Chapitre 53
Juillet 2041
Le bureau du lieutenant Meric est aussi grand que banal. D’immenses armoires, remplies de classeurs multicolores, prêts à déborder, occupent un pan de mur sur toute sa longueur. De l’autre côté, un écran tactile incrusté fait face aux étagères saturées tandis qu’au centre de la pièce se trouve une impressionnante table ovale, elle-même parsemée de rapports et documents administratifs en tout genre. Au fond, une unique fenêtre laisse entrer la luminosité extérieure. Juste en dessous se trouve l'officier, installé à contre-jour devant son bureau en carbone, tourné face à l’entrée. Les coudes appuyés sur la surface noire, le dos droit, il domine l'espace par sa prestance autoritaire alors que de sa main gauche il tient un téléphone collé contre sa joue. L’échange bat son plein lorsqu’il crie à ses jeunes invités d’entrer à l’autre bout de sa position.
À l’audition du timbre impérieux, les majors de la promotion de niveau quatre pénètrent dans la tanière et s’avancent avec circonspection. Elïo et Mélanie s’immobilisent devant le support de travail du lieutenant, Jean et Orson se tiennent juste derrière en les dépassant d’au moins une tête.
Le sujet de discussion de leur supérieur leur est inconnu, mais le ton employé dénote une certaine discorde. Les vacances de poste se multiplieraient.
- Alors quoi ? s’irrite-t-il. Je vais demander à nos jeunes recrues de diriger une opération incendie ? C’est ça que vous souhaitez, s’agace encore ce dernier avant d’intimer à son interlocuteur de prendre les mesures adéquates.
Il écoute son appareil mobile, le regard perdu au fond de la pièce, puis salue son interposé avant de raccrocher d’un geste brusque du doigt. La lèvre gonflée, il fixe d’un œil mauvais son téléphone comme s’il l'accusait de tous ses maux puis se tourne enfin vers les étudiants et les estime l’un après l’autre.
- Le sergent-chef Thibault m’a rapporté le bon déroulement de votre épreuve du caisson. Comment vous sentez-vous ?
- En pleine forme ! s’exclame Mélanie avec entrain alors que les garçons réfléchissaient au poids de leurs mots.
Un rire grave prend le lieutenant, il s’affale contre le dossier de son fauteuil et croise les bras de sorte que ses biceps saillants ressortent de son polo de service bleu marine. Il aime les convenances hiérarchiques autant qu’il impose le respect à son adresse, mais il apprécie aussi les tempéraments dynamiques tels que celui affiché par cette jeune femme.
- Très bien, se réjouit Meric en acquiesçant d’approbation. Vous êtes les meilleurs éléments de votre caste et vous avez fait preuve d'excellence tant dans vos écrits que dans vos examens pratiques. Nous sommes fiers de vous, mais vous le savez… il vous reste un obstacle à franchir, celui du brevet des jeunes sapeurs-pompiers.
- Nous le franchirons sans encombre, Lieutenant ! répond Mélanie en frappant sa poitrine du poing.
- Je n’en doute pas un seul instant, réagit ce dernier d’une voix chaleureuse. Je ne pense pas me tromper sur le fait que souhaitez tous les quatre devenir des pompiers professionnels ?
Le quatuor opine. - Excellent, répond le lieutenant en examinant à nouveau les jeunes recrues. Hormis Elïo, vous atteindrez la majorité l’an prochain, date à laquelle vous pourrez ensuite tenter le concours pour devenir l’un ou l’une des nôtres. J’étais justement en communication avec le président du conseil d’administration et nous avons quelques vacances. Si je n’exercerais aucune pression sur votre choix, il va de soi que nous serions honorés de compter parmi nous les jeunes talents que vous représentez et, qui plus est, que nous avons formés.
- Le privilège sera pour nous, répondent en simultané Orson, Jean et Mélanie.
Elïo, les bras croisés derrière le dos, ne participe pas à l'engouement commun. L’officier s’attarde sur lui et remarque son détachement. L’humeur du haut gradé reste malgré tout satisfaite, il savoure cet instant emprunt de reconnaissance en considérant une dernière fois le produit de leurs enseignements.
- Vous pouvez disposer. Sauf toi, Elïo, j’ai à te parler.
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Alors que ses congénères viennent de refermer la porte du bureau, Elïo accepte l’invitation et s’assied en face de son supérieur. Meric, confortablement installé sur sa chaise pivotante, oscille à droite, à gauche sans cesser de fixer l’apprenti pompier.
- Tu es un de nos meilleurs éléments, Elïo, pour ne pas dire le meilleur. Tu es reconnu parmi les tiens ainsi que parmi les instructeurs.
Le jeune homme accroche l'œil perçant de son lieutenant dans l’attente de ce qu’il sait déjà.
Si les capacités de discernement du lieutenant sont à la hauteur de ses longues années de service, il est bien incapable en cet instant de déceler quoi que ce soit dans l’expression fermée de sa jeune recrue. Rien ne lui échappe d’ordinaire, le langage corporel trahissant bien souvent les paroles déguisées de ce que ses interlocuteurs consentent à dévoiler. Sa position hiérarchique avantage ses desseins, car elle lui offre cette révérence intrinsèque qui déstabilise souvent ses subordonnées. La moindre ridule courbée, la moindre inflexion de timbre nourrissent sa matière grise pour élucider le dérobement de ses proies. Meric en est conscient et il sait tirer les ficelles de son leadership, mais cette fois-ci, rien. Devant lui se tient un adolescent qui n’en est plus un et, en lieu et place d’une quelconque appréhension, ce dernier soutient son regard sans ciller. Le haut gradé ressent même la désagréable impression que son jeu se retourne contre lui, comme si ses propres pensées étaient sondées par son vis-à-vis.
L’officier jette un coup d'œil au poignet de celui-ci.
- Lorsqu’on m’a rapporté qu’un jeune sapeur-pompier disposait d’un bracelet inamovible, j’ai d’abord cru à une supercherie. Et puis, quand je t’ai convoqué ici pour la première fois, je me suis souvenu.
Elïo écoute sans engager aucun autre mouvement que celui de sa respiration.
- Tu ne le sais peut-être pas, mais c‘est moi qui ai dirigé l’opération incendie de ton gymnase il y a six ans. J’étais aux premières loges pour découvrir le seul sinistré de cette catastrophe. Tu avais beau être léthargique et avoir le corps entièrement calciné, une telle intensité dans un regard ne s’oublie pas. C’était comme si le brasier faisait écho dans le fond de tes yeux déconnectés.
Une vibration se fait ressentir le long du bureau en carbone. Le téléphone du lieutenant trémule avec intermittence sans que ce dernier s’y intéresse.
- Dès l’instant où tu es rentré dans cette pièce, je me suis rappelé cette mission et surtout cet enfant s’extirpant du martyre. Revenu des abymes, le miraculé se tenait devant moi et, si j’avais entendu d’une oreille qu’il avait survécu malgré ses blessures, jamais je ne me serais attendu à ce qu’il en ressorte indemne.
- J’ai eu de la chance, confie Elïo d’une voix ténue.
- Assurément… répond Meric avant de se racler la gorge. Mais reprenons : à l’époque, tu m’as expliqué que la présence de ce bracelet n’était pas de ton fait, qu'il s'agissait d’un dispositif que le corps militaire t'avait offert pour une raison tenue secrète. Tu t’en souviens ?
- Oui, mon Lieutenant, répond Elïo machinalement. Votre colère était palpable et vous m’avez renvoyé sur-le-champ avant de contacter mes parents pour donner votre autorisation à ce que je rejoigne les jeunes sapeurs-pompiers.
- C’est bien ça. Je ne t’ai jamais dit pourquoi et aujourd’hui je vais y remédier. Peut-être l’as-tu déjà deviné, mais, le jour même, j’ai pris contact avec mes homologues de l’armée pour éclaircir tes propos. Malgré mon statut, il n’a pas été aisé d'obtenir ces informations classées secret défense, mais depuis, je me trouve être dans la confidence de cette cage qui te sert de bijou électronique.
Le lieutenant s'adosse un peu plus contre le dossier et entrecroise ses mains sur son ventre, le silence s’installe alors qu’une nouvelle confrontation pupillaire s'opère. La chaise pivotante du lieutenant émet quelques couinements sous l’effet des rotations successives.
- Malgré l’épreuve du caisson, ton bracelet fonctionne toujours, tranche l'officier en s’attardant sur la lumière rouge alternative de l’objet. On m’a assuré qu’il pouvait y résister du moment qu’il était enfoui sous ta combinaison anti-feu. Seules des températures dépassant les mille degrés peuvent le faire dysfonctionner, autrement dit à moins que tu ne retrouves à nouveau en plein cœur d’un brasier il sera toujours opérationnel.
Elïo prend une profonde inspiration à la limite d’un soupir.
- Tu ne te demandes pas pourquoi je te parle de tout ça ?
- Vous allez me le dire.
Le téléphone du lieutenant vibre à nouveau alors que ce dernier ne lâche des yeux pas l’adolescent.
- Tes réponses résonnent avec désintérêt, Elïo.
- Avec tout le respect que je vous dois, Lieutenant, me retrouver ici en tête à tête dans votre bureau ne peut vouloir dire que deux choses. La première serait de me féliciter pour mes résultats et, si tel était le cas, vous ne passeriez pas par quatre chemins et vos louanges ne s’accompagneraient pas d’un cadre aussi formel. La deuxième, moins optimiste, serait que vous ayez une mauvaise nouvelle à m’annoncer et hormis mon ajournement à la profession de sapeur-pompier, je ne vois pas ce que vous pourriez m’annoncer de moins réjouissant.
La vitesse de la réplique aurait pu surprendre Meric et, s’il n’est pas coutumier à ce qu’on lui coupe l’herbe sous le pied, c’est avec une fierté décuplée qu’il observe la recrue perspicace assise devant lui.
- Le sergent-chef Thibault t’estime beaucoup… Sa déception sera à la hauteur de sa considération à ton égard, aussi, sans lui dévoiler les raisons officielles, je me chargerai en personne de lui annoncer qu’en l’état actuel nous ne pourrons te laisser participer au concours pour devenir professionnel.
Elïo opine subrepticement.
- D'une part, les bijoux sont interdits lors du service et tu le sais, même si sur ma décision nous avons fait une exception jusqu’alors pour ta formation. D’autre part, quelle que soit la véracité des faits qui te sont reprochés, nous ne sommes pas autorisés à t’enrôler dans une profession assujettie au ministère de l’Intérieur. Lorsque la lumière sera faite sur ton cas et que tu seras libéré de ce fardeau, reprends contact avec moi.
- Puis-je vous demander une requête, réplique aussitôt Elïo.
- Je t’écoute, répond l’officier.
- Puis-je terminer la formation aux côtés de mes camarades et passer le brevet de jeune sapeur-pompier ?
- Je me doutais que tu poserais cette question. Tu as ma permission, Elïo, tu finiras ta formation comme tes camarades, mais tu ne pourras pas aller plus loin.
Satisfait, le jeune homme se lève, salue avec respect son supérieur avant de remonter le bureau vers la porte d’entrée.
- Elïo Sol ? l’interpelle la voix grave du haut gradé.
L’adolescent tourne la nuque pour écouter son supérieur sans se donner la peine de lui faire face.
- À l’instar du sergent-chef, je nourris une sincère déférence à ton égard. Je le répète, dès que toute cette histoire sera terminée, nous serions fiers de te compter parmi les nôtres.
Elïo opine, reprend sa fuite et ferme la porte.
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