Chapitre 46
Février 2037
Dans la cuisine, la cafetière vrombit. Les mains malhabiles de Julien entrechoquent deux tasses dont une finit sur le carrelage en explosant en plusieurs fragments. Le père de famille marmonne un juron, ramasse avec nervosité le résultat de sa gaucherie et poursuit la préparation des boissons chaudes.
Assis autour de la table du séjour, le général Houper, le colonel Caron et Julie sont murés dans un silence pesant. Les traits de cette dernière sont contractés. Elle ne cesse de dévisager leurs invités impromptus, suspicieuse de découvrir l’origine de leur venue. Les deux militaires restent impassibles, pas le moins du monde déstabilisés par la défiance de ces prunelles noires.
Houper est un homme grand à l’allure droite et sévère. Il rentre dans la catégorie de ces hommes quinquagénaires charismatiques et mystérieux. Rasé sur les tempes, sa coupe de cheveux courte sur le dessus laisse deviner la couleur nacrée de ses belles années d’expérience. Quant à ses yeux bleu-gris, leur clarté cristalline accentue le sérieux de sa prestance naturelle. Caron, d’une taille plus modeste, affiche un visage émacié. Une calvitie bien avancée grignote sa capillarité brune et tout comme son collègue, pas un poil effronté n’ose se manifester le long de ses mandibules.
Depuis leur arrivée, hormis des remerciements bienséants pour l'hospitalité de la famille Sol, leur bouche sont restées hermétiques.
Julien rejoint la tablée silencieuse après avoir servi les boissons chaudes devant chaque interlocuteur. Installés côte à côte, les parents font face aux militaires dans l’attente d’explications, mais ces haut gradés se cantonnent pourtant à remuer avec lenteur leur café fumant.
- Souhaitez-vous un sucre ? propose Julien d’une voix hésitante.
Houper jette un bref coup d'œil à son voisin avant de décliner poliment. La froideur de la réponse amplifie l’inconfort de Julien qui tortille son bassin sur son siège pour trouver une position qui lui est encore indéterminée. À la différence de sa compagne, il ne se confronte pas aux regards de ses invités et ses doigts, entremêlés de crispation, enserrent sa tasse posée devant lui tel un trésor bien gardé.
- Souhaitez-vous autre chose ?... Du miel ? De la réglisse ? De la badiane ? Du beurre ? ajoute-t-il en se grattant la tempe d'un geste machinal.
Son trouble grandit encore lorsque les deux militaires dressent soudainement leurs yeux inexpressifs vers lui.
- Julien ! s’agace sa conjointe.
L’hôte nerveux soubresaute sur sa chaise avant de se tourner vers elle.
- Ces messieurs pourraient très bien être d’origine bretonne ! se justifie-t-il les mains écartées comme si sa proposition répondait d’une logique imparable.
- Bon ça suffit ! s’énerve Julie en tapant du plat de la main sur la table. Messieurs, voulez-vous bien nous expliquer la raison de votre venue ?
Elle sonde ses interlocuteurs taciturnes d'un regard tumultueux. Après une nouvelle gorgée, le général Houper pose son café et considère la mère de famille.
- Comme nous l’avons annoncé à votre conjoint, nous sommes les représentants du Commandement de l’Espace, inaugure-t-il d’une voix grave et monotone. Ce que nous allons vous dévoiler ici est classé secret défense, aussi veuillez nous excuser par avance pour le ton général de notre entrevue.
Son timbre rocailleux résonne dans la pièce, assomme Julien alors que Julie ne sourcille pas et continue de fixer les militaires. Le colonel Caron se penche pour attraper la mallette souple à ses pieds avant de la poser sur la table. Il en sort deux documents qu’il présente aux deux parents.
- Nous avons une habilitation exceptionnelle pour vous délivrer les quelques informations qui vont suivre. Vous trouverez devant vous un certificat nominatif et circonstancié à signer vous engageant à garder secrète l'entièreté de notre discussion sous peine de sanction pénale.
Le couple, abasourdi, examine les feuilles de papier tout juste agitées sous leur nez avant de lire attentivement chacune des lignes imprimées.
- Qu’est-ce… Qu'est-ce que cela signifie ? ose demander Julien en se tenant le front. De quoi s’agit-il ? Qu’avons-nous à nous reprocher ?
- Il est très probable que vous n’ayez rien à vous reprocher, réplique Caron. Cependant, pour que nous puissions vous en dire davantage, il est nécessaire que vous signiez chacun de ces manuscrits.
Julien cherche le regard de sa compagne. Un instant d’échange silencieux dans lequel ils prennent toute la mesure de cette audience inopinée. La mère de famille opine avec calme puis Julien tourne à nouveau son attention vers l’écrit ministériel et déglutit.
- C’est entendu, consent Julie.
Caron récupère les deux documents officiels signés.
- Bien, poursuit le général. Pour vous éclairer sur la raison de notre venue, je me dois de vous expliquer les missions du CDE.
Il s'éclaircit la voix.
- Pour résumer, nos actions sont consacrées aux opérations spatiales militaires, à la sûreté de ces activités et la sécurité des services nationaux ou d’intérêt national. La finalité de nos actions est une capacité de surveillance de l'espace ainsi qu’une capacité de protection et de défense des intérêts spatiaux de la France…
Devant cette gerbe de palabres techniques, l’esprit de Julien décroche de la réalité. Deux officiers de l’armée viennent à son domicile pour leur partager des informations classées secrètes. Pourquoi eux ? Pourquoi maintenant ? Ils sont des citoyens comme les autres, ils n’ont pas été en contact avec des extraterrestres… L’image de Superman lui revient en tête. Se pourrait-il qu’ils aient eu connaissance du don de voyance d’Elïo ? Serait-il là pour lui ? Comment l'auraient-ils découvert, et quel rapport avec l'espace et la CDE ?
L’inquiétude croissante ramène l'attention de Julien dans le salon.
- … depuis la première extinction solaire, en étroite collaboration avec une équipe scientifique, le Centre National d’Etudes Spatiales et nos homologues internationaux, nos services s’intéressent aux activités du soleil.
Le général marque une pause. Ses yeux bleus perçants scrutent les réactions de son auditoire. L'incompréhension reste imprimée sur leur visage, pourtant, si l'appréhension est palpable dans l’attitude du père, c’est une expression dissuasive, presque provocatrice qui se lit sur les rides de Julie. Telle une lionne, cette femme semble prête à bondir.
- Je ne saisis toujours pas, tranche Julien. Quel est le rapport avec nous ?
Les mains liées, le général Houper reprend ses explications. Ses pouces se dressent pour marquer ses prochaines démonstrations.
- Lors des extinctions solaires, si les moyens usuels de télécommunication deviennent caducs, nos satellites et bases spatiales continuent de fonctionner normalement. Jusqu’à un certain moment, ajoute-t-il en marquant la ponctuation.
Le couple reste muet.
- Il y a quatre jours, en pleine catastrophe et sans aucun signe avant-coureur, une puissante onde électromagnétique, provenant de la surface de la Terre, a traversé son atmosphère en direction de l'espace, brouillant sur le champ toutes nos installations en orbite. Malgré ce dysfonctionnement, nos instruments de mesure ont tout de même pu, comme pour le premier épisode d’extinction solaire, enregistré cette ondulation magistrale que nulle infrastructure connue à ce jour de notre civilisation ne peut émettre. Du côté de l'extinction solaire, alors qu’elle semblait à nouveau irrémédiable, quelques heures après ce phénomène inattendu, notre étoile solaire s’est subitement relancée.
Le général s’interrompt une nouvelle fois pour laisser à ses paroles le temps d‘être intégrées.
- Si nous sommes devant vous aujourd'hui, c’est que nos outils ont localisé avec une précision relative la provenance de cette manifestation sortant de l’ordinaire. Elle serait apparue dans le périmètre de votre quartier.
Le couple ne saisit toujours pas.
- Je peux vous assurer que nous n’avons d’aucun objet de cet acabit, confie Julien. Vous pouvez faire le tour de la maison pour le vérifier. Je ne pense pas que nos voisins proches disposent eux non plus d’un tel dispositif si vous voulez mon avis, mais j’imagine que vous allez tout de même visiter le reste du pâté de maisons, si je comprends bien ?
- En effet, poursuit le colonel avant de se racler la gorge. Mais en réalité vous êtes notre cible première.
- Geeeq..quoi ?! s’étrangle le père de famille.
- Pourquoi donc ? intime Julie la mâchoire serrée.
- Pour la bonne raison que lors de la première extinction solaire, cette vibration électromagnétique a été localisée autour du collège Roger-Maurice Bonnet, assure le général d’un ton ferme.
Houper se penche légèrement au-dessus de la table et fixe à tour de rôle les deux parents.
- Le seul dénominateur commun aux deux événements est votre fils.
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