Réponse à "de la tragédie"
de Purrgundy
I feel stupid, and contagious
Here we are now
Entertain us
Yeah
J'arrive pas à articuler quand je fais mon eyeliner, mais mon corps bouge tout seul. L'anglais, c'est pas mon truc, mais on s'en fout. La musique, ça se ressent. Et c'est pas parce que je comprends pas tout ce qu'il dit que je peux pas partager sa rage, son ras-le-bol de cette société de merde et de tous ceux qui en font partie. Je me sers de mon khôl comme d'un micro, secoue mes cheveux en rythme, hurle en yaourt. Ce mec avait tout compris. C'est pour ça qu'il s'est pendu.
Le solo de Kurt m'emporte, j'ai soif. Puis d'un coup, silence. Le reflet du visage de mon père me transperce ; c'est chaud, je vais encore me faire engueuler. Les bras croisés, le regard noir, on ne tape pas du pied pour les mêmes raisons. Il fout les jetons, j'ai failli me foutre du crayon dans l’œil. J'attends qu'il me fasse la leçon, comme d'hab.
« Je t'ai déjà dis mille fois de mettre la musique moins fort. »
Je roule des yeux avant de rajouter encore un peu de noir autour. Mon frère va encore m'appeler son « petit panda ». Je fais genre j'aime pas mais en vrai, il ne pourrait pas me faire plus plaisir. Dans un soupir, je crache :
« C'était pour pas t'entendre baiser ta pétasse. »
Son visage change de couleur, devient encore plus blanc que le mien. Je ne pensais même pas que c'était possible. J'ai peut-être été un peu trop loin sur ce coup-là, mais c'est trop tard pour reculer. Il faut que je me barre, et vite.
« Retire tout de suite ce que tu viens de dire !
- Laisse-moi passer, j'ai cours. »
Je tire sur la bretelle de mon vieux sac à dos, décorée de messages au blanco et de pin's, qui dépasse de sous mon lit. J'essaie de garder la tête froide, il me suit du regard. Je balance le sac sur mes épaules. Le daron n'a pas l'air de capter qu'il est trop léger pour qu'il y ait quoi que ce soit à l'intérieur. Il ne me quitte pas des yeux, il sait que ça me fout le seum. Il a envie de me frapper, mais il ne le fera pas. Il a trop peur de perdre la garde alternée du seul gosse qui lui reste. Cheh. Je fais gaffe d'avoir mon portable : c'est bon, je peux y aller. Je passe devant lui, il ne dit rien. Il n'a rien besoin de dire, je sais qu'il est en mode Cerbère. Je dévale les escaliers à toute vitesse, prends mes clés. J'ai pas le temps d'ouvrir la porte que la pétasse me saute dessus avec une boite plastique mal fermée.
« Tiens, je t'ai fais des cookies ! Tu peux les partager avec tes amies à la récré, si tu veux ! »
Je lui réponds par une pokerface. Je la regarde de la tête aux pieds. Elle croit j'ai 4 ans ou c'est comment ? Elle fait pitié. J'en peux plus.
« Tu... peux aussi les manger toute seule, hein.
- Non mais tu te prends pour qui, sérieux ? T'es pas ma mère et tu le seras jamais, t'entends ? Jamais ! »
Je sors en claquant la porte. Fais chier, putain. Vas-y j'ai trop la rage. Je m'éloigne de plus en plus sur la route du collège. J'arrive pas à me calmer. Je cherche mon paquet de clopes dans mon sac : rien. Merde, la pétasse a dû fouiner pendant que j'avais le dos tourné. Et après, ça s'étonne que je prenne mon portable jusque dans les chiottes... La vérité, ça me fume. J'ai les mains qui tremblent tellement je suis soûlée, mais j'arrive quand même à démêler le sac de nœuds qui pendouillait de ma poche. J'enfonce les écouteurs dans mes oreilles, ma playlist se lance toute seule. Dave Grohl est le seul à pouvoir me calmer, je marche à son tempo. Si j'ai plus de souffle, c'est parce que ce mec a trop de talent. Je passe devant le Casino, m'y arrête. J'achète une canette de bière fraîche, un paquet de chewing-gum à la menthe et une mandarine. Le mec à la caisse a l'habitude, il ne s'étonne plus de me voir traîner ici. Il ne lève même pas les yeux sur moi. C'est dommage, il est bg. Pas comme ces tocards du bahut... Berk. Rien que d'y penser, ça me fout la gerbe.
Je planque tout ça dans la grosse poche de ma boge, passe devant la boulangerie et monte les trois marches du bureau de tabac d'à côté. Je craque mon dernier billet pour une boîte de roulées et un briquet. Les autres les roulent eux mêmes, c'est moins cher, mais bon ils n'ont pas Big Brother à la maison. J'aime bien rouler des cigarettes, ça me détend. Et puis, je suis douée, c'est ma mère qui me l'a dit. Elle, au moins, elle me comprend. Enfin, quand on n'est que toutes les deux. Mais ça n'arrive plus aussi souvent qu'avant.
Je remercie la petite vieille et m'en grille une devant sa vitrine. J'en peux plus d'attendre. La chaleur me brûle les poumons, ça me fait du bien. A chaque latte, je me sens mieux, plus légère, comme si ma colère partait en fumée, elle aussi. Enfin, je ne pense plus à rien, ni au daron et sa pétasse, ni à la madre et son vieux pervers de copain. Putain, ça fait du bien. Faut que je bouge. Mais j'ai trop la flemme. Ugh.
Ding, ding. Je sors mon portable de ma poche, ouvre le message : c'est mon frère. Il veut savoir si je suis en cours. Je regarde l'heure, il faut que mon alibi soit crédible. Je passe devant une poubelle, écrase mon mégot sur le rebord, et pianote une réponse.
« Pas cours ce matin, prof malade. »
Que j'y aille ou pas c'est la même. La sorcière qui nous apprend la physique peut pas me voir, ça l'arrange, et moi aussi. Personne ne se rendra compte que je ne suis pas là – même quand je suis là, personne me voit de toute façon. Tant mieux, comme ça je peux sécher pépouze. Puis je m'en fous, j'irai cet aprem. On a français, j'aime bien. Le prof, c'est mon gars sûr, il est trop beau, et puis en ce moment on étudie les poèmes de Rimbaud. Lui au moins, il parle avec le cœur. Lui, au moins, il en a un. Et puis c'est teeeeeellement vrai ce qu'il dit. Il y a sa photo en couverture. Il était beau gosse, on a les mêmes yeux. Il voit ce que je vois, il dit ce que je pense. Il parle de spleen, c'est plus joli que « depression »... Moi, je le crois plus que la psy qu'ils m'ont flanqué. Elle est encore plus tarée que moi, elle analyse tout ce que je dis, c'est badant de ouf. Je sais qu'elle raconte tout aux parents en plus, alors je lui raconte pas tout non plus, faut pas déconner. Elle est de leur côté. Moi, je suis toute seule. Rimbaud aussi il était tout seul quand il a écrit le bouquin. Lui, il sait ce que ça fait, d'être mélancolique. Moi aussi mais je ne sais pas aussi bien le dire. Comme Kurt, il avait tout compris. Comme Kurt, il est mort jeune. Coïncidence ? J'pense pas.
« Ca te dit d'aller faire les boutiques ? »
Sami sait que je pourrais jamais lui dire non. Bolosse. J'déc', je l'aime trop, c'est le sang. Je lui réponds d'un « oki » en évitant un tronc d'arbre de justesse. Ma playlist reprend. Je sais déjà quelle va être la prochaine chanson. C'est la seule habitude qu'il me reste de ma vie d'avant. Je marche jusqu'à un arrêt de bus. Je suis toute seule, mais vu l'heure qu'il est, c'est pas étonnant. Je lève les yeux ; 16 minutes jusqu'au prochain bus. Ça va, j'ai le temps. J'en profite pour ouvrir ma canette et boire quelques gorgées. Avant que je m'en rende compte, elle était vide ; ils mettent vraiment rien dans ces trucs-là, quelle arnaque, j'te jure. Sami m'a dit d'arrêter l'alcool, je lui ai répondu que c'était pas mon père et que je faisais ce que je voulais. Je sais qu'il a peur que je finisse comme Amy, mais je ne suis pas à son niveau quand même, abuse pas. Tiens, en parlant de la sister, faudra que je demande de ses nouvelles au fraté. Son portable passait mal la dernière fois, j'ai rien capté de ce qu'elle me disait. Quelle idée d'aller se paumer dans les montagnes au fin fond du Canada aussi... En France, elle aurait eu du réseau. On aurait pu se voir. Mais elle a préféré se barrer loin des problèmes, loin de nous, loin de moi. Traîtresse. Je devrais la détester mais j'y arrive pas. Elle aussi, c'est une bolosse, mais c'est ma vie wesh, comment j'l'aime.
Je soupire. J'aime pas penser à elle comme ça. Je préfère me rappeler le temps où maman nous appelait ses « trois mousquetaires », où on pouvait jouer dans le jardin et faire les cons sur le canapé sans se faire gueuler dessus par un vieux réac' parce que « mettre les pieds sur la table, ça ne se fait pas, gna gna gna ». Sale bourge. J'le déteste. Ma mère c'est trop un aimant à bouffons, t'façon. Je me demande si elle sait qu'il me mate le cul quand je suis chez elle. Faudra que je lui dise, elle finira peut-être par le quitter et on pourra enfin être tranquille toutes les deux. Les mecs, c'est tous des connards, sauf mon frère.
Les 10 minutes les plus longues de ma vie, ugh j'en peux plus. J'allume une clope, me sers de la canette comme cendrier. Une grand-mère vient s'assoir à côté de moi. Elle a pas l'air rassurée... Je fais si peur que ça ? Son caniche me monte par la jambe, avec sa petite queue qui frétille. La mémé lui ordonne de se calmer, tire sur la laisse pour qu'il me foute la paix. Il est trop choupi avec ses gros yeux noirs. Je gratte le haut de sa tête, il en redemande. Arrête de me faire sourire, boule de poils. La vieille me laisse faire mais me juge du regard. Ça va, c'est bon, c'est pas parce que j'ai les cheveux décolorés et un hoodie de Rammstein que je vais sacrifier ton clébard à Satan. Il me lèche le genou. Je n'aurais pas dû mettre un jean aussi destroy aujourd'hui. Il me chatouille. Arrête de me faire sourire j't'ai dit, sale clebs.
Le bus arrive enfin. J'écrase ma cigarette, la fait glisser dans le trou de ma canette et jette le tout dans le sac poubelle qui pendouille sur le côté du banc. Je sors ma carte d'abonnement, la passe sur la machine, bip. Je trouve une place au milieu, il n'y a pas grand monde, mais vu l'heure qu'il est, c'est pas étonnant. A peine assise qu'un mec se glisse sur le siège à côté de moi. Il me sourit. Non, mais sérieusement ?! Me regarde pas, là, qu'est-ce t'as ? T'as la cinquantaine, t'as pas le droit de sourire à une ado, sale pédo. Heureusement que ma mère n'est pas là, elle se serait maquée avec, lol. Je le pousse avec mes genoux pour pouvoir descendre. Sami est là. Il m'attend avec un grand sourire. Dès que je m'approche de lui, il m'embrasse le front. J'ai l'impression d'être à la place du caniche. Je comprends pourquoi il était content. Ça me fait sourire. Mon frère le sait, je ne peux jamais rien lui cacher. C'est flippant des fois.
« Alors, t'as une idée de ce que tu veux ?
- Hein ?
- Bah, ouais, pour ton anniversaire ! Rien de trop cher, je te préviens. Je suis étudiant, je suis fauché, mais au moins j'ai 10 % de réduc' pour t'acheter des fringues ! »
Ah oui, l'anniv, j'avais zappé. La semaine prochaine, j'aurais 15 ans. Il savait très bien ce que je voulais. Il savait très bien qu'il ne pouvait pas me l'offrir.
« Mon émancipation.
- On en a déjà parlé. T'as pas l'âge.
- Je sais. Encore 372 jours à attendre.
- Et puis t'irais où, hein ? T'as pas d'argent j'te rappelle.
- Chez toi ? »
Sami sourit, baisse la tête, embarrassé. Il galère, lui aussi, je le sais. Il essaie de me le cacher mais entre la fac, son boulot, sa copine, il ne sait plus où donner de la tête. Et pourtant, il a réussi à trouver un créneau pour être avec moi, ici, tout de suite. Il est là pour moi. C'est le seul sur qui je peux compter, le seul qui ne m'a jamais abandonné, le seul qui est resté le même. Heureusement qu'il était là. Sans lui, je me serais déjà coupé les veines.
« Fais pas cette tête, j'te fais marcher. »
J'aime bien le faire râler, c'est marrant. Il croit toujours à mes conneries, en plus. Ça ne l'empêche pas de me gâter comme une princesse. On s'arrête pour grailler un kebab vite fait avant que j'aille en cours. J'ai envie de pleurer. Plutôt crever que de lui montrer les larmes qui montent. En plus, j'ai pas envie de ruiner tout mon make-up. Heureusement, il ne remarque rien tant que je suis dans ses bras. J'évite de le regarder en face, et je m'éloigne dans la rue piétonne. Je vais retrouver Rimbaud.
Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, qu'il disait.
J'essuie mes larmes dans le reflet d'une vitrine. Wouah, le look de panda est on point. Sami se fouterait bien de ma gueule s'il me voyait. Je frotte comme je peux les traces de mascara avec ma manche.
372 jours.
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Smells Like Teen Spirit | Chapitre | 3 messages | 3 ans |
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