CHAPITRE VI
La forêt s’étendait sur toute la surface du monde et ses racines s’enfonçaient jusqu’au centre de cet univers. Des séquoias, des chênes et des érables aux troncs immenses et aux feuilles hautes et denses cachaient presque entièrement le ciel. Bien qu’absent, caché derrière la cime des grands arbres, le soleil chauffait sans relâche la forêt. Il écrasait toutes vies et toutes créations d’une chaleur poisseuse. Ses rayons filtraient mal aux travers les membranes épaisses et entouraient ainsi chacune des feuilles d’un halo de lumière. Leurs pourtours, alignés les uns à la suite des autres, s’harmonisaient parfaitement aux contours de leurs voisines et créaient ensemble une ribambelle verte et or remontant le long des branches. Les ribambelles semblaient envelopper le monde en son intégralité. Les points multicolores s’étaient transformés en une centaine d’insectes tout aussi colorés… ils virevoltaient partout et créaient un bourdonnement constant. Certains d’entre eux mordaient l‘avant-bras d’un homme… « Un homme ! »
Un grand blond, différence frappante avec le journaliste rachitique aux cheveux foncés, avançait péniblement à travers la végétation. Malgré ses coups puissants de machette, les grosses feuilles se coupaient difficilement, de même que les arbustes, plantes et obstacles qui obstruaient son chemin. Le sol vaseux et inégal, les bosses formées par les roches mal aplanies et la chaleur accablante rendaient sa progression plus qu’éreintante. Tout à l’heure, il avait suivi un pauvre ruisseau où il avait pu se rafraichir à l’occasion, mais maintenant il n’y avait que de l’herbe et de la boue. Le haut de son dos et ses jambes dégoulinaient d’une sueur épaisse, presque collante, qui glissait lentement contre sa peau. Il luttait ainsi contre la forêt depuis déjà tant d’heures ! Tout cela uniquement pour, peut-être, si les astres le permettaient, dénicher un trésor merveilleux… « Quel gâchis de potentiel. »
Sans savoir pourquoi, l’esprit connaissait tous ces détails avec précision. Comme lorsqu’on évolue à l’intérieur d’un rêve, l’entité qu’il était avait des connaissances antérieures à son arrivée… antérieures à sa prise de conscience de cette réalité-ci. Cette réalité insoupçonnée qui existe au sein de l’espace entre les mots.
« C’est donc là un être semblable à celui que j’ai été ? À celui que je vais devenir ? Pourtant, je me sens... Suivre le ruisseau jusqu’à ce qu’il disparaisse… Je ne suis pas cet homme, ou plutôt, je ne suis pas qu’uniquement cet homme… Putain de chaleur ! Je suis aussi cet arbre. Ou celui-là ? … et cette fleur et cet oiseau dans l’air… On dirait qu’on ma pissé dans le dos tellement je… » Même les pensées de l’inconnu se mélangeaient à ses propres pensées… mais, lui, n’était point qu’un esprit sans corps comme auparavant. Non. Il pouvait s’étendre pour devenir chacune des choses qui composaient l’endroit. Tout à la fois ! À tour de rôle, ou simultanément. Selon l’enchaînement de ses envies et pulsions. Ce qui fut au départ grisant devint alarmant ! Et suffocant. Très suffocant :
le cœur dans la poitrine de l’homme qui battait lourdement, l’air chaud et humide qui rendait toutes respirations un supplice, les racines d’un petit chêne qui poussaient sous terre, la goutte de rosée toujours logée entre les pétales d’une fleur, le vent, l’air, les bourrasques à travers les plumes des oiseaux, les ondes normalement imperceptibles émises par leurs cris, les animaux autour qui guettaient, la chair broyée entre leurs dents, le bourdonnement de la forêt géante, la chaleur,
le sang dans les tempes, le métal de la lame, son froissement contre les limbes, la fraicheur de la mousse sur les rochers, l’atmosphère chauffée jusqu’au grésillement, un bec qui avalait, un écureuil qui creusait, des insectes qui volaient, leurs membranes qui battaient sans relâche contre le vent, les rayons qui transperçaient feuilles et peau, les tressaillements du système nerveux, la chaleur,
les veines gorgées, le sol humide et les échos du martèlement de sa surface, la sueur qui coulait, les sourcils dégoulinants, l’incandescence du soleil prêt à imploser,
la lenteur dans le regard, la langueur dans les muscles, la poignée mouillée, la chaleur,
la lame qui tranchait, le tison dans la gorge,
les branches qui brisaient, les bourgeons qui saignaient de la sève,
la chaleur,
les nuages qui fondaient, les plantes qui brulaient vives,
les arbres qui explosaient en un coulis de lave,
la peur,
le sol où s’amoncèlent cadavres d’animaux et de végétaux,
le soleil, la peur,
l’excitation, la folie,
la chaleur,
le désespoir, la combustion,
la mort,
le néant,
le feu,
la chaleur,
la chaleur,
la chaleur.
Tout explosa. Il ne possédait aucun corps ni aucune existence par lesquels il aurait pu se libérer de cette douleur. Il suffoquait, paniquait… Le monde répondait à sa panique.
L’univers se froissait, se fragmentait, se gondolait sous la force de sa terreur. Il criait, mais les feuilles ne peuvent pas entendre. Il pleurait, mais la nature ne peut pas voir. Il quêtait la mort, mais l’homme la lui refusait.
« Ça ne cesse de s’intensifier. Je dois partir, m’enfuir ! Courir, à l’intérieur même de mon esprit s’il le faut, mais je dois retrouver le chemin vers chez moi ! Je déchirerai ce monde avant qu’il ne me déchire.»
Sans y réfléchir, il entra en l’inconnu. Ils s’élancèrent d’un bond joint vers le ciel. Sans un instant d’hésitation, l’univers leur obéit et les laissa s’envoler. Ils montaient rapidement et sans rencontrer la moindre résistance, ni par le vent, ni par les cimes pourtant opaques qui s’écartaient tout bonnement sur leur passage. Alors qu’ils montaient, le monde rapetissa jusqu’à devenir un minuscule boulet pendant à leurs chevilles. Un boulet composé d’herbes et de ronces qui n’auraient plus le poids nécessaire pour les retenir prisonniers.
Au-dessus, en dessous, devant et, derrière lui… il y avait le soleil. Il se rappellerait toujours ce moment comme celui où il avait tenu le soleil entre ses doigts. Ne fut que pour un très court instant. Il agrippa d’une seule main la boule de feu gigantesque : la lumière et la vie s’éteignirent en tandem. Il tomba.
Il essaya de se retenir au dôme noir, mais celui-ci se déchira en deux lambeaux de tissus… Des morceaux incommensurablement longs qui se séparèrent et tombèrent mollement à sa suite. Maintenant que la toile du ciel était éventrée, il la fixait pendant son interminable chute, il pouvait voir ce qui se trouvait derrière… Sa poitrine se crispa. L’air lui manquait. Il voyait avec précision ce dont le toit du monde était fait. Ils recouvraient toute la surface de l’univers : des yeux.
Des yeux grandissimes dont les orbites étaient absentes. Des milliers d’iris traversés par d’immenses veines violacées… Des yeux dont les contours étaient partiellement nécrosés et parcourus de secousses. Leurs pupilles ne manquaient rien : elles épiaient, scrutaient, saignant à blanc chaque détail de chacune des scènes. Elles sautaient de gauche à droite, traversaient inlassablement leurs sclères délavées. Les regards suivaient son interminable chute. Avec un sursis palpable d’excitation ! Ils ne voulaient rien perdre du spectacle.
L’esprit enfermé dans le corps de l’aventurier tombait au ralenti. Ils étaient sur le point de toucher le sol. « C’est un rêve. Je vais me réveiller au moment exact où je toucherai le sol. C’est un rêve… C’est… » Il tremblait comme une feuille au vent. Un vent qui serait si violent qu’il soulèverait jusqu’à l’anéantissement complet de toutes les feuilles d’un arbre ou de toutes les espérances d’un être.
Tous les globes se fixèrent sur lui. On attendait sa mort qui avait été jusque-là oh combien inespérée… Les yeux s’agrandissaient. Ils s’allongeaient jusqu’à s’empiler les uns sur les autres. Ils crépitaient, éclataient comme des bulles à la surface d’une eau bouillante… L’écume sécrétée aux coins en éclipsait les contours. Certains yeux se gonflaient ou se rétrécissaient et fusionnaient pour devenir des globes où se frappait jusqu’à deux ou trois pupilles à la fois… Ils pulsaient tous à un rythme irrégulier, crachant larmes et pue sur un monde qu’ils dominaient avec arrogance ! Il crut les entendre accompagner leurs larmes d’innombrables cris. De joie?
La chaleur revint d’un coup,
l’ensemble du monde et son corps d’emprunt implosèrent,
tout redevint noir.
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