Chapitre 45

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Février 2037

  Il est neuf heures. À l’horizon, une faible clarté rayonne au travers de nuages clairsemés. Le bleu d’un ciel apaisé se dévoile, les courants aériens s’entremêlent et virevoltent avec clémence, l'atmosphère est calme. La catastrophe météorologique s’est interrompue depuis quatre jours désormais. Quatre jours seulement que le soleil consent à réchauffer de ses rais timorés les habitants de la Terre. La deuxième extinction de l’étoile est enfin terminée. Elle n’a duré qu’une seule nuit, pourtant l’humanité tout entière reste bouleversée.

Avachi, Julien s’appuie de son avant-bras contre la baie vitrée du salon. Son front est scotché dans le creux de son coude, un plaid à carreaux molletonné le recouvre des épaules au bassin et de sa main libre, il tient une tasse de café fumante ; ses lèvres n’ont pas encore eu le loisir de s' en abreuver.

Il observe l’extérieur de son domicile, prostré. Les fauteuils de jardin ont disparu, la pergola est arrachée, la porte du cabanon emportée et les pots de fleurs jonchent le jardin, éventrés. Le monde végétal a lui aussi subi de plein fouet la débâcle de l’apocalypse. De jeunes arbustes, il ne reste que leur tronc sectionné. Leurs frères d’écorces plus âgés, au fût plus vigoureux, ont été élagués par la surpuissance des rafales quand certains ont été déracinés. Au loin, par-dessus la haie, Julien croit deviner le bouleau des voisins couchés sur leur toiture. Par chance, sa propre maison n’a pas essuyé un tel incident, mais elle n’a pas été exempte de la force des vents : trois volets se sont dégondés et des dizaines de tuiles se sont envolées.

Cette deuxième extinction solaire est similaire à la première, et pourtant si elle a été anticipée, le nombre d’âmes emportées est supérieur et les dégâts matériels incommensurables.

Julien n’est pas sûr de se réjouir du retour, depuis hier, de l’électricité et avec elle des moyens de télécommunications. Un nouveau désastre a heurté le monde et les images retransmises à la télévision attestant du chaos général chahutent un peu plus ses pensées. Le paysage des landes, frappé par les tornades, est méconnaissable. Dans les Pyrénées, des pans de montagnes se sont effondrés sous l’action de secousses terrestres et du côté de la côte méditerranéenne, certaines villes ont été englouties par des raz-de-marée. Des ponts, des routes, des bâtisses et logements dévastés, inondés, emportés. Nombre de vies brisées.

Le regard vide porté vers demain, Julien partage le deuil des familles de victimes et suppose les dizaines de semaines nécessaires pour retrouver un nouvel ordre dans leur société. Si tant est qu’il existe encore. Le prix des assurances, qui n'avaient cessé d’augmenter, va battre de nouveaux records, le système de voirie, les chemins de fer ont été largement endommagés, beaucoup d’entreprises n'arriveront pas à se relever et l’économie déjà fragilisée par la période instable s’effondre un peu plus. L’avenir est sombre, comme ce café fumant et insipide qui ne trouvera jamais le chemin qui lui était prédestiné.

Les paupières de Julien se ferment. Les images du futur noir continuent de se projeter derrière la fine pellicule palpébrale.

  • Tout va bien ? demande tout à coup une voix familière.

Julien se redresse et tourne la tête pour apercevoir Julie dans l'entrebâillement du couloir qui mène aux chambres. Les traits du père de famille s’adoucissent et après avoir posé sa tasse sur la table basse, il invite sa moitié à s’approcher d’un geste de la main. Lentement, elle vient se lover de dos contre son épaule face à la baie vitrée. Julien l’entoure de ses bras en prenant soin de partager son épaisse cape rembourrée. Ils restent l’un contre l’autre immobile en plongeant leur attention vers l'extérieur.

  • Quel avenir avons-nous ? susurre Julien avec dépit.

Julie scrute le jardin. Les vestiges de la tempête parsèment le terrain, tout est sens dessus dessous. Mais au milieu du désordre, quelques merles téméraires dansent et chantent avec légèreté. Leur ramage ponctue le silence ambiant. Tout à coup, un mâle au plumage noir et au bec doré, atterrit devant la terrasse. Il bondit avec élasticité à quelques serres de sa position, une fois à gauche, une fois à droite. Son œil aiguisé ne lâche pas la silhouette de la femelle qui se trouve un peu plus loin sur la branche de noisetier arrachée. De son buste brun moucheté et de son bec relevé, elle ne semble point impressionner par ce prétendant. Le mâle en question hésite. Il s’approche, s’éloigne avant de s’envoler au côté de sa dulcinée et d’entamer une parade nuptiale engagée.

  • On espérait tous que la première extinction solaire serait unique, répond Julie, calée contre le torse de Julien, paupière baissée. Ces quelques années de répit nous ont bercés d’illusions. Nous ne savons pas de quoi sera fait l’avenir, mais nous sommes indemnes et comme la faune et la flore, l’humanité renaîtra, ou elle périra. C’est la dure réalité de la vie.

L’attention de Julien se dirige vers elle. Il connaît son fort tempérament et ses capacités de résilience, mais ses paroles intègres et réalistes bousculent une nouvelle fois sa propre fragilité et son angoisse latente.

Il appuie sa joue contre la douce chevelure de sa moitié.

  • Je ne sais pas comment tu fais pour avoir tant de pragmatisme avec ce qu’il s’est passé. Mais tu as raison… Ensemble, nous nous relèverons. Que deviendrais-je sans toi ?

Julie, le regard vague, reste songeuse.

  • Tu te réaliserais tout aussi bien, assure-t-elle en suivant des yeux l’envol des deux merles. Tu devrais avoir plus confiance en toi. Tu as cette ressource que les autres n'ont pas. Tu te crois anxieux, mais chaque jour c'est de la gaieté que je lis sur ton visage. Tu es la bonne humeur incarnée et, à tes côtés, je me sens en sécurité.

Dans cet instant de tendresse suspendue, un doux baiser vient se déposer sur la tempe de Julie. Au loin, le vol d’un hélicoptère se fait entendre.

  • Je persiste dans mon idée, réplique Julien. C’est moi qui ai de la chance de t’avoir.
  • Je ne suis pas d’accord.

Les deux adultes s’écartent légèrement, se toisent, un sourire en coin de lèvre.

  • Faisons un pierre-feuille-ciseau pour nous départager ! propose soudainement Julien avec un élan.

Julie pouffe en se couvrant la bouche.

  • Ton attitude prouve bien ce que je viens de dire, mais je suis bien évidemment partante !

Le rappel des règles effectué, les deux adversaires se jettent avec excitation dans un duel sans merci en deux manches gagnantes. Julie triomphe et fête son succès en enlaçant son concurrent. Dans ses bras, Julien se relâche et soupire de réconfort.

  • Les garçons sont-ils réveillés ? demande-t-il.
  • Oui, ils sont en train de discuter dans la chambre d’Elïo.
  • Comment va-t-il ?
  • Il reste très fatigué.
  • Et sa température ?
  • Un peu moins de trente-huit degrés.

Julien, opine.

  • C’est étrange tout de même, poursuit-il en desserrant son étreinte.
  • Quoi donc ?
  • Il est toujours en pleine forme, jamais malade, mais c’est la deuxième fois qu’il semble aussi affaibli. Exactement comme après la première extinction solaire.

Les mains de Julie glissent sur les hanches de Julien et, happée par son regard interrogateur, elle reste silencieuse. Des questions à propos de leur fils, elle s’en pose depuis de nombreuses années. Il y a trois ans de cela, elle avait même fait part à Elsa de ses doutes sur les origines d’Elïo, de son impression de ne pas être la mère biologique de ce dernier. Sa meilleure amie avait balayé ses sottes incertitudes d’un revers de mots bien pensés.

  • Dans la voiture, c’est bien de ton ventre qu’est sorti Elïo ?! lui avait-elle asséné avec un semblant d’agacement.

L’affirmative avait été la seule réponse de Julie. Sa première confidente avait bien raison et jusqu’alors, ce type de réflexions idiotes étaient restées tapies dans l'ombre de la rationalité.

L’autre sentiment omniprésent que ne peut s’expliquer Julie est sa profonde sérénité à l’égard d’Elïo. Elle est optimiste de nature, mais il s’agit là d’une certitude péremptoire à toute épreuve et parfois dénuée de toute raison. C’est certain, il n'arrivera jamais rien de préjudiciable à sa progéniture. Même lorsqu’elle avait appris qu’il avait été victime de l’incendie du collège, elle n’avait pas été secouée. Suspendue au sanglot de Julien, elle était restée calme, persuadée que leur fils en sortirait indemne. Alors que ce dernier soit blême ou asthénique, ce sentiment incompréhensible qui l'accompagne depuis le début de sa grossesse reste inébranlable.

Oui, des interrogations, elle en a une ribambelle, mais elle ne veut pas alimenter les préoccupations de son conjoint, jamais. Aussi unique soit-il, Elïo est bien le produit de leur union !

  • C’est une dure période pour les jeunes générations, concède-t-elle. Comme tu le soulignes, l’avenir peut leur paraître incertain, il ne tient qu’à nous de les guider vers le meilleur chemin.

Julien se gratte le haut du crâne, puis attrape les mains de sa compagne.

  • Une fois de plus, tu es dans le vrai…
  • Toujours, répond-elle d’un clin d'œil amusé.

Julien rit devant tant de prétention.

  • Je me demandais… Peut-être qu’Elïo est comme superman ! Son corps et ses dons sont alimentés par les rayons du soleil, c’est pour ça qu’il est fatigué après les extinctions !
    Julie se retient d’éclater de rire et lâche les doigts de Julien pour se couvrir la bouche.
  • Décidément, le méandre de ton imagination n’a pas de limite mon tendre oiseau perché !
  • Oui, c’est idiot… répond l’animal à l’air désabusé.

Devant son faciès dépité, sa dulcinée se reprend et le réconforte d’un doux baiser.

  • Tu n’es pas idiot. Tu es toi, créatif et astucieux ! Tout comme notre Elïo.
    Un sourire charmé s'affiche sur le visage de Julien.
  • Je ne me fais pas de souci pour lui, poursuit-elle en fixant ce dernier. Sa fatigue n'est que transitoire, rassure-toi. Notre petit superman va récupérer.
  • Oui ! Je n’en doute pas. Qu’ont-ils prévu aujourd’hui avec Jean ?
  • Aucune idée, répond Julie en s’éloignant vers le couloir des chambres.
  • C’est en tout cas très gentil de sa part d’être venu voir Elïo et d’être resté dormir ici. Tu te rends compte, il s’est déplacé à vélo depuis chez ses grands-parents jusqu’ici.
  • Notre fils a des amis en or. C’est que lui-même a de la valeur à leurs yeux. Je vais me préparer, je te laisse mon chevalier tourmenté, ajoute Julie en disparaissant de la pièce.

Les lèvres de Julien s'étirent une nouvelle fois à la dernière déclaration de son âme sœur. Il se tourne et porte encore son regard au travers de la baie vitrée. La chorégraphie de plusieurs couples de merles s’entremêle devant lui. Il y a du boulot pour remettre la société en ordre, mais la vie continue.

Les images de la télévision s'impriment soudain dans son esprit et le galop de ses idées moroses avec. Et s’il y en avait d’autres ? L’expression jamais deux sans trois ne lui a jamais donné autant de frissons. Il y en aura d’autres, c'est certain et l’humanité devra s’en accommoder. Peut-être que l’ère contemporaine arrive-t-elle à son terme ? Ou alors la science trouvera les réponses à ces énigmes.

La sonnette retentit, Julien sursaute et reprend contact avec la réalité. Qui peut bien venir sonner à leur domicile en ce matin post-extinction ?

Julien se dirige vers l’entrée, appuie sur la poignée avant d’ouvrir la porte. Les rayons du soleil rasants l'éblouissent, mais il distingue deux silhouettes. Deux hommes à la stature droite se tiennent côte à côte sur le perron. La main en visière pour se protéger les yeux, Julien remarque en premier leur uniforme bleu marine. En écartant ses doigts, il devine de multiples barrettes colorées sur la partie gauche de leur haut de costume, au-dessus desquelles un logo aux contours bleus proémine. Sur un fond blanc, deux formes suggestives de satellite orbitent autour d’une planète. De l’autre côté, leur thorax est orné d’ailes dorées, aplanies et symétriques quand leurs épaules arborent de scintillants fourreaux imprimés d’un d’aigle et terminés d’étoiles de même couleur.

L’un des inconnus, surplombant Julien de plus d’une tête, retire son couvre-chef indigo d’une main et lui tend l’autre.

  • M. Sol ?

Julien, la bouche entrouverte, hoche subrepticement le menton à la vue de cet homme aux tempes rasées.

  • Veuillez pardonner notre survenue inopinée. Je suis le général de division aérienne Houper de la CDE, le commandement de l'espace et voici le colonel Caron.

Les doigts de Julien serrent machinalement la poigne du premier officier, mais ne la lâchent pas. Il reste bouche bée.

  • Nous permettez-vous d‘entrer ?

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