Chapitre 48

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Février 2037



 Au travers des baies vitrées, une généreuse luminosité inonde le séjour de la famille Sol. Sur le buffet, le grand miroir, quadrillé de fer forgé, accentue cette chaude clarté en reflétant les rais dorés. L'atmosphère radieuse incite à la convivialité pourtant, l'ambiance est glaciale.

Les membres du CDE, réinstallées d’un même côté de la grande table, font face aux parents d’Elïo, quand ce dernier, interposé entre les deux parties, occupe l’une des extrémités. Le général Houper a présenté à son jeune voisin sa corporation militaire, lui a demandé de signer un contrat de confidentialité avant de lui expliquer la motivation de leur venue.

Tout au long du discours, Elïo, d'une posture indifférente, n’a cessé de fixer la bordure opposée du meuble à manger. Julie, attentive, a gardé les mains jointes devant sa bouche quand son compagnon s’est tortillé à maintes reprises sur sa chaise.

  • Mon garçon, poursuit la voix cuivrée du général, nous voudrions savoir si au cours de ces deux extinctions solaires tu as remarqué quelque chose de particulier.

Elïo, le regard hypnotisé droit devant lui, semble pétrifié tant son attitude est statique.

  • Qu’entendez-vous par quelque chose de particulier ? finit-il par répondre. Si l’on s’accorde à dire que de telles tempêtes ne sont pas habituelles, alors oui, j’ai souligné quelques traits météorologiques sortant de l’ordinaire.

L’expression déjà sévère de Houper n’est guère satisfaite par cette réponse, d’autant plus que son interlocuteur ne semble toujours pas enclin à le considérer.

  • L’humeur de la météo secondaire aux extinctions ne nous intéresse pas, rétorque-t-il d’un ton las. Comme j’ai pu te le souligner, tu es la seule personne, lors de ces deux dates, à avoir été présente aux alentours de ces ondes électromagnétiques exceptionnelles.

Le général s’interrompt, dévisage un peu plus le jeune garçon et pose sa main à plat proche de lui pour l’inviter à répondre sans détour.

  • Je vais être plus directe. As-tu vu une lumière, une explosion, as-tu entendu quelque chose d’étrange ces nuits-là ?

Tous les yeux sont tournés vers Elïo. Il reste pourtant impassible et pour seule réponse, c’est le tic tac de l’horloge qui ponctue le silence pesant. Les deux militaires échangent un regard un bref instant lorsqu’Elïo daigne enfin répondre après une profonde inspiration.

  • Je dormais, je n’ai donc rien notifié d’anormal. Mais je devine le soupçon entre les syllabes de vos questions, monsieur. Elles sont légitimes, mais croyez-vous sincèrement que je sois l’auteur d’une machine capable de telle prouesse ?

Julien, ahuri de la réplique, secoue fortement la tête quand d’un œil en coin, le général Houper observe à nouveau l’adolescent de ses cristallins bleus ténébreux. Son bras se dresse soudain à l’horizontale pour découvrir sa manche ainsi que la montre de belle facture accrochée à son poignet. À la lecture des aiguilles, ses sourcils se froncent, puis le haut gradé entremêle ses dix doigts sur la table en s’adossant sur son siège. L’oscillation de ses pouces relevés, qui s’agitent et se frappent de la pulpe en rythme, témoignent de son agacement.

  • Nous ne croyons rien, rétorque-t-il. Nous ne t’incriminons pas directement non plus, nous souhaitons avoir des explications, mais peut-être n’as-tu pas bien saisi. Aussi je vais tâcher d’être plus clair. Tu dois bien te rendre compte que notre entrevue n’est pas anodine ? Il n’est pas usuel que des membres de l’armée viennent prendre le café avec des citoyens lambda. Tu en conviens, mon garçon ? Tu n’es pas idiot ? demande-t-il un sourcil relevé.
  • Je vous prierai de ne pas user de trop de condescendance, mon Général, intervient Julie sur-le-champ avec imposition.

Houper fixe la mère de famille tout comme Julien, de plus en plus surpris par le l’inflexion entreprise par son fils et sa compagne.

  • Madame, comprenez bien, vous aussi, lui dit-il en s’avançant sur sa chaise pour dominer de sa hauteur Julie, il ne s’agit pas là d’une balade de courtoisie de notre part. Nous sommes ici pour trouver des réponses, des réponses potentiellement cruciales pour notre avenir. Des réponses au sujet de ce phénomène paranormal que je vous ai révélé, qui pourrait nous être vital et vu l’attitude élusive de votre fils je mènerai cet entretien avec l’intonation qu’il me sied, s'exaspère le général non sans une pointe de dédain.

Julie, les traits rigides, ne lâche pas du regard son vis-à-vis. De longues secondes s’écoulent sans nouvelle intervention.

  • Pardonnez ma désinvolture, Général, plaide finalement Elïo en se tournant pour la première fois vers son voisin de gauche. Les conséquences de cette extinction impactent ma lucidité, je vais reprendre avec plus de décence. Je n’ai malheureusement pas notifié d’éléments susceptibles de vous intéresser, j’en suis navré.

Les hauts gradés restent dubitatifs devant ces maigres déclarations. Derrière l’ombre perplexe de Houper, le colonel Caron se réoriente sur sa chaise pour se tourner face à Elïo.

  • Avec nos renseignements, en faisant des recherches, nous avons découvert que tu avais fait l’objet d’une enquête, Elïo, lui dit-il. À propos d’un incendie. Tu aurais fait partie des suspects avant d’être écarté.

Elïo jette subitement son attention sur Caron. Une fraction de seconde, le militaire est déstabilisé par l’intensité de ses prunelles de feu. A-t-il cru rêvé ou l'espace d’un instant une once d’agressivité s’est manifestée dans les pupilles de l’adolescent ?

Un cliquetis sec et fugace se fait soudain entendre, comme un mécanisme se désamorçant. Les paires d’yeux se dirigent vers sa source : le poignet du général. Le militaire redresse le bras, tire à l'aide de son index sur sa manche pour observer sa montre et ne peut que constater en maugréant qu’elle ne fonctionne plus.

  • Que vient faire cette histoire dans notre discussion ? s’éberlue Julien, peu affecté par la défaillance du bijou.
  • Moins vous nous interromprez, plus vite notre interrogatoire sera terminé, justifie Houper sèchement en recroisant les mains. Qu’as-tu à nous dire, Elïo, sur l’incident de ton collège ?

L’adolescent déglutit en toisant le général. La tension qui règne a atteint son paroxysme et il se rend bien compte que l'irrévérence de ses propos n’a fait que l’aggraver. Sa fatigue prolongée, cette invitation fortuite couplées à ses questionnements nébuleux, ont accentué sa nervosité, mais s’il veut éviter que son père fasse un infarctus, il va devoir revoir sa stratégie.

Pourtant, se terrer à nouveau dans le mensonge semble la meilleure option. Que feront ces militaires s’il délivre la vérité qu’il ne peut encore une fois pas expliquer. Le monde scientifique et certains pays internationaux sont déjà au courant de l’existence de ce phénomène électromagnétique sans précédent. Si la Terre entière n’est pas dans la confidence, Elïo est tout à fait conscient de l'origine de cette onde. Lui. Une chose est sûre, s’il était prêt à dévoiler il y a peu son nouveau secret à Jean, il est désormais persuadé qu’il ne le fera finalement jamais, pour se préserver mais surtout pour le protéger lui, son meilleur ami. Concernant son implication dans l’embrasement du gymnase, la tactique sera identique.

  • Je n’ai pas non plus d'informations supplémentaires que celles que vous devez déjà détenir à propos de l’incendie, répond-il d’un regard furtif. J’ai été victime de cet incident et ne connais rien sur sa cause.
  • L’enquête a statué sur son innocence ! plaide Julien en se levant brusquement de la chaise, les poings appuyés sur la table.

Les haut gradés ignorent le père et continuent de fixer l’adolescent.

  • D’après nos informations, poursuit le colonel Caron, tu serais resté plus d’une heure dans le brasier et tu en serais ressorti indemne malgré la combustion de l’ensemble de tes vêtements. Comment l'expliques-tu ?

Le regard d’Elïo s'abaisse, tout comme ses paupières supérieures. La remarque de l’homme dégarni fait mouche dans la tête du père. Depuis le sauvetage tumultueux de son fils, il n’avait jusqu’alors pas relevé cette incohérence. Julien fixe tour à tour Elïo prostré et les invités austères avant de se rasseoir dans un lent mouvement, ses mains appuyées sur la table à manger en guise de rappel pour retenir sa longue et pénible descente.

  • Je me suis débarrassé de mes habits, avoue Elïo, le front toujours incliné.
  • Peux-tu nous expliquer pourquoi, demande Houper d’un air tout à coup intéressé comme s‘il s’attendait à des révélations.
  • Ils avaient pris feu, il m'est apparu judicieux de tout enlever avant de m’enfuir de l’incendie, confie Elïo avec peu de conviction. Je suppose que vous avez le rapport d’enquête, mais je vous le précise malgré tout : je ne suis pas resté par plaisir au sein de l’incendie, j’ai perdu connaissance.
  • Ce n’est pourtant pas ce qu’ont déclaré tes autres camarades collégiens présents sur place au début de l'incident, ajoute Caron. Ils ont même explicitement dit que tu en étais l'auteur.

Sur ses cuisses, les poings d’Elïo se crispent encore dans la douleur. Assis à deux sièges de lui sur la droite, Julien, se recroqueville sur lui-même à son tour. Telle une éclaircie salvatrice dans la brume inquisitrice, la main de Julie agrippe d’un geste doux le poignet de son conjoint, quand de l’autre côté, ses doigts se posent sur le genou de son fils. Elle leur laisse un regard rassurant à l’un et à l’autre avant de braquer ses yeux menaçants vers les militaires.

  • Messieurs, si vous disposez du rapport, vous devez savoir qu’Elïo a démenti ces accusations ineptes. Lorsque l’incendie a démarré dans les vestiaires, les autres collégiens ont immédiatement déguerpi. Dans la confusion, leur esprit a dû leur faire voir des choses incertaines. Concernant le malaise de notre fils, il n’est survenu qu'après que ces derniers se soient enfuis avec lâcheté sans un regard pour leur camarade. Préférez-vous croire la version de ces sans honneurs ou celle d’un jeune garçon prêt désormais à consacrer sa vie aux sapeurs-pompiers en guise d’hommage à ces hommes de courage ? assène-t-elle d’un ton croissant.
  • Nous ne croyons que les faits, madame réplique le général Houper en redressant le menton.

Les deux hommes de l’armée s’interrogent à nouveau du regard.

  • Bien… Nous nous attendions naturellement à de la défiance, mais nous ne souhaitions pas créer autant d’animosité, soupire tout à coup le plus gradé à l’attention de la famille Sol. Revenons à notre première préoccupation. Je vais résumer une dernière fois la situation. Deux ondes électromagnétiques hors norme se sont manifestées au cours des deux nuits qui ont suivi les extinctions solaires. Elïo est le seul être humain à avoir été présent dans les alentours proches de ces deux épisodes, mais ne peut rapporter aucun élément notable.
  • Vous avez bien résumé, Général, se satisfait Julie.

Le colonel agite une nouvelle fois sa mallette sur la table.

  • Très bien, mais avant de partir, je me dois de vous annoncer une requête, précise Houper en examinant la valise de son homologue.
  • Nous vous écoutons.
  • À vrai dire, il ne s’agit pas vraiment d’une demande, avoue le général en se tournant vers Julie, mais plutôt d’une injonction.
  • Que voulez-vous dire ? se renfrogne-t-elle, les paupières plissées.
  • Nous ne sommes pas crédules et il est très probable que d’autres extinctions solaires viennent chambouler notre équilibre terrestre à l’avenir. Etant donné la coïncidence répétée concernant Elïo, nous allons lui imposer un bracelet électronique.
  • Comment ça ? s’insurge la mère de famille.
  • Sachez que cette décision n’est pas unilatérale, répond Houper, elle a été validée par les hautes instances aussi bien militaires que gouvernementales. À fortiori, il s’agissait de la condition sine qua non pour que ce soit nous, en qualité de responsable de la sécurité et de la défense du pays français, qui soyons homologués à venir vous rendre visite et non pas nos semblables internationaux, si vous voyez ce que je veux insinuer. Nous avons nous aussi des comptes à rendre.

Le silence s’installe à nouveau. La famille Sol intègre un peu plus la dimension outre-Atlantique de cette visite inopinée. Le Colonel s’agite et sort de sa mallette un anneau noir non scellé, aux contours sphériques.

  • Voici le bracelet en question. Nous allons te le passer autour du poignet Elïo et il ne sera plus retirable jusqu’à nouvel ordre, précise Caron. Un seul moyen existe pour le retirer que nous n’allons évidemment pas pouvoir vous divulguer. Celui-ci est fourni d’un traceur, de nombreux capteurs ainsi que de caméras microscopiques. En outre, il a été conçu pour libérer un drone miniature en cas d'exposition à une puissante onde électromagnétique, ce qui nous permettra d’avoir une visu le cas échéant.
  • Combien de temps vais-je le garder ? demande Elïo en scrutant l’objet liberticide.
  • Nous n'avons pas de précisions à te donner, dit le général Houper. Au minimum jusqu’à la prochaine extinction solaire.

Julie, les yeux fixés sur le dispositif ingénieux et les mâchoires striées, fulmine.

  • En tant que responsable légal, je refu…
  • C’est entendu, la coupe Elïo. Si c’est le seul moyen pour vous prouver ma bonne foi, alors j’accepte.

Ébahie, Julie incline la tête vers lui.

  • Elïo… murmure-t-elle alors qu’elle découvre le visage déterminé de son fils.

Une main se pose soudain sur la sienne pour lui serrer les doigts d’une douce étreinte. Elle se tourne vers le propriétaire de ces phalanges apaisantes et son faciès se décrispe aussitôt. Ses dents relâchent la pression alors qu’elle se laisse tomber sur le dossier de la chaise. Julien, la seule personne capable de cadenasser sa colère et son indignation, lui affiche un sourire confiant.

  • Ça va aller, lui dit-il d’un ton paisible contrastant avec son état précédent. Elïo n’a rien à se reprocher, il le prouvera. Ce n’est pas un modeste bracelet qui l’empêchera de vivre.

Après un accord consenti de l’ensemble de la famille, l’objet de discorde est clipsé autour du poignet gauche du garçon.

Les militaires se trouvent dans le vestibule lorsque le grand homme aux yeux bleus perçants s’adresse à Elïo.

  • Pour répondre à ta question de tout à l’heure Elïo, non, nous ne croyons pas que tu aies fabriqué une quelconque machine responsable de cette onde électromagnétique. Par contre, nous n’excluons pas la participation directe ou indirecte d’une entité extraterrestre ou que des êtres humains soient entrés en contact avec eux. C’est une des raisons de notre attitude que vous avez dû trouver quelque peu hostile. Si tes dires se confirment, mon garçon, ce bracelet t’innocentera d’une part, mais nous permettra surtout grâce au drone de visualiser la cause de cette pulsation magistrale.

Elïo hoche la tête, puis sans plus de cérémonie, les militaires prennent congé en précisant qu’une équipe de maintenance viendra biannuellement vérifier l’état de fonctionnement de leur appareil technologique.

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