Chapitre 44
Février 2037
Aujourd'hui ne saurait être différent.
Face à moi, dans la glace de la salle de bain, mon reflet me toise. À côté de la vasque, une bougie entamée éclaire cette réverbération de moi-même d’une lueur vacillante. Mon profil, à quelques détails près, est quelconque. Un nez, une bouche, deux oreilles. Je suis un être humain.
Ce miroir est trompeur. Il ne réfléchit en réalité qu’une infime partie de la lumière, simple façade de mon identité et maigre perspective de ce que les gens connaissent de moi. Tout n'est que superficie, cet objet n'est capable que de faire miroiter la surface de l’âme et il n’a pas la moindre réponse à m’apporter. Personne ne peut me les fournir.
Mon autre moi continue de me défier. Ils scrutent avec attention chaque détail de ce visage étranger, essayant avec utopie de percer ses secrets.
Que suis-je réellement ? L’arrogance ne m’étouffe pas quand il s’agit de donner la leçon à mon prochain, mais lorsque je regarde au plus profond de moi, qu’y a-t-il ? Comment puis-je imposer à Emma d’affirmer sa personnalité quand moi-même je me mens, je fabule et leurre mes amis, ma famille ?
Je n'ai pas les termes pour résoudre par de simples mots l'équation complexe de mon existence. Les calculs se mêlent, s’entrecroisent, les tergiversations s’enchaînent, les interprétations sans fondement me harcèlent et les théories farfelues avortent rapidement faute d’arguments. Alors quoi ? Je suis unique, comme tout un chacun. Et insignifiant tel que j’aime le dire à qui veut l’entendre. Un homme parmi tant d’autres. Pourrais-je le croire ? N’existe-t-il pas une raison particulière à mon passage sur Terre ? Une raison insoupçonnée, tant par moi que par mes pairs ? Une raison silencieuse, ésotérique ? Que sais-je ? Quelque chose en moi bouillonne pourtant, je le sens. Je voudrais faire plus, pour les miens, pour notre planète. Je n’ai pas une telle envergure. Non. Je suis différent, mais pas tout puissant.
Et puis… ce son lancinant… il est revenu. Il envahit de plus belle mon esprit. C’est lui qui me fait divaguer, c’est certain. C’est lui qui me procure de telles pensées loufoques. Une voix ? Un chant ? Un appel ? Je ne sais pas. Je ne sais rien et je ne saurai en affiner plus la description qu'en le qualifiant d'aigu, imperceptible et lointain. Oui, c’est un appel, incessant et omniprésent depuis la récidive de ce cataclysme interstellaire.
Dans ce traître miroir, mes yeux scintillent. Ils me rappellent ma singularité et cette vibration sonore qui résonne inlassablement entre mes tympans s’ajoute à mes questionnements.
Dehors, le monde est agité par une nouvelle extinction solaire. Elle est semblable à la première. Soudaine, violente et meurtrière. Non, elle est plus intense, je peux le sentir. Les informations télévisées nous l’avaient confirmé avant que tous les moyens de communication ne deviennent muets. Grâce aux sondes exploratrices, cette seconde catastrophe avait été anticipée, laissant au monde terrestre près de trois heures pour se mettre à l’abri avant que le déluge ne se déchaîne.
Sur le terrain de rugby, la célébration de notre victoire à domicile avait été de courte durée. Dès l’audition de la sirène d’alerte, les regards écarquillés s’étaient tournés les uns vers les autres. Les cris des supporters ne nous acclamaient plus. Bouches bées, ils étaient restés incapables d’articuler le moindre son, bégayant leurs inquiétudes comme s’il ne s’était agi que d’absurdités. Dans une confusion générale où bousculades et grossièretés étaient la règle, la désertion des tribunes ne se fit pas attendre.
Au rez-de-chaussée, j’entends les éclats de voix des parents. Papa doit faire les cent pas et maman être en train de le rassurer. Ils ont tout calfeutré. Les volets sont rabattus, les portes fermées à double tour, les appareils électroniques déconnectés. Les plombs ont d'ailleurs sauté depuis plusieurs heures maintenantnous plongeant dans le noir absolu. Seul l’éclairage de bougies ou des téléphones percent ces ténèbres angoissantes.
La situation est trait pour trait similaire au premier incident, à la différence que chacun a pu rentrer chez soi, mais à l’extérieur le désordre impose une nouvelle fois sa loi. L’obscurité dévorante a tout englouti, le déferlement des éléments s'abat sur la surface de la Terre. Avec paradoxe, je ne suis pas inquiet. Le frottement sibilant des bourrasques a quelque chose de menaçant, je dois bien le concéder, tandis que chaque seconde les impacts de la grêle sur toiture et volets percutent nos esprits craintifs un peu plus. Cela n’est pas sans rappeler le caillou de glace qui avait manqué de percuter mes camarades de sixième au premier épisode de cette calamité. J’ai même l’impression que la maison est sur le point de se fracturer à l’audition de certains craquements. L’orage gronde, les éclairs aveuglent. L’extinction porte bien son nom. Elle pourrait annihiler toute vie sur Terre.
Je reste pourtant indifférent, comme si la résolution était attendue et évidente. Comme si la réponse se trouvait en moi. À l'inverse, cet appel sonore entêtant et nébuleux me bouleverse. Il n'en est pas à son premier coup d'essai, il s’était déjà manifesté lors de la première partition de ce fléau météorologique, il y a deux ans et demi. Il était là pour m'exhorter à me faufiler dans les couloirs du collège, à ruser pour éviter les patrouilles des adultes, à ouvrir les portes condamnées et à sortir au beau milieu du déluge. J'avais été contraint d'y répondre. Dans le noir crépusculaire, au beau milieu du vortex aux allures d’apocalypse, surprise avait été, qu’aucune rafale, aucun projectile volant n'avait pénétré un périmètre de plusieurs pas autour de moi. Quelque chose me sauvegardait. En outre, mon corps, et plus précisément ma poitrine, émettait un faible halo alternatif au rythme de mes battements cardiaques. Poussé par l’injonction, j’avais suivi les directives pour me retrouver au beau milieu de la cour de récréation. Soudain mes bras s’étaient érigés d'eux-mêmes droit vers le ciel tempétueux, mon corps s'était mis à chauffer, à briller plus fort et bientôt à projeter une lumière intense transfixiant vent, grêles et tornades avant de disparaître dans les confins du ciel.
Le suite reste très vague dans mes souvenirs. Jusqu’à ce jour, j’avais presque oublié ce chapitre de la première extinction solaire, comme s’il avait été cadenassé avec précaution à la frontière de mon esprit. Une fatigue, des vertiges, des nausées en avaient résulté. Mon retour dans les bâtiments du collège, dans ma classe, dans mon sac de couchage, je me revois tituber. Personne ne m'avait vu, ou presque. Jean ne dormait pas. Depuis l’intérieur, il avait été le seul à le voir cet éclair lumineux. À ces interrogations, je lui avais répondu que je ne savais pas de quoi il parlait, que je revenais bien des toilettes, tel avait été l'alibi qu'il m'avait lui-même évoqué. Je ne souhaitais plus que m'assoupir. L'appel lancinant s'était évaporé.
Aujourd'hui, sous mon propre toit, la même expérience se reproduit. Aujourd’hui, une nouvelle fois, la sirène avait retenti. La tempête ravage, la nature se déchaîne. Je sens mon corps qui s'échauffe. L’écho de cette voix inintelligible résonne de plus en plus fort entre mes tempes. Mes muscles se spasment, une lumière opalescente transparaît dans ma poitrine. Aujourd'hui, ne serait être très différent.
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