Chapitre 54

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Septembre 2041

  Dans le restaurant du centre-ville, Pizz’a Raf, l’ambiance à l'accoutumée festive réitère ses promesses. Au travers des baies vitrées, le charme de son intérieur impressionne les non initiés qui, portés par leur curiosité, ne se font pas prier pour découvrir l’objet de tant d’animation. Du sol au plafond, toute la décoration a été pensée pour rappeler la culture antique italienne. Les voûtes en berceau séparent les quatre salles qui donnent les unes sur les autres quand de grandes colonnes romaines s'ancrent sur un travertin rustique et segmentent l'espace pour s’ériger de toute leur hauteur. Les murs irréguliers en pierres ocre renforcent le cadre millénaire, alors que par endroit, c’est la présence de statuettes et cruches archaïques, disposées dans des niches, qui attirent l’attention des plus curieux. Mais c’est bel et bien la cuisine centrale, rappelant un vieux fourneau en terre cuite de belle envergure, qui nourrit la ferveur ambiante. Par delà le comptoir circulaire s’étirant sur trois cent soixante degrés, les cuisiniers, coiffés de leur calot, s'activent sous un dôme de briques blanches. Le spectacle culinaire s’offre ainsi aux clients happés par la représentation, jouée sous leurs yeux ébahis. Les flammes dansent au fond des fours à bois, l’écho des pelles à pizza résonne et les doigts agiles ne cessent de faire virevolter les pâtes enfarinées.

En cette fin de semaine, amis, familles et collègues dégustent avec œil et papilles les succulentes spécialités du patron. Parmi eux se trouve un groupe de lycéens.

  • Il a battu tous les records ! s’exclame Orson, une énième part de pizza portée à la bouche.
  • Battu ? Je dirai même pulvérisé ! ajoute Mélanie avec de grands gestes des bras pour mimer une explosion. Vous auriez vu la tête du sergent Thibault alors qu’Elïo franchissait le vingtième palier sans effort !

Les deux jeunes sapeurs-pompiers enjoués rient en repensant à l’expression de leur supérieur.

  • C’était pendant votre épreuve de brevet ? demande Louise, assise en face de Jean.
  • Pas tout à fait, répond ce dernier. Nous l’avons passé quelques jours avant et ne connaissons pas encore les résultats, mais en plus des épreuves officielles de natation, de course et de parcours sportif, nos instructeurs ont voulu nous tester sur ce qu’on appelle le “LUC léger”.
  • Il s’agit d'un autre exercice d’endurance, précise Elïo en partageant une part de son plat avec Emma, installée à ses côtés. Pour résumer, il faut faire des allers et retours sans s'arrêter sur une distance de vingt mètres en franchissant la ligne de “tolérance”, située au départ, avant que ne survienne un signal sonore dont la fréquence augmente à chaque minute.
  • À chaque fois que le “BIP” retentit, ton allure doit donc monter crescendo pour arriver avant le prochain, poursuit Orson. Si tu franchis la limite après celui-ci, l'épreuve se termine et on retient le dernier palier de vitesse réussi. En somme, plus tu tiens longtemps, plus tu dois accélérer et plus ça devient difficile de tenir.
  • Et Elïo a dépassé le vingt-cinquième ! s’écrie Mélanie. Seul notre incroyable, grandissime et merveilleux lieutenant avait réussi cette prouesse, mais attendez ! La différence est que notre major s'est arrêté de lui-même et qu’il n’avait pas une seule goutte de sueur ! Cet être est prodigieux, nul doute qu’il aura encore les meilleurs résultats au brevet. Tu en as de la chance Emma !
  • Je ne me plains pas ! répond l'adolescente, un sourire complice adressé à son petit ami.
  • S’il avait été libre, ça ferait belle lurette que je lui aurais sauté dessus ! ajoute la jeune sapeuse-pompière d’un entrain décomplexé.

La tablée, habituée par l'excès de zèle de leur camarade, rit de bon cœur en la voyant les poings dressés au plafond.

  • Tu pourrais un peu te tenir, raisonne Orson. Emma est juste en face de toi.
  • Elle sait déjà tout ça ! Il m’était impossible de le garder pour moi, penses-tu ! Et puis, entre filles, on se dit tout, pas comme vous les mecs et votre pseudo-pudeur déguisée.

Pour appuyer sa critique, Mélanie se met deux doigts dans la bouche e tire la langue, comme si elle était prise de nausées.

  • Je lui ai même demandé ses secrets pour attirer dans ses filets les garçons mystérieux. N’est-ce pas Emma ?
  • Je confirme, s’amuse l’intéressée, les yeux larmoyants de rire. Elle a été aussi sincère que respectueuse pour notre relation.
  • Des garçons, il y en a des milliers, j’en trouverai bien un à mon goût, se promet Mélanie en haussant les épaules. Et puis je suis ravi que ce soit une fille comme Emma qui se tienne à ses côtés. Des fois, je me demande même si ce n’est pas elle qui m’attire plus qu’Elïo !

L’assemblée s’esclaffe à nouveau face à la pétulance de leur amie.

  • Et donc, Emma ? demande Louise après que l'hilarité générale soit retombée.
  • Oui ?
  • Quels sont tes secrets pour courtiser les garçons ?

À l’insu de Jean, Louise roule ses yeux dans sa direction pour signifier à son amie l’intérêt de sa question.

  • Ah ! Oh, euh…
  • Vous savez que je suis présent, fait mine de s’agacer Elïo.

La bonne humeur du petit groupe se fond dans la rumeur générale. Si Mélanie et Orson ne font pas partie du même lycée que leurs congénères, ils partagent tous ensemble une belle amitié depuis leur première rencontre aux cours de jeunes sapeurs-pompiers.

Dehors, la fraîcheur s’abat doucement sur cette nuit de septembre. Dans le sud de la Métropole française, les températures avoisinent désormais les treize degrés alors qu’en pleine journée elles tutoient tout juste la barre de la vingtaine. Au détriment de l’humanité, la perte d’activité du soleil reste patente et elle s’accentue au fil des ans. Malgré l’investissement astronomique à l’étude de ce phénomène, les scientifiques ne trouvent toujours pas d'explication rationnelle à ce déclin inattendu et pour combattre ce refroidissement malin, les émissions des gaz à effet de serre sont largement encouragées. L’exploitation des énergies fossiles a explosé et avec elle l’usurpation des fonds marins. La mégalomanie résonne même dans les paroles de certains qui considèrent un droit de propriété de l'Homme sur les ressources d’autres planètes tel que Mars. De grandes entreprises prévoient l’extraction de celles-ci afin de les acheminer vers la surface terrestre. On dit bien : lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore.

Du côté de la population, l’incertitude d’une prochaine extinction brutale continue de peser, mais les quatre dernières années de répit ont pourtant permis d’assouplir l’angoisse générale. Chacun croit en sa bonne étoile en profitant du moment présent. Comme chez Pizz’a Raf où l’effervescence perdure toute la soirée.

La note a été payée, les lycéens se sont regroupés dehors et disent au revoir à Orson qui part de son côté pour rentrer chez lui. Le reste du groupe se dirige en sens inverse, direction les arrêts de bus. Les filles mènent la troupe le long des pavés, devisant avec complicité de sujets tenus secrets, tandis que Jean et Elïo ferment la marche.

  • On a passé un bon moment, finit par dire ce dernier.
  • Et comment ! Avec Mélanie, la pile électrique, on ne peut s’ennuyer !
  • Je ne te le fais pas dire, acquiesce Elïo en riant.

Le vrombissement des moteurs de voitures accompagne leurs pas tandis que des cris d’ivrognes se font entendre au loin.

  • Brrrr, j'aurais dû plus me couvrir, se plaint tout à coup Jean en frissonnant, j’en étais sûr.

Son camarade ne réagit pas. Il fixe d‘un air vague l’alternance de ses pieds.

  • On ne devrait pas tarder à avoir nos résultats au brevet, poursuit le plus grand des deux pour attirer l’attention de son ami.
  • Certainement…

Jean fronce des sourcils.

  • Quelque chose ne va pas ?
  • Je ne serai pas pompier, répond Elïo, subitement en stoppant sa progression.

Sous l’effet de surprise, la tête de son camarade de rugby est prise d’un mouvement de recul. Il s’arrête à son tour.

  • Comment ça ? s’indigne-t-il d’une voix tendue. Tu es le meilleur d’entre nous. Le sergent-chef Thibault t’...
  • C’est comme ça, Jean, le coupe Elïo. Avec ce bracelet et tout ce qu'il représente, peu importe ma réussite au brevet, je ne pourrai pas me présenter au concours de sapeur-pompier professionnel, ce n’est pas de mon fait, c’est une décision qui vient d’en haut.

La colère de Jean déborde. Son outrage est sur le point d’exploser, mais il se ravise face au calme de son ami. Verbaliser son indignation n'apporterait rien d’autre qu’attiser un peu plus sa frustration et son impuissance.

  • Je ne vais pas m’éterniser sur ce qui me triture les tripes, mais je suis dégouté…
  • Je connaissais déjà ta réaction, c'est pourquoi j’ai hésité avant de te le dire.
  • C’est donc ça que t’a annoncé le lieutenant l’autre jour ?!
  • Oui… Mais je me suis fait une raison, tu sais, répond Elïo en reprenant la route. Et puis vous imaginer toi et les autres dans cette merveilleuse profession atténue ma déception.
  • Sans toi, ce n’est pas pareil…
  • Ça le sera, si, car c’est ta vocation. Toutes les belles valeurs que tu véhicules depuis que je t’ai rencontré sont réunies dans ce métier. Tu t’épanouiras avec ou sans moi, promets-le moi.
  • Tu es trop empathique, Jean. Ne t’en fais pas. Je ne m’en réjouis pas, mais j’ai d’autres plans désormais. Je suis épris pour l’astrophysique depuis de nombreuses années, je pense me diriger vers cette branche à la faculté.
  • MERDE !

Le silence s’installe entre les deux lycéens alors qu’ils rattrapent leur retard sur les filles. Elles jettent de temps à autre des regards amusés vers eux tout en occultant leur bouche pour ne pas laisser le moindre son s’échapper.

Jean expire plusieurs fois sans discrétion.

  • Tu as toujours tes maux de tête intempestifs, s'enquiert-il sans lien apparent.
  • De plus en plus souvent.
  • Si je ne me trompe pas, tu en as eu un juste avant notre convocation chez Meric, n’est-ce pas ?
  • Exact.

Le joueur trois-quarts centre de rugby se terre dans ses réflexions. Depuis la séquestration de son ami par ce bracelet et sa potentielle mise sur écoute, il ne s’autorise plus à évoquer les dons exceptionnels d’Elïo. D’un accord tacite, ils se comprennent et se servent de prétendues céphalées pour maquiller les pouvoirs de ce dernier. Événement dont la récurrence ne cesse de croître avec pour dernier épisode, la fin de leur épreuve du caisson, juste avant leur entrevue avec leur officier.

  • Assez parlé de moi. Qu’est-ce que tu attends avec Louise ?
  • Quoi ?! s’étrangle Jean en se tournant vers son voisin.
  • Sauf erreur de ma part, tu ne portes pas de lunettes sinon je me serai posé la question d’une éventuelle cécité, dit Elïo en levant un index pour démontrer ses propos. Tu ne vois pas que tu ne la laisses pas indifférente ?
  • Je… Si, je le devine… Mais je ne sais pas comment m’y prendre en réalité. Chut ! On se rapproche, on en reparle une prochaine fois !
    Elïo lui adresse un clin d'œil.
  • C’est ici que nos chemins se séparent, se dépite Mélanie. Notre bus arrive d’ici cinq minutes.

Sous l’abri, les lycéens se remémorent la soirée avant que ne surgisse l’autocar. Ils s’embrassent puis Mélanie, Louis et Jean montent à l’intérieur du véhicule et adressent un dernier geste de la main au couple éclatant comme ils s'amusent à les surnommer.

Emma et Elïo rendent la pareille à leurs amis puis reprennent la direction sud de l’artère.

  • C’est gentil de me raccompagner jusqu’au métro.
  • Tout bon chevalier se doit d’escorter sa dulcinée jusqu’à sa demeure.
  • On dirait ton père !

Devant la comparaison réaliste, les deux adolescents pouffent de concert. Ils s’arrêtent à un feu en attendant le signal lumineux. Emma jette son attention sur le ciel de nuit, alterne des mouvements de rotation de la nuque pour examiner un à un chaque point lumineux.

  • Je te préfère comme ça, livre-t-elle subitement.
  • Que veux-tu dire ?
  • Tu avais l’air absent ces derniers temps, comme si quelque chose te tourmentait.

Alors que le phare vert les invite à traverser, Elïo attrape la main de sa princesse pour rejoindre la berge asphaltique opposée.

  • Je ne pourrai pas devenir pompier, Emma.

Sans relâcher ses doigts, le regard sinuant le long du trottoir, Elïo révèle son entretien avec le lieutenant Meric. Il confie les paroles de son officier au mot près, la scène se répète juste sous ses yeux.

  • J’ai mis du temps, mais je l’ai accepté, finit-il par conclure.

Les traits tirés, Emma se perd à son tour dans sa réflexion.

  • Je ne te cache pas que je suis profondément amer…
  • Ne le sois pas.
  • S’il y a bien quelqu’un qui ne le mérite pas, c’est bien toi ! Quand est-ce que le CDE acceptera de te laisser tranquille ? Je ne comprends vraiment pas ce qu’ils peuvent soupçonner à ton sujet.

Elïo déglutit. Sa duplicité ne cessera jamais de l’embarrasser et il le sait. En dépit de ses recherches sur le monde cosmique et d’un travail d'introspection approfondi, il ne sait toujours pas comment réguler la déchéance solaire ni comment leurrer la surveillance du cerbère accroché à son poignet. Il poursuit ses explorations et, malgré tout, il n’a eu d’autre choix que de se faire une raison, car les cartes entre ses mains lui restent indéchiffrables et si d’ici la prochaine extinction, il n’a pas élucidé tous ces mystères, il n'aura d’autre alternative que de réitérer ses exploits et de suivre les exigences de la CDE. La seule différence par rapport à la dernière catastrophe solaire est une augmentation de ses prémonitions et de ses hallucinations auditives. Comme des acouphènes, ces sons aigus reviennent avec fréquence et il est désormais capable de percevoir, tout au mieux deviner, une partie de ce chant nébuleux. Elïo, son propre prénom, est répété sans discontinuité lors de ses fredonnements démentiels récurrents.

  • Tu devrais te rebeller, porter plainte, faire appel à un avocat ou bien encore écrire à la cour des libertés des droits de l’homme !
  • Je ne le ferai pas Emma, répond Elïo d’une voix aussi douce que ferme.

L’adolescente lâche la main de son partenaire et se fige devant. Ses grands yeux bleus furibonds se jettent sur le jeune homme.

  • Je ne te comprends pas ! s’agace Emma, les poings serrés. Toi qui me dis toujours qu’en se donnant les moyens, on peut devenir qui on souhaite, voilà que tu ne peux plus exercer le métier de ton cœur ! Et tu l’acceptes sans broncher ?

Les iris d’Elïo vacillent sous l’expression de sa petite amie. La colère s’est muée en consternation.

  • Grâce à toi, je me suis fait violence, j’ai pu grandir, accepter de ne pas être parfaite, trouver le courage d’exprimer mes idées et d’affirmer un peu plus ma personnalité et maintenant c’est toi qui tu renonces à tes projets sans même faire l’effort de combattre l’adversité …

Un doux sourire s’étire sur le visage d’Elïo.

  • Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?
  • Ce n’est autre que toi, ma Emma.

Les yeux larmoyants, la jeune femme reste perplexe alors qu’Elïo s’approche d’elle pour l’embrasser sur le front. Le corps d’Emma se décrispe, elle enroule ses bras autour de la taille de son bien-aimé et colle sa tempe contre son épaule.

  • Je suis désolée de m’être emportée… Je suis frustrée pour toi, c’est tout…
  • Ne t'inquiète pas pour moi. Je suis fier de toi ma princesse.
  • Tu ne changeras jamais… assène-t-elle en tapant d’un poing délesté sur la poitrine d’Elïo. J’ai l’impression que tu me caches quelque chose.

Sur le trottoir, le couple s’enlace de longues secondes. Le ronronnement urbain encadre la scène éclairée par les réverbères.

  • Vers quoi comptes-tu te réorienter ?
  • Hum… Je vais me tourner sans hésiter vers l’étude de l’astrophysique.
    Emma sourit.
  • Ça ne m’étonne pas, mon prince des étoiles, répond-elle en se dégageant avant de déposer ses lèvres contre les siennes.

Les deux adolescents reprennent la direction du métro.

  • Ne m’en veux pas, Emma.
  • Comment pourrais-je t’en vouloir alors que tu m’offres tant de tendresse par ton regard ? Je devine que tu as imaginé toutes les options à ta portée avant de prendre cette décision, mais tout de même… j’ai toujours l’impression que tu me caches quelque chose.

Elïo cherche sa réplique. Pour rassurer sa partenaire, il lui souligne qu’il vient tout juste de faire les mêmes révélations à son meilleur ami.

  • Je comprends mieux pourquoi il avait cet air renfrogné quand on l’a quitté. J’espère que Louise saura lui changer les idées !

Elïo se tait une nouvelle fois. Il se fige sur place. Emma se tournant vers lui est immédiatement absorbée par le scintillement de ses yeux.

  • Elïo ?

Aucune réponse. L’expression de son petit-ami reste inerte quand subitement il agrippe son bras d’un geste brusque.

  • Attrape ma main ! Suis-moi !
  • Qu'est-ce qu’il se passe ?! s’étonne Emma, tirée par la force d’Elïo.
  • Nous ne devons pas rester ici !

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