dans son estomac ne cesse de grandir.

  • Pas vraiment, mais c’est une nouvelle matière et il y a des concepts innovants.

Le père opine, encore.

  • Pourquoi ne pas m’avoir dit que tu ne prendrais pas le bus ?
  • Je suis désolé papa… Je ne pensais pas que cette entrevue prendrait tant de temps, j’ai raté l’heure.

En s'appuyant sur ses genoux, Julien se relève brusquement, contourne la chaise et s'oriente vers la fenêtre. D’un regard vide, son attention se porte vers le ciel gris, mais ce n’est pas le paysage hivernal qui accapare ses pensées. Toute cette histoire, il a du mal à y croire et l'attitude de son fils renforce son intuition. Pourquoi Elïo se serait-il enfermé dans le gymnase avec des élèves de troisième pour discuter de physique-chimie ?

L'interrogatoire de l'inspecteur lui revient en mémoire.

  • Tu peux tout me dire, Elïo.
  • Je sais, papa…

Le père expire. Sa prochaine question le démange, il prépare ses mots.

  • As-tu consommé des drogues ? articule-t-il.
  • Non, papa… ça jamais !

Le diaphragme de Julien se relâche. Il n’en montre rien et continue de fixer l’horizon invisible.

  • As-tu eu d'autres visions ?

Elïo hésite. L’interrogatoire policier n’avait pas été une mince affaire et pourtant celui-ci le chamboule davantage. Ses intestins se nouent un peu plus, mais il doit tenir bon, comme l’autre fois, lors de l’extinction solaire. Oui, il le doit, pour le bien de ses parents.

  • J’ai bien eu d’autres visions, d’intérêt mineur. Comme, la chute d’un camarade de classe dans les escaliers ou l’absence d’un professeur. Rien de significatif.

Le père se retourne de trois quarts pour évaluer son fils. Le jeune garçon le toise avec intensité de ses grands yeux. Ils semblent apeurés. Ils implorent le pardon.

L'attitude d’Elïo exprime un regret sincère. Ses paroles restent douteuses, mais son état léthargique a disparu et il se confie enfin. Julien décide de le croire.

Cette petite tête ronde sans cheveux ne lui va pas si mal, se dit-il en le considérant un peu plus. Ses sourcils n’ont pas résisté, eux non plus, à l'incendie, mais il garde cet indéfinissable regard. Son fils est beau. Pour la première fois depuis plusieurs jours, Julien sourit.

Il s'assoit sur la tranche de lit aux côtés de l’adolescent et lui tend ses bras.

  • Viens là mon grand.

Les draps volent, le garçon se jette contre le thorax de son papa et l'enlace avec force.

  • Je t’aime mon fils.
  • Moi aussi, papa. Je suis désolé de vous procurer du souci, répond Elïo d'une petite voix.
  • Ne t’en fais pas pour nous. L’essentiel est que tu ailles bien… Mais si tu continues de me serrer autant, poursuit Julien d’une respiration sifflante forcée, c’est moi qui risque de finir hospitalisé.

Le garçon s’écarte de l'étreinte. Les babines de son père sont étirées. Ils rient tous les deux.

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