CHAPITRE III
Il venait de s’humilier devant tous ses collègues, avait foutu un désordre monstre dans la salle, mais surtout, il comprenait alors que l’existence du livre, qu’il avait fini par accepter comme toute naturelle, ne l’était pas. Pas du tout. Être capable de distinguer les réels évènements des derniers mois était plus difficile qu’il n’y aurait cru… L’entité avait déjà pris possession à deux reprises de son corps, maintenant trois, et bien que tous ces moments flottaient difficilement à son esprit, il devait se l’avouer.
La première fois, il ne s’en était presque pas rendu compte. Ce fut l’espace d’un court instant. En pleine discussion avec son frère au téléphone, il s’était mis à chercher un mot lors de la conversation et c’était le livre, du moins quelqu’un d’autre, qui avait répondu par sa bouche. Sur le coup, comme il nous arrive si souvent de se justifier une fois les actions déjà exécutées, il ne s’était point posé de questions, avait mentalement décrété que ce mot n’avait été prononcé par nul autre que lui-même et avait continué la conversation et sa vie.
La deuxième fois, c’était quelques mois plus tard, alors qu’il serrait la main d’un collègue après un diner d’affaires : sa main se crispa lors de la poignée finale. Cette fois ce ne fut pas un retard d’une demi-seconde, mais plutôt de sept ou huit… Suffisamment pour que les deux le remarquent. Encore, aussitôt réinvesti du contrôle de sa main, il avait supprimé cet épisode sensoriel de sa mémoire… Jusqu’à maintenant. Son esprit aidait le livre dans son entreprise grotesque qui constituait alors à, semble-t-il, vouloir supprimer des passages minimes, mais significatifs de sa mémoire… Le livre avait beaucoup plus d’ascendance sur lui qu’il ne le présumait. Le journaliste déchu devait trouver un moyen de s’en débarrasser une bonne fois pour toutes. Avant qu’il ne devienne, par son entremise, un réel danger pour lui ou autrui. À la lumière de ce soir, c’était une certitude qu’il l’était déjà pour lui-même… à tout le moins.
Il se rappela qu’une histoire, l’un des textes à l’intérieur du livre, se terminait par la victoire du protagoniste. Le peu de souvenirs qu’il put raviver à son esprit concernait du feu… Son entreprise victorieuse avait un lien avec le feu. Une histoire tricotée d’espoirs vaporeux.
Animé d’une énergie nouvelle, il se retourna vivement face à la cuvette. Le livre était toujours au sol, mais là où il avait laissé la carcasse d’un ouvrage, il retrouvait un objet immaculé… Aucunes des pages détruites n’étaient éparpillées par terre. Aucunes traces du stylo baveux… Plus rien. Le livre était intact. Qui plus est, Pierre-Olivier se dépêcha tout de même à chercher la nouvelle salvatrice parmi le recueil, il était vide. L’intérieur, comme l’extérieur, était purgé. Les pages ne contenaient plus aucunes des histoires, ni celle des autres auteurs, ni celles dont il avait été « l’auteur » depuis les six ou sept derniers mois. Le livre était complètement vierge.
« Cette première nuit de réponses et de questions, bien que rapidement reléguées au tiroir, n’a plus aucune signification puisque le livre contrôle ce qu’il est capable de me montrer… Peut-être que personne n’a réussi à se débarrasser de lui… Peut-être suis-je même le premier à l’avoir entre les mains ? Tout le reste n’était que duperie à mon égard ? …je deviens son propriétaire. Son maitre. Que faire d’un disciple qu’on ne veut plus ? »
Malgré ses fermes résolutions de se débarrasser du livre, chacune de ses idées s’enchainait avec une lenteur inhabituelle… il est toujours difficiles, voire impossible, d’abandonner un pouvoir d’une telle envergure. Aussi étrange et perverti qu’il puisse se révéler être. Pierre-Olivier n’échappait pas aux tumultes de son emprise. Il resta assis pendant de longues minutes sur le bol de la toilette. Le livre immaculé ouvert sur ses genoux et son cerveau englué dans ses propres synapses… Les yeux rivés sur les pages blanches…
- As-tu peur de moi ?
Le tiret et la phrase s’étaient écrits d’eux-mêmes. Pierre-Olivier avait vu chacune des lettres se rédiger au fur et à mesure. Neuvième, le livre, cette chose toute droit sortie d’un cauchemar, lui parlait. Littéralement… Que pouvait-il faire ? Il s’écrivit une deuxième phrase, répétition de la première.
- As-tu peur de moi?
- Oui.
Il avait écrit à la suite de Neuvième avec son stylo. Par reflexe, sans y penser… Un geste naturel malgré l’étrangeté de la situation. Le livre répondit ensuite pour débuter « officiellement » la conversation :
- En quoi est-ce que je t’effraie ?
- Tu m’agresses. Arrête tout… tout ÇA ! Tu me fais paraitre pour un fou et un imposteur…
- Tu te charges bien seul de la partie imposture… Tu dis ne plus souhaiter ma coopération, mais c’est toi qui ne cesses de m’utiliser. As-tu réfléchi que c’était peut-être moi qui passais pour un fou dans mon monde ? Tu ne peux comprendre comment s’articule ma vie une fois la couverture fermée.
- Arrête !
- Arrêter quoi ? Je ne fais qu’écrire des mots aux lettres troubles… Ceux-ci se voient alors raconter ton existence… Ta vie. Tout cela avec toi. Ensemble… Je pensais que nous expérimentions, que nous jouions même ?
- Ce n’est pas un jeu pour moi.
- Je n’ai pas dit que c’était un jeu, j’ai dit que nous jouions.
- À quoi jouons-nous si ce n’est pas à un jeu ?
- À être ! Vivre ! Je ne crois pas que d’exister soit un jeu. Qu’en penses-tu ? Vois-tu, je sais et comprends si peu de choses de nos…
- Tu n’es qu’un livre.
- Alors là, mon ami, ne me blesse pas outre mesure. C’est le nom que vous me donnez ? À moi, et à mon espèce ? Sais-tu comment les miens me nomment-ils ? Inutile d’en parler… Ne brulons pas d’étapes… laissons du mystère à notre relation. Nos mondes sont trop différents pour que certaines questions soient aussi brièvement élucidées. Nous pouvons ensemble sauter d’un fragment de temps à l’autre… Je… Comprend simplement que je te regarde être… Mieux : je vis en toi… C’est bien la première fois qu’un être de chez toi remarque aussi intensément ma présence ! D’ailleurs, je sais beaucoup de choses sur ce que je suis, mais très peu sur toi. Voudrais-tu m’expliquer ce que signifie lorsqu’un…
Pierre-Olivier referma le livre… Encore cette impression : celle de s’élever par-delà son corps. C'était plus qu’une simple impression cette fois! Ça cascadait à travers tout son corps. Il sentait chacune des parcelles de son être se retrouver brisées entre la folie et la peur. Il put remarquer qu’il se décollait de son propre corps… Son cœur, qu’il sentait de moins en moins battre dans sa poitrine, voulait exploser. Les murs de la salle bain semblaient moins définis… Autour de lui, ils s’effaçaient doucement. Il était assis sur la cuvette d’une pièce sans murs. Au lieu de l’habituel carré de béton, il voyait sous lui le parc sur lequel donnaient normalement les fenêtres de la pièce adjacente. Il sentait qu’en allongeant sa main, il pouvait toucher toutes les feuilles multicolores des arbres à l’extérieur de l’immeuble… Certaines d’entre elles étaient minuscules, d’autres immenses, mais surtout elles étaient par milliers sur des branches fleurissantes. C’était pourtant les premiers jours du printemps…
Autour de lui, pour remplacer les murs qu’il pouvait cependant encore sentir sous ses doigts alors qu’il se levait, s’étendait un ciel que le soleil lézardait d’orange. De ce magnifique tableau, le soleil était ironiquement absent, mais c’était le ciel, son bon complice, qui avait transformé son bleu en mauve et changeait son blanc en orange. Leurs calques translucides se superposaient les uns sur les autres pour créer une toile de fond artificielle derrière les nuages… Pierre-Olivier se tenait au travers d’eux. Il sentait leur humidité contre ses joues. Ses pieds étaient rivés au plancher de bois, il sentait le sol être distinctement là, sous lui, mais ces longues planches s’étendaient jusqu’à se dissoudre dans le ciel. Le monde n’était plus qu’air, couleurs et pulsations de vies. Et lui, il surplombait le monde.
Immobile au centre du ciel, il ferma les yeux pour calmer les vagues de folie qui entraient par tous les pores de son être… « Ça y est. Je suis fou. C’est terminé ! J’ai été interné… mais je ne suis justement pas suffisamment échappé de la folie pour le constater. »
Il rouvrit les yeux et constata que le béton avait repris sa solidité légendaire. Les murs étaient là. Le sol était intact aussi. Le sentiment de panique n’avait pas disparu lui… Son corps et son âme se joignaient pour lutter contre une menace toujours difficilement identifiable. Il se rassit sur la cuvette et ouvrit à nouveau le livre. Il reprit l’échange :
- Qu'est-ce que tu attends de moi ? Tu te présentes en ami, mais tu construis et orchestres un plan qui me semble mal intentionné… Qui semble naitre à même la malice…
- Tu me poses beaucoup de questions et j'ai bien peu de réponses. Tu veux te débarrasser de moi ? Pourtant, ne vois-tu pas à quel point nous sommes bénéfiques l’un pour l’autre ? Je pensais que tu serais charmé de toutes ces nouvelles possibilités… J’essaie simplement de me lier à ton espèce ! Des tentatives, visiblement trop naïves, d’une communication offerte par un lègue commun : le pouvoir des histoires sur nos vies. Sur nos devenirs. Je comprends avoir surestimé cette qualité chez vous. De même que beaucoup d’autres choses concernant votre réalité. Chez moi, lorsqu’elles se rencontrent, qu’elles soient nouvelles ou anciennes, les idées ne se heurtent pas, elles s’harmonisent. Je constate qu’il en est différent ailleurs. Notre relation s’en voit…
Le voyageur des mots referma d’un mouvement brusque la couverture du livre. Il lui coupait la parole pour une deuxième fois… Il venait d’ajouter l’injure à l’insulte. Quelque part, en lui, il s’articulait cette incontestable vérité. « Est-ce si aisément qu’on se crée des ennemis ? Tant pis! Je vais bruler une bonne fois pour toutes cette… chose ! »
Le temps des réflexions calmes et logiques était révolu.
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