Chapitre 38

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Décembre 2035

Les portes d’entrée coupe-feu du service des maladies rares s’ouvrent énergiquement. Un homme, vêtu d’un costume deux-pièces de couleur pistache, y pénètre avec allure, les bras ballants de décontraction.

Qui est cet individu ? se demande Florence, puéricultrice, en voyant arriver cet étranger avec tant de célérité. Il progresse dans sa direction, les battants de porte claquent en se refermant suite à son passage explosif.

Derrière le chariot de soins, les doigts de l'infirmière, qui pianotaient la dernière observation médicale sur le clavier d’ordinateur, se sont figés. Tout comme ses trois autres collègues de travail, témoins de la scène, l’infirmière a stoppé son activité. Elle est focalisée sur l’homme perturbateur.

Florence ne connaît pas tous les proches des jeunes patients de son service, mais elle en a déjà croisé une bonne partie. Ce beau représentant de la gent masculine, avoisinant la quarantaine, à la longue crinière blonde et éclatante de brillance, ne lui est pourtant pas familier. Il ne semble pas en tout cas coutumier des atmosphères hospitalières à en juger par sa posture légère et quelque peu désinvolte.

Malgré tout, il a la démarche de celui qui sait où il va, celui qui sait ce qu’il veut et qui sait comment faire pour l’obtenir.

Il n’a pas lâché Florence du regard. Oui, c’est bien elle qu’il fixe d’un œil rieur. Elle ne croit pas se tromper, le corridor hospitalier est trop étroit pour qu’elle ne soit pas l’objet d’intérêt de cet homme déterminé. Elle se retourne malgré tout. Personne d'autre dans ligne de mire, c’est bien pour elle qu'est adressé ce sourire outrecuidant, certes charmeur - Florence doit bien le concéder - mais qui lui glace le sang. Quel orgueil !

Il s’avance, les babines séductrices. Elle fait un pas de recul, mais il ne se détourne pas et s’arrête à une distance très proche, trop proche pour une première entrevue avec un inconnu qui plus est de cette trempe. Que lui veut-il ?

  • Bonjour, mademoiselle.
  • Bonjour, répond Florence succinctement.

Elle doit se reprendre. Ce n’est pas un homme, aussi enjôleur soit-il, qui va lui faire perdre ses moyens ! Elle n’a certes que trente et un an, mais elle en a vu d'autres des beaux parleurs. Peut-être pas avec une telle voix, timbrée de graves si magnétiques que l’audition d’un simple mot a suffi à amplifier son trouble. Et puis ses yeux verts ! Ils l'envoûtent bien plus qu’elle ne le voudrait.

  • Avez-vous besoin d’un renseignement ? ose-t-elle derrière son chariot en fronçant les sourcils pour cacher son malaise.

L’étranger examine le badge nominatif de la puéricultrice.

  • Pouvez-vous m'indiquer la chambre d’Elïo Sol, je vous prie ?

Il n’est pas là pour elle. Elle pouvait s’en douter. Qu’avait-elle en tête ? De toute façon, elle n’apprécie pas les hommes trop sûrs d’eux, mais tout de même celui-ci…

  • Vous êtes ?
  • Je suis un membre de la famille. Son oncle, plus précisément, reprend-il avec aplomb, le regard pétillant.
  • D’accord. Il est à la chambre trois-cent-douze. Julien, votre frère ou beau-frère …
  • Beau-frère.

Florence opine. Il ne pouvait en être autrement, cet homme, est bien trop différent du père de son patient, bien qu’ils soient de la même génération. De sa mère aussi, se dit-elle après mûre réflexion. Qu’importe, elle profite d’avoir été coupée pour respecter un temps de silence, un temps d’observation de ce visage à la plastique parfaite.

  • Très bien… Votre beau-frère est parti faire une course, je crois. Il ne devrait pas tarder, vous pouvez rejoindre Elïo dans la chambre.

L’homme regarde sa montre. Il est treize heures vingt-cinq.

  • C’est parfait, Florence. Je vous remercie grandement.

Il attrape la main de l'infirmière, son corps tout comme sa nuque se fléchissent légèrement en guise de révérence. Puis, il lâche avec douceur les doigts de fée, pour contourner leur propriétaire sans plus de cérémonie et reprendre son exploration du couloir. Son sourire, il ne s’est pas décroché. Florence a-t-elle rêvé ou lui a-t-il bien fait un clin d'œil ?

Devant la porte trois-cent-douze, il frappe deux coups et actionne la poignée.

❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂❂

Toc, toc

  • Entr…

Elïo n’a pas le temps d’inviter son hôte, que ce dernier a refermé la porte et s’est introduit dans la chambre. Face à lui, un individu, qu’il n'a jamais rencontré, est armé d’un sourire aussi faux que ses cheveux ont été soignés avec excès. La lumière froide des néons d’hôpital se reflète sur cette coiffure exigeante.

  • Bonjour Elïo.
  • Bonjour, répond le garçon avec circonspection.

Ils se toisent, s’évaluent, ne se lâchent pas des yeux. Le silence est long.

L’étranger affiche une expression satisfaite. Voilà donc l’enfant miraculé. Même s'il a perdu toute capillarité, il semble en bonne forme physique. Quel regard, quelle prestance malgré son jeune âge ! On ne lui avait pas menti, il n’est pas déçu.

Elïo d’emblée, se montre méfiant. Ses arcades sont plissées. Il n’est pas du genre à avoir des préjugés, mais cet homme, surgissant à l’improviste de surcroît, ne lui inspire pas confiance. Il sent bien qu'un tel sourire mielleux est factice, une affiche, une façade pour dissimuler ses intentions profondes. C’est un sourire pervers.

S’il arrivait à maîtriser son don, peut-être pourrait-il anticiper les ambitions de cet être douteux ?

  • Qui êtes-vous ?

L’étirement labial de l’homme s'agrandit au point de dévoiler des dents d’une blancheur aussi intense qu'artificielle.

  • Pardon, veux-tu bien m’excuser pour mon impolitesse ? Je me présente, je suis James Pointreau. Humble journaliste, ajoute-t-il en passant sa main dans ses cheveux pour s'assurer de leur tenue.
  • Que me voulez-vous ?

L’homme pointe la chaise dans le coin de la chambre.

  • Si tu veux bien, je pourrais commencer par m’installer à tes côtés ?

L’expression d’Elïo ne cache pas sa défiance, tout comme son absence de réponse. Le rédacteur de journaux hausse les épaules.

  • Ne sois pas inquiet. Je ne te veux pas de mal. Je suis venu, car je vais rédiger un article sur l'incident de ton collège, rassure-t-il en tirant vers lui le siège à défaut de consentement.

Le ton du journaliste a changé. Il est devenu neutre, plus professionnel, plus insidieux. Sa mine aussi s’est voilée. Il n’a pas précisé à l’adolescent qu’en réalité il est plus intéressé par le phénomène qu’il représente que par ce vulgaire incendie. Son cobaye est déjà suffisamment sur la défensive. Des enfants qui ressortent indemnes d’un tel événement, ne courent pas dans tous les coins de rue. Avec une bonne mise en forme, il pourrait faire un article grandiose, mais il se garde bien de le verbaliser. Alors malgré l’absence de permission explicite, James s’assied au pied du lit, face au sujet principal de ce qu’il espère être la prochaine une de son journal.

Dans la poche antérieure de sa veste se trouve un stylo accroché au repli. Il n’est pas ordinaire, car le journaliste appuie dessus à l’aide de son pouce pour l’activer. Une lumière rouge alterne à son extrémité. L’enregistrement audio est lancé.

  • Bien sûr, tu n’es pas obligé de répondre à toutes mes questions. Si celles-ci te font revivre avec trop d’intensité certaines scènes terribles, tu pourras me le faire savoir et nous passerons à la suivante, propose-t-il d’une voix qui se veut prévenante.
  • Je n’ai rien à vous dire.
  • Allons, ne t’offusque pas. Je cherche simplement à rédiger cet article pour coller au plus proche de la vérité. C’est un accident regrettable après tout et tu en es le héros. Il paraitrait que tu es resté plus d’une heure dans ce cauchemar. Voyons, dis-moi, comment as-tu fait pour supporter la chaleur infernale ? As-tu traversé les flammes ? As-tu ressenti l’asphyxie des gaz toxiques ? Il paraît que tu es ressorti sans aucune brûlure.

Le garçon fixe d’un regard mutique l’odieux personnage. La voilà, la vraie raison de sa venue. Il veut dévoiler aux yeux de tous le caractère extraordinaire de sa survie et faire de lui un animal de foire.

Face à l’absence de réponse, le visage de James se contracte subrepticement. Il croise les jambes et s'adosse au fond de la chaise.

  • De quoi as-tu peur, mon grand ? interroge-t-il en écartant les bras. Je ne vais pas te manger. Tu es un garçon intelligent et plein de ressources pour t’être sorti d'une telle mésaventure, alors tu dois bien deviner que je ne te veux aucun mal.

Ce journaliste au ton obséquieux, ne connaît pourtant rien de la vérité et il ne la lui offrira sous aucun prétexte. Le salut de sa quiétude passera par la discrétion, Elïo l’a bien compris. Tout comme pour son don prémonitoire, il sait l’ampleur potentielle qu’aurait une telle révélation si elle était dévoilée au grand jour. Il imagine les répercussions néfastes pour lui et sa famille. Elïo, l’adolescent qui dompte le feu. Et il connaît surtout l'habileté des êtres tels que James Pointreau pour détourner une réalité et l’habiller d'une belle parade prosaïque. Elïo est jeune et pourtant, au travers des instruments d’informations, il a déjà pu découvrir les masques de ses homologues. L’Homme peut-être comme ça, fourbe et mensonger sans ses pensées, dans ses paroles, dans les chiffres qu’il expose pour leur faire dire des contrevérités. Et trop d’esprits naïfs répéteront ses fables sans qu’aucune critique ne vienne tenter de nuancer le plateau verbal déversé dans leur bocal simplet. Ce journaliste représente cette facette émétisante de l'espèce humaine. Il en est l'égérie.

  • Je ne vous dirai rien, monsieur Pointreau. Si ce n’est que je ne souhaite à personne de vivre ce que j’ai vécu. Je vous prie de sortir, s'il vous plaît.

La mâchoire de l'éditorialiste se strie de contraction, ses lèvres se pincent.

  • C’est regrettable. Je pensais que tu serais plus raisonnable et que nous aurions pu former un beau duo.

Le journaliste se lève, le faciès renfrogné, ne prend pas la peine de ranger son siège et disparaît sans formule aussi vite qu’il était arrivé.

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