Chapitre 55

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Septembre 2041

  

Vingt-trois heures quarante-cinq, la fraîcheur a envahi les rues. Les dernières enseignes ferment, les boulevards se vident, abandonnant aux profils avertis tout loisir du monde de la nuit. Les amoureux du déhanché s'enivrent sur les pistes de dancefloor, les verres empilés sur le zinc arrondissent la dure réalité des déprimés quand les commerces frauduleux profitent de l’obscurité.

Parmi les rares âmes qui errent encore dans les avenues, deux adolescents se précipitent le long d’une artère. Sur le visage crispé du garçon alterne la réverbération des lampadaires, tandis que sa camarade, tirée par le poignet, tente tant bien que mal de suivre la cadence imposée.

  • Tu me fais mal, Elïo. Ralentis !

C’est tout juste s’il devine la plainte d’Emma. La longueur de ses enjambées n’a cessé de croître au diapason de sa fréquence cardiaque et de l'agitation de ses pensées. Le jeune femme ne l’avait jamais vu comme ça, nerveux, vigilant au moindre bruit, au moindre mouvement suspect, au moindre importun croisant leur chemin. À droite, rien. Dans la ruelle de gauche, aucune ombre dérobée, ni derrière ces voitures-ci ni derrière ces poubelles-là. Ses yeux et sa tête se jettent en tous sens d’une rapidité surprenante.

  • Tu me fais mal. Ralentis s’il te plait !

La bouche de métro ne se trouve plus qu’à une cinquantaine de mètres lorsque Elïo consent à lever le pied, dans une démarche malgré tout accélérée.

  • Pfiouu, enfin tu t’arrêtes, se réjouit Emma devant les escaliers des entrailles de la Terre.

Elïo, qui a lâché le bras de sa petite-amie, fait un tour complet sur lui-même. Son œil guette chaque recoin de l’horizon urbain.

  • Suis-moi, je vais prendre le métro avec toi et te raccompagner jusque chez toi.
  • Ah ?
  • Dépêchons-nous.

Sans le moindre effort, Elïo fait un bond renversant pour atteindre le palier de marches inférieur menant aux souterrains. Aucun à-coup ne traverse son échine à la retombée et, comme si de rien n’était, il se tourne le nez en l’air vers son amie, située à trois mètres en amont des escaliers.

  • Tu… vas-tu enfin me dire ce qu’il se passe ? l’implore-t-elle avec surprise et appréhension. Tu commences à me faire peur.
  • Je t’attends en bas, lui répond son agaçant partenaire en dévalant quatre à quatre le reste des marches.

L'adolescente rumine une vocalise puis descend à son tour dans la bouche de métro. Les portiques sont franchis sans délai et heureux hasard : une rame s’arrête juste au moment où ils arrivent devant les rails.

Elïo agrippe une nouvelle fois la main d’Emma pour pénétrer dans le véhicule puis l’invite à s’asseoir sur la banquette en face de lui.

  • Qu’est-ce qu’il t’arrive, bon sang ?

L'adolescente attend une réponse qui ne vient pas alors elle se penche en avant, incline la tête pour capter le regard de son bien-aimé et, armée d’une douce voix, tente de le réveiller :

  • Elïo ?
  • Je suis désolé. Je n’étais pas rassuré dans la rue, je préfère te ramener jusque chez toi au cas où.
    Emma saisit d’une main le genou d’Elïo et plonge ses yeux bleus dans les siens.
  • Tu as eu une vision ?
  • Com… Quoi ?

D’un mouvement de recul, Elïo dévisage Emma. Comment peut-elle être au courant ? Depuis quand ? A-t-il manqué de discrétion ? Jean aurait-il dévoilé son secret ? Il ne faut surtout pas qu’il se trahisse, son bracelet électronique le dispense de toute révélation compromettante.

  • Ne t’offense pas, c’est juste que j’ai parfois le sentiment que tu es capable de voir certains éléments de l’avenir. Le meilleur exemple qui me revienne à l’esprit est celui de la première extinction solaire, lorsque le grêlo…
  • J’ai des migraines avec aura visuelle, je te l’ai déjà expliqué, la coupe-t-il d’un ton sec malgré lui. Ce sont des maux de tête intenses accompagnés d'hallucinations, c’est pour ça que des fois tu as l’impression que je suis déconnecté.
  • Oui, je sais… Je ne voulais pas t’énerver. Je me doute que ce doit être handicapant… mais comme tu étais mystérieux et évasif, mon imagination m’a laissé croire que …
  • C’est moi qui m’excuse, ces fichues céphalées me portent sur le système. Je ne vois malheureusement pas l’avenir, Emma.
  • Tu devrais peut-être consulter un médecin…

Le reste du voyage se déroule en silence. Elïo fuit le regard de sa petite amie tout du long alors qu’elle ne cesse de scruter le moindre de ses faits et gestes. Aucun doute, quelque chose le préoccupe.

Après quelques arrêts, le couple sort sans précipitation du wagon, remonte les escaliers un à un pour s’évader des souterrains et remplir leurs poumons d’un air moins confiné. Elïo, les mains dans les poches de sa veste, écarte son coude pour laisser à Emma le loisir d’entrecroiser son propre bras avec le sien. Il accepte de ralentir le pas et ils remontent la rue des quartiers chics de la ville, direction le domicile de l'adolescente.

  • Tu penses toujours passer le concours infirmier en simultanée du BAC ?
  • Je vais tenter ma chance. Et si j’échoue, je ferai une année préparatoire.
  • Tu es courageuse.
  • C’est toi qui m’as tout appris, répond Emma en collant affectueusement sa tête contre l’épaule d’Elïo.

Ce dernier dépose un baiser sur la chevelure blonde qui lui chatouille le nez.

  • Je te sens prête pour tous les défis.

Des éclats de voix se font soudain entendre droit devant le jeune couple. Deux hommes à la démarche brinquebalante, une bouteille de bière dans chaque main, se tordent de rire au niveau de l’abri de bus situé à quelques mètres. Le panneau publicitaire pour sous-vêtements féminins semble être l’objet de leurs gestes suggestifs et grossiers.

Les amoureux maintiennent leur trajectoire et respectent une marge de sécurité avec les dévergondés. Emma se serre un peu plus contre Elïo, lui-même crispé au possible, les yeux grands ouverts alors qu’ils dépassent enfin l’édifice urbain. Après une distance jugée adéquate, Emma exprime ses désirs les plus profonds.

  • Tu sais, il y beaucoup de choses pour lesquelles je me sens prête… chuchote-t-elle.

Son partenaire ne réagit pas aux confessions charnelles. Il continue d'avancer d'une démarche aussi rigide que mécanique. Son bras est si contracté qu’Emma à l'impression d’être attelée à un robot. Elle tourne la tête vers lui et remarque soudain une ombre dans leur dos.

  • Alors ma jolie, hurg… on fait des méssshes basses ? hoquette un des soulards précédents en leur emboîtant le pas. Tu peux tout dire à tonton Max, moi aussi je peux assouvir tout tes, hic … désirs.

Son acolyte au teint cireux surgit à la droite d’Elïo. Emma sursaute alors que des relents fétides lui parviennent.

  • Et ben, mon lascar, tu as sacrément de bon goût … Tu pourrais être généreux et laisser profiter les copains !

Elïo s’immobilise sur place, un regard vague adressé au bitume, alors qu’Emma l’intime à demi-voix de ne pas s’arrêter. Elle se colle au plus prêt de lui au moment où les deux soiffards s’agitent autour d’eux avec leur bouteille sans oublier de régurgiter leurs propositions obscènes.

  • Tu vois Max, je sais reconnaître les bons gars, bien docile, prêt à partager leur traînée.
  • Elïo…

Les deux hommes indécents s’esclaffent.

  • Tu l’as trouvé où ton mec ! postillonne Maxime en enroulant son bras autour de la nuque d’Elïo comme s’ils étaient de vieux camarades.

L'autre, aux yeux ictériques, profite de l'inaction de leur interlocuteur pour se poster devant sa partenaire.

  • Allez, n’aie pas peur ma jolie. Tu ne vas pas t’ennuyer avec nous, j’te le garantis, parole d’Aron.

Il se penche et attrape d’une main incertaine le menton d’Emma - CLAC- La riposte de cette dernière s’abat au quart de tour contre son persécuteur, la marque de ses doigts tatouée sur sa joue tandis qu’il rigole de plus belle.

  • Aller, fais pas ta mijaurée. J’aime quand on me résiste ! réplique-t-il de son timbre ébrieux et lui agrippant fermement le poignet de ses ongles crasseux.
  • Ne la touchez pas…

Les deux affreux se tournent vers le garçon à l'attitude prostrée.

  • Qu’est ce que tu as dit, l'avorton ?
  • Ne la touchez pas…
  • T’entend ça, Max ? s’exclame le plus grand des deux alors que son comparse resserre un peu plus son coude autour du cou d’Elïo. Il veut pas qu’on la touche. Et qu'est-ce que tu vas faire ?

Pour toute réponse, un sifflement aigu, d‘origine indéterminée, grimpe doucement en intensité. Les deux ivrognes cherchent en tout sens la provenance de ce son intrigant lorsqu’ils remarquent soudain qu’un nuage blanc grandit autour d’eux. C’est bel et bien de la vapeur qui enveloppe la scène petit à petit.

  • Ne la touchez pas, articule encore Elïo, les dents serrées.

Dans ses larges orbites brille la menace de son avertissement. Sa poitrine palpite et son corps tout entier fourmille de paresthésie. L’intensité de sa colère est un sentiment nouveau qu’il a du mal à contenir et son organisme parle pour lui, malgré lui. Son sang bouillonne dans ses vaisseaux et l'émanation du gaz ambiant provient bien de chaque pore de sa peau. Elïo se déteste autant qu’il haït ses immondices ordures supposées enfants de l’humanité. Un rire jaune résonne en son for intérieur. Sa précipitation et sa course jusqu'au métro n’auront finalement servi à rien. Tout ce qu’il souhaitait, c’était éviter que cette rencontre et que sa prémonition se réalisent. Cette vision où Emma se fait agresser par ces mêmes cloportes. Celle où sa culotte est retroussée. Celle que nul être humain ne devrait jamais subir dans sa vie. Au moins, se trouve-t-il présent pour défier une nouvelle fois le sombre cours du destin. Pourtant ses sensations lui échappent et, face à cette situation, il n'est pas certain de maîtriser l’éruption qui sommeille en lui tant la fureur palpite dans ses carotides.

  • T’as pas l’air dans ton assiette, gros ! ricane Maxime.
  • Retire ton bras de ma nuque et déguerpissez.
  • Qu’est-ce que tu baragouines ?

Elïo tourne pour la première fois son regard vers celui qui envahit son intimité. Maxime est saisi sur place alors qu’une vive douleur irradie dans son membre supérieur et qu’il s’écarte du couple.

  • C’est quoi ce BORDEL ?!
  • Qu’est-ce qu’il t’arrive mon pote ? se méduse Aron.

Les doigts ballants, l’ivrogne tient son bras algique de son autre main comme s’il s’était démis l’épaule. Un placard rouge parsemé de cloques sinue jusqu’à son poignet. En dépit de l’anesthésie pourvue par son sang alcoolisé, il ne peut retenir des geignements de douleur et titube vers l’arrière.

  • OHHH ! Qu’esssce que tu as fait à mon pote ? braille son complice en bousculant Elïo.

Emma, transie de peur, a profité de l'étrange tournure des événements pour se cacher derrière l'abri de bus, elle compose un numéro sur son téléphone. Les cris d'agonie de Maxime entrecoupent les vindicatives d’Aron qui heurte à plusieurs reprises le thorax d’Elïo dans l’espoir vain de l’intimider.

Après un énième coup, ce dernier saisit le poignet de son opposant. L’homme éméché tente de se libérer, mais la force de celui qui restreint ses mouvements est hallucinante. Il se débat tant qu’il peut.

  • Lâche-moi, espèce de taré !!!

Il comprend son erreur lorsqu’il croise le regard de sa prétendue victime. L’erreur de croire qu’il peut s’échapper, l’erreur de croire qu’il puisse s’en tirer à si bon terme, l’erreur d’avoir agressé ces deux inconnus. Le scintillement solaire des iris du garçon l’hypnotise. Il se sent dénudé, à la merci de cet individu au regard de feu, qui, dans un geste lent et fluide, appose tout à coup son autre main contre son thorax. La chaleur ambiante s’intensifie et la vapeur se densifie autour d’eux. Des gouttes de sueur perlent sur son front, ses dents claquent sans interruption et ses yeux oscillent d’épouvante. La souffrance qui surgit soudain au travers de son avant-bras et de son sternum lui donne des vertiges.

  • ARRRGGHHHH !

Libéré de ces chaînes démoniaques, il titube à son tour et glapit en reculant de quelques pas pour évaluer l’étendue de ses plaies. Sous son T-shirt calciné, un érythème lancinant arbore ses pectoraux et semble lui brûler les entrailles. Son poignet endolori n’a guère meilleure allure et dans un instant d’effronterie il ose dresser les yeux vers son tortionnaire. Seules ses prunelles ambrées contrastent au travers de la nuée de gaz. Des frissons le traversent, il se redresse, déguerpit à vive allure et presse son comparse entamé à le suivre.

Elïo reste pétrifié face à la fuite de leurs agresseurs. Alors que la fumée blanche se disperse et que l’alarme des forces de l'ordre retentit au loin, Emma s’approche d’un pas précautionneux.

  • Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu leur as fait ?
  • Je ne sais pas…

La fréquence de clignotement du bracelet d’Elïo s’est accélérée. .

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