Chapitre 47
Février 2037
- Es-tu sûr d’avoir bien dormi ? demande Jean depuis son sac de couchage à l’adresse de son ami. Tu es toujours très cerné.
Bien malgré lui, Elïo ne peut dissimuler son état de fatigue imprimé sur ses traits. Assis dans son lit, ses paupières sont lourdes, sa respiration courte et son corps tout entier lui semble engourdi. Il lève lentement les yeux pour fixer son camarade, puis son attention se porte derrière celui-ci, vers la bibliothèque bleue adossée contre le mur. Ses manuels d’astronomie et de cosmologie, située au dernier étage, le ramènent à ses cogitations paroxystiques.
- J’ai passé une bonne nuit, mais je me sens toujours vaseux et j’ai l'impression que chaque parcelle de mes muscles est courbaturée. Depuis quelques jours, je me couche très tôt comme tu as pu le constater, malgré tout ça ne suffit pas pour me requinquer pour le moment.
- Je vois ça… Je ne l'avais pas remarqué hier, mais tu as le teint assez pâle. Je ne t’avais jamais vu comme ça. Toi qui ne tombes jamais malade, tu as dû attraper un sacré virus !
Les doigts d’Elïo froissent les draps. Son regard vague vogue au large de ses pensées désorientées. Un microbe ? Il aurait préféré que son état résulte d’une simple petite infection, mais il n’en est rien.
Il se replonge en pleine soirée de cette deuxième extinction solaire. Dans le miroir de la salle de bain, l’examen minutieux de son reflet insidieux n’avait fourni aucun éclaircissement à ses doutes existentiels. Après s’être couché, les yeux grands ouverts à regarder le plafond, à écouter le frottement sonore menaçant des rafales de vent ainsi que les grondements de la foudre, il avait attendu d’être sûr que ses parents s’endorment pour se lever. Ils n'avaient trouvé le sommeil que tard dans la nuit tant la tempête obnubilait leurs esprits. Après avoir tourné et viré pendant des heures en tout sens à surveiller que le toit ne s'envole pas, ils s’étaient finalement assoupis de fatigue et d’angoisse. Pour leur garçon, fermer l'œil avait été impossible. Le lancinement sonore l’appelait une nouvelle fois et il ne pouvait l'occulter. Il se revoit appuyer avec précaution sur la poignée de sa chambre, se diriger d’un pas délesté vers le séjour, pénétrer dans le garage et refermer derrière lui pour enfin s'immobiliser face à la porte coulissante donnant sur l’extérieur. Ne pas réveiller ses parents était une nécessité pour préserver son secret inexprimable. Juste devant lui branlait le battant d’aluminium sous l’effet des bourrasques extérieures. Il hésitait. La clef était pourtant enfoncée dans le cylindre de la serrure, il n’avait qu’à l’actionner. Son tourment ne provenait pas d’une quelconque peur de la tempête, non, la coupable était cette vibration sonore sempiternelle qui envahissait ses idées, balayait sa raison et l’asservissait au point que toute réflexion tangible était devenue dérisoire. Possédé par cet appel entêtant, rien n’aurait pu lui faire machine arrière si bien qu’après avoir ouvert la porte du garage, il réitérera la même démarche docile au milieu du cyclone, au milieu de l’obscurité la plus totale. Seul le reflet des éclairs illuminait son profil hagard. Accompagnées des explosions du tonnerre, ces spectaculaires fulgurances électriques répétées auraient impressionné le commun des mortels, mais Elïo n’y prêta guère d’attention, son être tout entier n’avait rien à envier à ce modeste phénomène météorologique. Le regard porté vers les cieux, il s’immobilisa dans cette débâcle des éléments. Le fredonnement de la voix inintelligible n’avait pas cessé son jacassement et après un court instant son corps s’embrasa soudainement d’une lueur opalescente avant de projeter un halo divin. Se propageant dans les confins du monde, le scintillement fut tel que le paysage de la scène tout entier fut arraché des ténèbres. À l’inverse de la première partition cataclysmique, ce faisceau séraphique perdura, gonfla en envergure autant qu’il gagna en intensité et bientôt le panorama, dans on intégralité, disparut à nouveau, inondé par la blancheur transcendante émanant du petit corps frêle de l’être humain.
L’embrasement lumineux céda aussi brutalement qu’il était apparu. Elïo tituba, davantage que la première fois et il se traîna en sens inverse jusque dans ses draps. L’écho obsédant s’était de nouveau interrompu.
Le lendemain matin, le soleil avait repris vigueur, au contraire de l’enveloppe charnelle du garçon qui frissonnait de douleur jusque dans chaque interstice cellulaire. Sa forte constitution l’avait abandonnée. Elle reviendrait, il en était certain, mais contrairement à la première fois, il sentait que plusieurs jours de repos lui seraient nécessaires pour se requinquer. L’important était que l’astre solaire ait retrouvé son éclat.
- Tout va bien ? demande Jean d’une voix inquiète.
Elïo secoue la tête pour réorganiser ses idées.
- Ça va aller. Je m’en remettrai, ne t’en fais pas.
La moue du grand adolescent est dubitative. Les jambes croisées en tailleur sur son matelas au sol, les mains appuyées sur ses genoux, il scrute d’un œil attentif son coéquipier de rugby. Le regard d’Elïo lui échappe et si ses paroles se veulent rassurantes depuis hier, elles sont inhabituellement évasives.
- Tu as eu une vision, c’est ça ?
Elïo se tourne vers son ami.
- Non, pourquoi ? s’étonne-t-il, les sourcils arqués.
- Tu sembles ailleurs. Tu m’avais dit que tes prémonitions te déconnectaient de l’instant présent et là tu étais accaparé par autre chose.
Les yeux ambrés du garçon s’enfuient vers l’angle de la chambre. Ce ne sont pas ses visions qui le perturbent. Se confesser serait-il une bonne décision ? Jean le croirait-il encore une fois ? Il a déjà accordé bien du crédit à ses dons de voyance sans jamais remettre en doute ses propos surréalistes.
- Ça fait longtemps que tu ne m’en as pas parlé d’ailleurs, ajoute-t-il.
- J’en ai de moins en moins.
- Tu ne vois toujours que le futur proche ? s’enquiert Jean.
- Oui, ce sont des visions qui ne vont jamais au-delà de l’heure qui suit, ou alors des visions du passé de mon entourage.
Jean opine en se pinçant les lèvres. D’anciens souvenirs se mélangent sur sa rétine. Des images aussi effrayantes qu’insupportables.
- Tu avais vu mon histoire avant que je te la dévoile, n’est-ce pas ?
L’attention d’Elïo se dirige vers son camarade. Il est inutile de lui mentir, son intonation, son expression imposent la vérité qu’il semble avoir déjà devinée.
- Je me souviens de notre premier déjeuner à la cantine du collège, tu avais eu une absence et une lueur était apparue au fond de tes pupilles. Exactement comme lorsque tu avais prédit qu’un grêlon hors norme allait percuter Louise et Emma.
- Oui… répond Elïo d’une voix chevrotante. J’avais vu quelques images de ton enfance.
Sa tête s’incline, écrasée par le remord.
- Ne t’en fais pas, je ne t’en veux pas. Dès nos premiers échanges en sixième, je savais au fond de moi que tu étais la personne à qui je pourrais confier le moindre de mes secrets. Alors que tu l’aies deviné en amont ne m’offusque pas. Je te l’ai déjà dit, mais j’ai toujours su que tu disposais un petit truc en plus.
Le coéquipier de Jean acquiesce les arcades froncées.
- Je me sens coupable malgré tout, répond-il.
- Tu n’as pas à l’être. Je sais que tu ne contrôles pas ton pouvoir.
Le silence s’installe entre les deux collégiens. Jean examine sa montre, puis jette son regard vers la fenêtre. Il est neuf heures et demi, une belle journée s’annonce malgré le froid prévalent. Le grand rugbyman balaie d’une main son duvet, se lève, s’étire rapidement le rachis pour finir par s’approcher de la vitre.
Le jardin de la famille Sol est retourné. La deuxième extinction solaire a été désastreuse, comme en témoignent les stigmates de la terre. Éventrée, elle donne l’impression d’avoir été labourée durant des heures tant la pluie torrentielle mêlée à l’assaut incessant des lourds grêlons ont eu raison de son écorce superficielle. Les arbres eux-mêmes, victimes du rouleau compresseur éolien, n’ont pu rester ancrés au sein de la croûte terrestre meurtrie. Avec déshonneur, leurs radicules ondulent désormais à l’air libre sous l’action cynique du vent devenu clément.
- Si tu ne veux pas parler de tes visions, je ne t’embêterai plus avec ça, dit Jean.
Elïo reste confus. Ses poings d’Elïo se serrent avec tant de force que les articulations de ses doigts émettent un craquement sonore tandis que ses yeux, figés sur ses extrémités crispées, imaginent l’impensable et l’invisible à la fois. Tiraillé, indécis, effrayé, le regard fuyant, vacillant et anesthésié, le jeune adolescent ne sait pas, ne sait plus, ne sait rien. Doit-il révéler ses actions et ses doutes à son meilleur ami ? Révéler qu’au plus profond de son être, se tapit une lumière fabuleuse à l’origine d’une force incandescente capable de transfixier les cieux, de se perdre le cosmos infini, capable de revitaliser l’astre solaire ? Est-ce bien lui qui permet à l’étoile de se relancer ? Ne divague-t-il pas en fin de compte, dans son délire auditif où il croit être appelé par une vibration mystique ? Devrait-il consulter ? Il sent pourtant bien un lien de plus en plus indéfectible qui le relie aux corps célestes. Une énergie inconsciente prête à réaliser des miracles. Mais comment pourrait-il être sûr de quoi que ce soit ? Au milieu du déluge, dans un état de vigilance précaire et contre son gré, une partie de sa vitalité s’était répandue dans le macrocosme céleste. Était-ce bien réel ? La fatigue n’est-elle pas à l'origine de l’onirisme de ses pensées ? Des hallucinations ? Des distorsions chimériques de la réalité ? Ne serait-ce tout pas le résultat d’une simple affection virale comme Jean l’avait suggéré ? La fièvre peut-elle être la reine de tant de malices ? Rendre tangible ce qui ne l’est pas ? Non… Bien sûr que non… Toutes ces images se succédant dans son esprit torturé, il les a bien vécues.
- Elïo ?
Le garçon aux yeux ambrés redresse la tête vers son ami. Le sourire offert l’invite à l’apaisement.
- Arrête de te tracasser. Rappelle-toi, nous sommes le binôme lumineux*, ajoute-t-il, la mine joviale.
À l’image de son corps, le visage d’Elïo se détend. Son coéquipier du rugby est bien la seule personne capable de la réconforter et le seul à qui il peut se confier.
- Excuse-moi, Jean. La fatigue me rend nerveux et je ne veux pas t’embêter avec mes histoires loufoques, mais il est vrai que j' aimerais te par…
Toc
Les deux amis se tournent vers la porte de la chambre.
- Quelqu’un a frappé ? demande Jean.
- Je ne suis pas sûr.
Une voix agacée leur provient du couloir. Elïo reconnaît la tonalité de sa mère.
Toc, Toc, Toc, Toc, Toc
- Oui ! s’écrie Elïo.
La porte s’ouvre, laissant apparaître ses parents. Julien dévoile une expression déconfite en pénétrant dans la pièce à la suite de sa compagne dont la rigidité des muscles faciaux refroidit l'atmosphère immédiatement.
- Elïo… nous avons des invités quelque peu inhabituels… des militaires. Ils voudraient discuter… avec toi.
- Des militaires ? s’exclame Jean ébahi.
La mère de famille opine.
- Oui. Quant à toi Jean, je suis désolé de te demander cela, ce n’est pas de notre fait, mais il faut que tu rentres chez toi.
Les collégiens se toisent dans l’incompréhension.
- On se voit la semaine prochaine, Jean, lui assure Elïo d’un sourire apaisant.
- Entendu… répond le grand rugbyman d’un geste de la main.
Ce dernier passe devant les deux adultes aux traits tirés, traverse le couloir pour découvrir dans le séjour les responsables de son renvoi. Un grand homme au regard froid le dévisage.
- Bonjour, ose l’adolescent.
Les deux militaires lui adressent un bref signe de la tête. Il remercie ensuite avec politesse les parents d’Elïo pour leur hospitalité puis s’éclipse de cette lourde ambiance par la porte d’entrée.
Dehors, le soleil l'éblouit. Jean attrape son vélo, se met en selle, direction le domicile de ses grands-parents. Il s'arrête finalement au bout d’une vingtaine de mètres pour zieuter la maison de la famille Sol. Quelle est la raison de tant de mystère ? se demande-t-il. Dans quelle galère Elïo s’est-il encore fourré ? Jean porte son regard vers le ciel assagi.
- Maman… veille sur mon ami. Je t’embrasse.
❂ binôme lumineux : terme qui apparaitra à la réécriture, attitré à Elïo et Jean par Louise et Emma
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