— Alors Roucas, t’as pas encore rasé ton duvet ?

Je levai la tête du bouquin écorné et clignai des yeux, le temps que mon cerveau reprenne contact avec la réalité, et vit passer une jolie blonde qui ricanait en haussant les sourcils à l’intention de ses deux copines. Élodie Maillard.

— Il peut pas, lui répondit Aurélie – la brune aux dents en avant qui lui servait de marchepied –, faudrait déjà qu’il puisse se payer un rasoir…

Elles s’éloignèrent, hilares, tandis que je suivais malgré moi le déhanchement gracieux d’Élodie, son jean aussi magnétique qu’un solénoïde. Je croisai le regard de Chiara, la troisième, et crus y déceler une pointe de tristesse, aussitôt éclipsée par une intervention de Seb, le gars qui, à l’époque, était l’équivalent d’un meilleur pote :

— Hey Roucas, tu lis quoi ? Encore un de tes bouquins de blagues ?

Roucas. Quel surnom à la con, depuis que je racontais des histoires drôles dans la cour de récré, en mettant l’accent sur les blagues homo, misogynes, voire carrément racistes. Les lunettes rondes que je portais, le seul modèle que ma mère avait pu me payer en rognant sur les légumes et la viande fraîche, m’avaient vu passer, en quelques semaines, du Grégory Corneille discret plongé dans les bouquins à « Roucas », l’attraction du moment.

— Non, le Dahlia noir, un polar.

Il se fendit d’un soupir désabusé.

— Ah dommage, j’aurais bien écouté une histoire belge, t’es trop fort quand tu les imites, une fois, répondit-il avec un clin d’œil.

— Une prochaine fois, mec. Je dois rentrer.

Je me levai et tendis la main vers le bus orange qui approchait. Seb me tapota l’épaule puis s’éloigna vers le terrain de basket.