Caravane
Après l’incident du monastère, Vénérir décida de se faire discret. Il devait à tout prix atteindre sans encombre Besingal, afin de confronter Mirnan. Or, son comportement ne l’avait pas aidé. Caché au milieu des fugitifs de Boos, il chevauchait la capuche relevée et le regard fixé sur la crinière de sa monture. Il n’avait pas adressé la moindre parole à ses compagnons de voyage depuis leur départ. D’ailleurs, cela ne semblait pas les déranger. La caravane se composait de trois familles, avec quelques enfants, au regard apeuré. Il s’était présenté au chef du groupe, un père aux bras gros comme la cuisse de Vénérir. Ce dernier avait proclamé sa profession de mage, et qu’il était prêt à protéger le groupe. Si le colosse avait d’abord été sceptique, l’autre lui avait fait une petite démonstration de son talent, tout en l’incitant magiquement à le prendre comme gardien. Soufflé, le chef de la caravane avait accepté. Depuis, Vénérir méditait. Il rechargeait ses réserves de mana, petit-à-petit. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fait ce exercice relaxant, lui détendant les muscles et la tête. Cependant, il se doutait pertinemment que le combat serait rude. Mirnan ne se laisserait pas faire.
Le convoi, constitué des trois caravanes de chaque famille, et du cheval de Vénérir, se dirigeait vers la ville de Bralgar. Bourg sans aucun intérêt, il avait pour seul avantage un relai, où le mage pourrait faire reposer son cheval. La pluie tombait drue, rendant le lieu encore plus sinistre. De l’eau gouttait du bout de la capuche de Vénérir, n’améliorant en rien son humeur. Il attacha son cheval dans l’étable au sec, laissant les caravanes s’arrêter péniblement dans une pâture trempée et boueuse. Après avoir bouchonné rapidement son cheval, il s’apprêta à renter dans l’auberge, quand il eut un goût métallique dans la bouche, comme s’il s’était mordu la langue. Il observa attentivement les alentours, une sueur froide lui coulant le long du dos. La première chose qu’il avait appris à ses dépens, c’est que tout signe étrange, toute manifestation, même infime, était un avertissement de ses sens magiques. Il se retourna lentement. Rien ne bougeait. Le père de famille faisait des grands gestes pour coordonner son groupe afin qu’ils puissent s’abriter au plus vite sous leurs tentes, un vieux marchand traînait péniblement son chariot recouvert d’une bâche. Rien d’inquiétant. Le vent soufflait sur les cimes des quelques arbres aux alentours, pliant doucement les sommets. Ils oscillaient de gauche à droite, comme un pendule. Rien d’anormal. Son cheval le regardait d’un air étrange, se demandant probablement pourquoi son maître s’était arrêté aussi brusquement. Il rabaissa la tête et continua d’explorer la mangeoire à la recherche de quoi que ce soit d’intéressant à se mettre sous la dent. Vénérir était sur le point de reprendre son chemin, lorsqu’il remarqua la brume. Comment diable ne l’avait-il pas remarqué ? Une épaisse purée de pois recouvrait l’horizon, et la pluie commençait doucement à s’arrêter. La route qu’il avait parcourue avait disparue derrière un mur blanc, et une étrange froideur le fit frissonner. Au cœur de la brume, sur le chemin, il crut voir une forme bouger. Un animal, un voyageur ? Autre chose de plus sinistre ? Le grincement de porte ne l’aidait pas à se rassurer. Il ne pouvait plus voir le père, ni le reste de la caravane d’ailleurs. Son cheval releva la tête, comme intrigué par ce changement d’atmosphère. Vénérir inspira profondément, et incanta une rune de détection. Le brouillard disparut, remplacé par une fumée verte parcourue par des runes violettes brillantes. Vénérir pâlit, et prononça les mots pour lancer son bouclier magique. Il se retourna brusquement vers son cheval, et commença à détacher ses rênes, les mains tremblantes. Il connaissait cette fumée. Il l’avait trop vue lors des batailles contre le Nécromant. Soudain, un hurlement le fit sursauter. Il pivota, et vit une forme encapuchonnée penchée sur le corps de la fille du chef de la caravane. Les restes de ce dernier étaient éparpillés sur la pâture, et la mère tentait vainement de faire fuir la forme. Le reste du groupe fuyait, et le marchand passa en trombe devant Vénérir sans son chariot. Vénérir sentit un frisson, n’ayant rien à voir avec le froid ambiant. La forme était un Invoqué, un être surhumain pouvant briser un arbre à main nue. Il savait que tout son corps était recouvert de runes, et que son esprit originel avait depuis longtemps disparu sous les douleurs physiques et mentales de sa transformation. Son frisson se transforma en tremblement, et il comprit. L’Invoqué utilisait une rune de peur, si puissante qu’elle passait au travers des puissantes défenses de Vénérir. L’être se releva, et se dirigea à pas lents vers la mère, qui s’effondra, mais ne fuyait toujours pas. Le mage admira son courage, et se demanda soudain pourquoi il ne bougeait pas. Il était suffisamment loin pour avoir le temps de détacher les rênes de son cheval et de filer à triple galop. C’est ce que le Conseil voudrait. Sa mission était prioritaire. Il tourna son regard vers le corps de la petite fille, et jura. Il renforça son bouclier et fonça vers la forme. Son foutu sens de l’honneur et de protection du faible venait de prendre le relai. Il se poserait des questions plus tard. Alors qu’il montait la pente douce, il hurla :
- Eh, le drap !
Une partie de son esprit pouffa devant le ridicule de son interjection. Cependant, contre toute attente, cela marcha. L’Invoqué se retourna, sentant une présence magique derrière lui. Il n’eut pas le temps d’esquiver la boule de feu qui le fit plier en deux et le souleva de quelques mètres. Il retomba lourdement, dans un bruit d’os brisés. Vénérir ne prit pas la peine de se retourner et beugla :
- Fuyez, vite !
Il vit du coin de l’œil la mère prendre le corps de sa fille et courir vers le reste de la caravane. Retournant son attention vers l’Invoqué dont le ventre fumait encore, il fit apparaître un long fouet de feu. Avec un geste fluide, il l’abattit sur l’Invoqué, dont le corps eut un spasme lorsque l’arme lui coupa le bras. Alors que Vénérir allait assener un deuxième coup, l’autre bras de l’être se tendit vers le mage, et une lumière verte apparut au bout de ses doigts. Vénérir fit disparaître son fouet et leva les mains. Le projectile vert quitta la main de l’Invoqué et fonça en crépitant vers l’humain. I s’explosa sur le bouclier du mage. Le choc lui fit enfoncer ses talons dans le sol, et l’herbe tout autour brûla en un instant. Les défenses magiques de Vénérir tenaient, mais pour combien de temps ? Une lumière verte illuminait le visage du sorcier, qui grimaçait sous l’effort. Soudain, une lente colère lui remua le ventre. Toute sa frustration d’avoir été impuissant face à la mort du chef de la caravane, toute sa rancune envers le vieux gâteux et son foutu Conseil, toute sa rage contre ce monstre contre-nature, le submergèrent, et des flammes bleues lui remontèrent le long des bras. Nourries par sa fureur, elles absorbèrent le feu vert qui menaçait le mage, se divisèrent en trois griffes qui vinrent transpercer violemment l’Invoqué. Ce dernier eut un soubresaut, et ne bougea plus. La respiration haletante, les bras tremblants et roussis, Vénérir contempla le carnage. Un cercle d’herbe brûlée l’entourait. Le cadavre fumant du monstre ne lui dirait rien. L’Invoqué avait fait plus de dégâts que ce qu’il avait cru. Trois corps étaient répartis sur la prairie, en plus du père de la caravane et de sa fille. Il se dirigea vers l’auberge, le pas traînant. Toute la mana qu’il avait emmagasiné avait disparu. Il faudrait une nouvelle fois recharger ses réserves. Il poussa la porte de la taverne. Sans surprise, le reste de la caravane était réuni autour du corps de la petite fille. Il s’approcha, et grimaça. Trop abîmé, il ne pouvait rien faire pour la malheureuse. Sa mère était effondrée sur une chaise à côté, le regard dans le vide. Trop gêné pour faire ou dire quoi que ce soit, il monta se reposer, le cœur en berne, le goût de sang toujours dans sa bouche.
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