CHAPITRE VII
Il était revenu au monde bicolore, ce monde auparavant la naissance de la forêt. Il se tenait cette fois-ci sur son carrelage blanc. Le dôme ténébreux le surplombait. Son être devait être aussi flou et mal dessiné que ces points lumineux qu’il s’était perdu à observer. Comparativement à son passage ici plus tôt, il avait récupéré un corps. Son corps… Du moins celui de Pierre-Olivier. Immobile en plein centre du vide, il se sentait pourtant à l’étroit. Il était limité dans l’espace, compressé par des entités qu’il ne voyait pas. Il sentait leurs coins piquer ses côtes et la base de sa nuque. Il pouvait bouger, mais chaque mouvement rencontrait de la résistance… comme lorsque l’on doit pousser de partout pour faire son chemin dans une foule. Il frissonna à la pensée que ce pourrait être tous ces yeux fous. Invisible, mais au-dessus et autour de lui. L’observaient-ils perpétuellement ? Peut-être étaient-ils capables de perforer suffisamment le voile d’ébène pour revenir auprès de lui à tout moment ?
- Tu oses te dresser !? Te…
Dans un silence presque complet, chacun des mots s’était illuminé à un emplacement précis. L’apparition de chacune des lettres s’accompagnait d’un chuchotement doux pareil à celui d’un ruisseau paisible. Les notes flottaient pendant des minutes entières et formaient un son continu et apaisant.
Chacun des mots émergeait du néant alors que l’énoncé se composait…Ils siégeaient partout. C’était la base du « tu » qui était à l’origine de sa douleur aux côtes… Le « te » était plus loin devant lui et l’« oses » s’affichait plusieurs mètres au-dessus. Les mots existaient à même l’air. Ils étaient positionnés à des emplacements précis, mais restaient invisibles jusqu’à leur énonciation. Ils étaient alignés en colonnes sans fin au-dessus de la surface du monde… longtemps inactif. Mais tôt ou tard leur utilisation était indispensable aux destins du monde! Rien ne pressait. Les mots ne connaissent pas le temps… ils ne connaissent que l’espace. Ils siègent en maitre parmi les espaces.
- Petit être insignifiant!
Lorsqu’ils étaient choisis, les lettres des mots s’écrivaient en un blanc autant sinon plus laiteux que celui du sol où se tenait le journaliste. Les mots étaient grands. Ils étaient forts et se tenaient droits. Sans aucune peur, ils se dressaient face au néant. Un même mot s’allumait toujours au même endroit. Aussi précisément que les coordonnées latitudinales et longitudinales d’une carte. Bien que dispersé partout, Pierre-Olivier n’avait aucune difficulté à comprendre leurs intonations ou comment les enchevêtrer ensemble. Peu importe leurs places, ils formaient des phrases parfaitement compréhensibles, bien que parfois séparées par plusieurs mètres l’un de l’autre.
- Réponds-moi!
- Je n’ai rien fait.
Les mots s’étaient allumés pour lui aussi. Il ne suffisait que de former les mots dans son esprit pour écrire à même le souffle du ciel. Ils prenaient ainsi vie. C’était somme toute, une chose aussi facile à réaliser que de réfléchir. Les deux venaient en paire.
- Tu n’as rien… fait ? Comment peux-tu être aussi aveugle ? Es-tu devenu sot ? Tu n’es pas censé les prendre… Jamais les forces à quoi que ce soit. Tu les observes, puis racontes en rapportant… Pas les déchirer aussi sauvagement qu’une bête folle!
- De quoi parles-tu ? Je n’ai rien compris à tout ce qui vient de se passer.
- Tu n’as pas seulement perverti ou tué cet être, tu l’as torturé jusqu’à le transformer en un paria pour ses pairs et les miens. Il ne sera évoqué après des siens qu’en terme de dédain et de pitié pour l’éternité. Ces êtres n’ont pas le luxe de pouvoir s’abandonner à la mort.
- Tu parles de ces points lumineux..?
-…Plus personne n’aura de raison de s’y attarder. Il est devenu inconnaissable par les mots… cela signifie une existence vouée à errer sans but, mais sachant parfaitement que son destin ne serait jamais accompli.
- De quoi… La forêt ? L’homme dans la forêt ? De qui…
- Je parle de tout ça! Pourquoi sont-ils séparés en ton esprit ? Pourquoi ce besoin de tout catégoriser ? Ils ne sont qu’une seule et même chose. Ils sont le même être, la même histoire en puissance. Tous ces mots désignent et peuvent être utilisé pour décrire ce même être…
- Tes agissements sont tout aussi graves… sinon bien pires que les miens.
- Pires que les tiennes ?? Pires que…
- Oui. Je n’ai attaqué personne !
- Tu as sauté sur un être de possible et tu l’as éventré !
- Je n’ai pas tabassé une femme qui…
- Tu as perverti son histoire ! Réduit en…
- TU as brulé un PUTAIN de dépanneur !
- De…
- Je ne peux pas croire que j’argumente avec une chose aussi futile qu’un livre.
- Futiles !? Tu crois que mon être n’est possible que grâce à ce livre… À cette enveloppe de papier et d’encre ?
- C’est de la folie…
- Mon essence va bien au-delà du monde physique! Ma vie évolue indépendamment du livre et des mots. Leur retranscription sur ces pages…
- …a assez duré!
- …n’est qu’une conséquence à mon existence.
- Tais-toi.
- Jamais il ne me limitera, ni ne me définira.
- Laisse-moi partir. Maintenant!
- Mais vas-y ! Pars. Je ne te retiens pas !
- Tu ne…
- ALLEZ! Pars !
Silence. Oubliant presque aussitôt leur dispute, Pierre-Olivier était à nouveau hypnotisé par les lettres. Elles le fascinaient. Il nota qu’elles disparaissaient beaucoup plus lentement qu’elles n’apparaissaient. Leurs éveils éclataient en lumière, ils étaient brusques, vifs et triomphants alors que leurs disparitions étaient lentes, mélancoliques et exécutées avec peu d’efforts… Le livre, lui aussi, semblait réfléchir sur des problèmes qu’il savait incommensurablement plus vastes que sa propre existence.
« Comme les femmes et les hommes de mon monde, les individus de tout lieux et de tout temps semblent accorder beaucoup plus d’importance à leur vie qu’à leur mort. Nous sommes obsédés par la mort et pourtant, nous devons sans cesse nous remémorer qu’elle existe. Qu’elle sera tôt ou tard là, en nous. Aussi intensément que la vie l’eût été auparavant. Ce devrait être l’inverse. » Il se rendit compte qu’il n’avait jamais eu la confirmation qu’il était bel et bien mort. Il voulut enchainer avec une question, mais son homologue intangible, qui avait suivi ou compris ses déductions, le devança :
- Tu crois être… ?
- Oui.
- Tu n’es pas mort.
- Non ?
- Non.
- …
- Si tu es vraiment mort, je le suis aussi. Mais pourtant, tu te tiens ici : chez moi.
Les dernières lettres disparurent progressivement. Suivi du néant.
Les deux comprenaient tranquillement. Ils avançaient sur le chemin de la vérité à tâtons. Eux qui avaient partagé un même corps partageaient en cet instant un même esprit. Ils communiquaient au sein d’un espace : d’un esprit commun. Les deux avaient correctement saisi leur réalité, non pas celle de l’autre, et les deux s’en retrouvaient fautif.
Alors que les mots allaient continuer d’illuminer l’espace autour de Pierre-Olivier, les deux êtres se comprenaient sans avoir besoin d’aucune matérialité. L’air jusque-là rempli de mots de haine et de colère avait repris son courant habituel… Celui d’un long fleuve tranquille. Aussi calme que les blanches pages d’un livre.
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