Chapitre 49
Février 2037
Dans une posture apathique, l’adolescent aux yeux dorés, resté assis, articule lentement son bras dans un sens puis dans l’autre en examinant le geôlier technologique accroché à son poignet. Son poing captif se serre de longues secondes avant qu’Elïo ne décide de quitter la table pour se diriger sans entrain vers le couloir des chambres. Le claquement souple d’une porte se fait entendre depuis le séjour.
Dans la cuisine, le père de famille porte son regard au travers de la fenêtre en suivant des yeux la berline noire des militaires jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans l’angle de la rue. Sa compagne, bras et jambes croisés, est adossée contre le mur à le fixer.
Julien se retourne. Le couple s'évalue d‘un regard, s'interroge par le biais de quelques moues complices et se comprend sans plus de langage que la danse de leurs muscles peauciers. Par cet accord tacite, ils entreprennent leur mission de sauvetage en traversant le salon pour se diriger vers les chambres à coucher avant de s'arrêter devant celle d’Elïo. Les phalanges de Julie frappent avec retenue sur la porte close. Pas de réponse.
- Pouvons-nous entrer mon chéri ? ose-t-elle en relevant la tête comme si elle s’adressait au plafond.
La question se perd dans le couloir. Les parents se fixent, opinent mutuellement quand Julie appuie sur la poignée, pousse légèrement le battant en bois avant de glisser sa tête dans l'entrebâillement. Ses iris noirs inspectent l'espace dans chaque recoin pour finir par trouver leur garçon à moitié assis dans son lit, les jambes étendues, plongé dans la lecture d’un grand livre intitulé Par-delà les étoiles.
- Es-tu d’accord pour avoir une petite discussion, Elïo ? demande-t-elle d'une voix prévenante.
Le garçon hoche la tête sans détourner les yeux de sa lecture. Julie entre dans la pièce, s’approche du lit pour s’installer sur le rebord aux côtés d’Elïo quand son conjoint, qui lui emboîte le pas, tourne la chaise du bureau face à son fils pour s’y asseoir.
Alors qu’Elïo reste accaparé par l’ouvrage astronomique, les parents s’attardent sur le bracelet mat et inerte s’érigeant avec provocation au poignet de leur fils. Une faible lumière rouge et punctiforme clignote sur sa courbure, témoin de son bon fonctionnement.
- Cet entretien a été difficile, atteste Julie en attrapant avec affection le genou fléchi du garçon.
Elïo acquiesce une nouvelle fois en inclinant la tête de haut en bas.
- Je vais m’acheter un bijou comme le tien, s’exclame Julien, comme ça nous serons la famille aux bracelets !
La tentative d’apaisement rebondit dans l’air. Glabelle froncée, Elïo referme le livre sur ses cuisses, fixe la première de couverture en passant une main dessus avant que ses doigts ne se rétractent.
- Je suis désolé de vous procurer tant de souci, murmure-t-il.
Julie expire profondément, sa main glisse de gauche à droite avec affection le long du tibia d’Elïo.
- Mon chéri… Tu n’es pas la cause de nos tracas…
Julien approche sa chaise du lit.
- Nous sommes là pour toi, mon fils, affirme-t-il. C’est notre rôle de parents et nous sommes à ton écoute si tu as quelque chose à nous dire…
- Tu es un jeune homme spécial, poursuit Julie, mais tu es avant tout notre petit garçon.
Elïo redresse le menton pour regarder de ses yeux scintillants son père, sa mère puis contemple son livre encore une fois.
Spécial ? L’origine de son marasme provient bien de ses particularités indescriptibles, de ses exploits gardés sous silence surgissant malgré lui aux yeux du monde. Pour la première fois de sa vie, il maudit cette singularité, cette distinction de tant de ses semblables. Il voudrait en être délesté tout comme il voudrait se livrer, crier qu’il n’est pas simplement différent, hurler son désarroi face à ses questions invraisemblables.
Depuis sa petite enfance, ses parents découvrent avec lui l’ampleur de sa marginalité et s’ils ont toujours été là pour l’écouter, le rassurer, l’aider à s’épanouir envers ses distinctions, ils ignorent l'étendue de ses pouvoirs. Ses déviances, ses visions irrationnelles, Elïo a fini par s’en accommoder tels des traits parmi tant d’autres. Il s’est formé une carapace, une bulle inconsciente pour se préserver et protéger sa famille, mais aujourd’hui, au-delà de ses dons de prémonition, il voudrait leur avouer le champ de son essence. Sa conjugaison avec le feu, sa relation avec le ciel, tous ces mystères elliptiques qui taraudent son esprit, culbutent sa raison au point de torturer son humeur.
La stratégie de l’omission et du mensonge ne fonctionne plus. Elïo est enfermé, perdu dans un big-bang d’idées aussi transcendantes que farfelues. Tous ses doutes, toutes ses suggestions intempestives, il voudrait les confier, il voudrait avoir des conseils, des mots réconfortants. Ses questions resteront pourtant en suspens, en orbite perpétuelle dans le nimbe de ses synapses, car il ne peut pas les exprimer, il ne peut plus.
Elïo n’est pas naïf, les membres du CDE n’ont certainement pas été totalement honnêtes. Leur précieuse offrande est dotée de caméra, de capteur et il serait idiot de penser qu’Elïo ne soit pas non plus sur écoute. Émettre aujourd'hui à voix haute ses interrogations compromettrait à coup sûr ses secrets tout comme les poser à l’écrit ne saurait rester confidentiel.
Ne serait-ce pas plus judicieux de leur dévoiler toute la vérité ? Le général Houper avait parlé d’extraterrestre. Elïo en viendrait presque à croire à cette théorie, pourtant dans son cœur il se sent aussi humain que tout un chacun… Prendrait-il le risque de faire l’objet d’études, d'expériences, de tortures peut-être ? La nature humaine, symétrie de ce monde incertain, est obscure et tout ce qu’elle ne comprend pas elle le craint. Ces militaires n’y dérogeront pas et malgré le bien-fondé de leur visite, Elïo a bien saisi que ces hauts gradés devaient répondre à des prérogatives qui dépassent leur statut, l’affaire des extinctions solaires est mondiale après tout. Doit-il faire confiance à ces hommes, à cette société subreptice ? Une société où l’égocentrisme submerge toutes valeurs, où l’individu tourné vers son simple intérêt n’a que faire d’un partage de bien-être, d’un bien vivre ensemble, d’un avenir commun tout simplement. Une société où la nature a perdu ses droits, où la considération pour les écosystèmes est devenue risible et où les plaisirs instantanés de chacun annihilent toute réflexion éclairée. Le mépris pour l'environnement n’est plus dissimulé, le passé est oublié, le présent dévoré et le futur moqué. Le père du système solaire n’a d’ailleurs rien à leur envier, puisqu’en maître de l’avarice, il rechigne lui aussi à donner de sa personne pour bénir toute vie sur Terre.
Se dénoncer aux autorités signerait à coup sûr la fin de toutes les libertés d’Elïo, mais surtout cette décision anéantirait ses parents si elle concourait à les éloigner et cette idée le hante plus que tout. Ses chers et honnêtes parents, aux antipodes de ce monde perfide, sont des gens intègres. Ils sont généreux, attentionnés avec leur prochain. Ils n’ont jamais triché ni avec personne ni avec lui. Peut-il en dire autant ? Le couteau de la culpabilité remue dans la plaie de son esprit. Non il ne peut pas, mais surtout, il ne peut pas les abandonner. Ils lui ont donné tout l’amour que des êtres vivants sont capables de transmettre et il connaît les embûches qu’ils ont traversées pour arriver à concevoir, sa mère le lui avait raconté il y a quelques années. Leur rayon de soleil à eux, c’est bien lui.
Finalement, n’est-ce pas l’hôpital qui se moque de la charité ? Sa vision n’est-elle pas justement trop Elïocentrique ? N’est-ce pas lui, l‘égoïste dans cette histoire, recentré sur son cocon ? Dans une démarche de bien commun, il pourrait se sacrifier, faire confiance en ses congénères pour l’aider à trouver des réponses, pour déchiffrer cette énigme ésotérique le reliant au déclin de leur étoile thermonucléaire. Alors que la société n’a fait que le décevoir, pourra-t-il lui accorder sa confiance ?
Les pensées d’Elïo se constellent en une myriade de conjectures, mais en cet instant, face aux personnes qu’il chérit le plus au monde, un choix décisif s’impose à lui. Confus, il ne peut soutenir le regard de ceux qui lui ont donné la vie alors il ferme les yeux quand ses lèvres vacillent. Ses paupières le brûlent et pourtant elles restent sèches, dépourvues de la moindre perle d’humidité.
Son trouble n’échappe pas à ses parents, Julie attrape de ses deux mains celle de son fils quand Julien s'accroupit au bord du lit.
- Dis-nous ce qu’il ne va pas, murmure Julie.
Elïo sent qu’il est sur le point de craquer. Pourtant, non, il ne peut pas prendre le risque que ses paroles résonnent au travers de son bracelet.
De nombreux souvenirs refont surface. Des moments de plaisir, de joie, le visage de Jean puis d’Emma et enfin le sourire de Christian, son grand-père adoré, s'imprime sur ses rétines. Elïo ouvre tout à coup grand les yeux et les projette au plafond, comme s’il était capable d’apercevoir les méandres du ciel. Il se rappelle quelques-uns de leurs échanges avec son papi et certaines de ses citations tout droit sorties de son répertoire culturel. « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités », lui avait-il confié alors qu’ils discutaient ensemble de l’art de la culture potagère.
L’un après l’autre, l’adolescent croise le regard de ses deux parents. Ils rayonnent de tendresse et d’affection. Elïo se penche à nouveau sur son livre.
- Par-delà des étoiles, susurre-t-il.
- Comment ? demande Julie.
- Rien, répond Elïo en secouant la tête. Papa, Maman, je suis désolé… Je suis… encore fatigué et cet échange tendu avec les militaires m’a affecté.
- C’est normal, mon fils, répond Julien en lui caressant la nuque. Tu es notre petit superman à nous, même si tu es capable de certains dons prémonitoires, nous savons que tu n’as rien à voir avec cette onde electromagnifique.
- Électromagnétique, le reprend Julie en pouffant.
Elïo échappe un rire moqueur.
- Je l’ai fait exprès, se défend Julien en souriant. Ce que je voulais dire, c’est que nous sommes là pour te soutenir et te défendre, mais si tu as vu quoi que ce soit de particulier tu peux nous le dire.
Le fils acquiesce et fixe une nouvelle fois le couple, en attente de confession.
- Tout ce que je leur ai dit est la vérité, répond-il droit dans leurs yeux malgré un pincement intestin. Je n’ai pas remarqué d'évènement particulier lors des deux extinctions solaires, mais la désolation qui en résulte joue sur mon moral. Ce bracelet, je m’en accommoderai, ne vous en faites pas pour moi.
Le garçon tourne soudain ses jambes hors du lit, s’assied aux côtés de sa mère, l’attrape par la taille et bientôt le trio fusionne dans une étreinte de bras chaleureux.
S’il ne s’agit pas de ses valeurs premières, Elïo a pris sa décision et il se confortera à nouveau dans le mensonge. Il est unique, c’est certain et peut-être a-t-il un rôle prépondérant à jouer dans ce monde, mais son papi a raison : aujourd’hui ses pouvoirs le dépassent tout comme une étrange énigme gravite autour de lui, mais il trouvera les réponses. Il le fera pour lui, pour le salut de ses congénères et surtout pour le bien de ses parents quitte à mentir au monde entier. Il portera cette duplicité sur les épaules pour le bien commun et si d’autres extinctions solaires viennent perturber leur quotidien, il réitérera son chant radiant pour redonner vie à leur étoile brisée.
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