Chapitre 8 : Le Corrompu, honnête geôlier de la Déesse
Sentia se réveilla avec une sensation dérangeante, venant du bout de son nez. Elle s’aperçut peu à peu que ce dernier était froid, de même que l’intégralité de son corps. Elle ouvrit les yeux et réalisa qu’elle s’était assoupie sur de la neige. Elle se mit à genoux et considéra les alentours. De la neige à perte de vue, des étendues glacées ici et là, ainsi que des squelettes ténébreux et autres monstres typiques de la région qui patrouillaient autour d’elle.
Elle se concentra ensuite sur elle-même, et constata que, bien que la douleur fût toujours présente, ses blessures avaient recommencé à cicatriser. C’était comme si quelqu’un s’en occupait chaque soir, et prenait soin que ce malheureux corps ne subît pas de dommages irréversibles. Quelqu’un… ? Mais oui, la viéra ! Il n’y avait qu’elle pour avoir ce rôle. Elle qui, contrairement à Drace, l’avait toujours soutenue en silence pendant ces quatre années, avait pansé ses blessures, et pris soin de ne pas perturber sa solitude et sa réflexion. Elle avait une vive image d’elle-même allongée sur son lit, entourée de ses armes, et de la viéra tenant son bras sans mot dire, mais bientôt cette image devint si floue qu’elle ne sut plus si elle était réelle.
Sentia soupira et commença à marcher vers le nord. Arrivée à la Rivière gelée, elle s’arrêta un instant. Une tempête de neige rendait la zone impénétrable. Pourtant, une source de myste chaleureuse émanait de son centre. La jeune femme décida de braver le climat et, pas après pas, s’avança vers sa cible. Le myste était de plus en plus dense, et une magie étrange rôdait à proximité. Etrange car elle ne semblait pas émaner d’une seule créature.
— Bienvenue… Madame.
Au cœur des gorges de Paramina, un paysage insolite se livrait à la jeune femme : un coucher de soleil de toute beauté illuminait la flore gelée et se reflétait sur le carrelage infini de glace. La source du myste accueillant, épargnée par la tempête de neige qui faisait un cercle autour d’elle, dansait harmonieusement près de la jeune fille-fantôme, stationnée près d’eux et tournée vers Sentia.
— Qui est-ce ? demanda celle-ci.
— Mateus. Ou plutôt, Mateus et quelqu’un qui a eu moins de chance que moi. Elle est pour toujours liée à lui.
En effet, à y voir plus clair, Sentia remarqua une forme féminine bleue, toute droite au centre d’un carcan pourpre et noir, composé de plusieurs parties et tenant un effrayant trident. Son corps était terminé par une queue de poisson.
— C’est la Déesse des Glaces. Mateus l’a emprisonnée.
— Eh bien, conclut la jeune femme, ce Mateus n’a pas l’air de m’en vouloir. Je peux donc par…
Le trident faillit atteindre Sentia en plein ventre. Elle s’écarta juste à temps et sortit sa dague. Décontenancée à l’idée d’amocher la Déesse des Glaces, elle tenta tant bien que mal de frapper les parties sombres de la créature qui la contrôlait. Etonnamment, celle-ci sembla très vite mal en point. Mateus était-il plus faible que les autres ? Elle respira profondément et s’apprêta à repasser à l’attaque.
La Déesse des Glaces continuait à danser, tentant de se positionner devant le couteau afin d’éviter à Mateus de se prendre les coups, mais la combattante tenait bon et sa précision ne faillit pas. L’éon semblait souffrir, poussant des cris stridents et agitant sa queue de poisson de plus en plus vite.
Sentia s’arrêta un instant pour reprendre son souffle une nouvelle fois, persuadée que Mateus était proche de la fin, lorsque ce dernier lança un sort qui retourna littéralement toutes ses convictions.
La jeune fille hurlait, la tempête faisait rage, et la combattante fut instantanément envoyée dans les airs sans signe avant-coureur. Sentia retomba sur la neige, incapable de respirer, et ses membres furent de nouveau très froids, au point de lui causer de nouvelles douleurs. Très vite, elle essaya de se relever mais une quantité phénoménale de neige s’abattit sur son dos et la plaqua sur le ventre.
— Relevez-vous ! Ce n’est pas fini ! criait le spectre.
Mais Sentia ne l’entendait pas. Noyée sous des montagnes de neige, elle nageait dans le vide, le regard absorbé par un blanc absolu, les membres gelés incapables de rencontrer le moindre rayon du soleil couchant. D’autres quantités de neige s’échappaient des hauteurs de Paramina et couvraient la Rivière gelée, comme une invitation à l’hérésie et au massacre. L’avalanche se poursuivit durant de longues secondes, pendant lesquelles Mateus était toujours protégé du moindre flocon dans une sphère d’air, et la jeune fille avait évité le pire en volant haut au-dessus de la scène. Toutefois, à l’instant où le torrent de neige s’arrêta de rouler, elle fonça vers le bas, à l’endroit où sa compagne gisait.
— Où êtes-vous ? questionna-t-elle, inquiète. Je ne peux pas accepter votre défaite ! Vous devez survivre !
C’est alors que les mètres de neige laissèrent place à une formidable explosion, qui créa un passage entre l’extérieur et Sentia. Cette dernière respira bruyamment, expectorant du liquide de son nez et de sa gorge, et portant ses mains à sa poitrine. À bout de forces, au fond du trou, elle avait lancé un sort de Ravage qui avait réussi à atteindre la surface.
— Vous pouviez faire attention ! fit le fantôme, que le sort avait traversé.
Incapable de répondre, la jeune femme continua de respirer, de plus en plus régulièrement, de moins en moins effrayée. Elle était vivante. Sa magie noire l’avait, encore une fois, tirée d’un mauvais pas, et ses capacités physiques avaient réussi à amener son adversaire dans un état critique. Ledit adversaire étant particulièrement dangereux tel quel, il fallait l’achever le plus rapidement possible. Cependant, Mateus, qui avait observé la scène, ne le voyait pas de cet œil et s’activa à relancer des mottes de neige dans sa direction, ponctuées de piques de glace.
— Concentrez-vous ! recommanda la jeune fille, et Sentia sut à cet instant ce qu’elle avait à faire.
— Concentration !
Une fois encore, elle regagna toutes ses capacités magiques, et en profita pour faire appel à l’élément Air qui avait été crucial contre Hashmal, et tellement d’autres fois par le passé. Désormais apte à voler, identiquement à sa jeune compagne, il ne lui resta plus qu’à éviter les soufflets de neige qui s’abattaient sur elle par dizaines, et à détruire les piques de glace à l’aide de son arme avant qu’ils pussent l’atteindre.
L’apôtre des Poissons était constant dans son offensive, cruel dans son adversité proportionnellement à ses capacités, habile dans ses charges, et puissant dans ses sorts. Mais Sentia, mue par un désir croissant de… de quelque chose qu’elle ne s’expliquait pas, sautait, volait de plus en plus haut, apaisant ses peurs, gelant sa souffrance, et détruisant charges et sorts d’une même impulsion de rage.
— Couvre-moi de neige ! s’exclamait-elle. Gèle-moi jusqu’à la mort ; je demeurerai toujours ici ! Les saisons changeront… mais pas moi !
Balayant la dernière salve lancée par Mateus, elle vola jusqu’à lui et, espérant le pardon de la Déesse des Glaces, se concentra une dernière fois pour lancer le plus puissant éclair qu’elle eût jamais produit.
Déesse et geôlier à terre, Sentia haletait, tandis que la tempête de neige autour d’elle se calmait peu à peu. Sentant ses propres entrailles prises par l’électricité qu’elle avait générée, elle prit le temps de laisser celle-ci quitter son corps, et d’admirer la magie doucereuse de glace se matérialiser en médaillon qui tomba sans bruit au creux de la neige.
— Fantastique ! fit la jeune fille en l’enlaçant. Comment vous sentez-vous ?
— Je me sens… bien, répondit-elle en se laissant tomber en tailleur. Et puis tiens, puisque tu t’es décidée à dire quelque chose de gentil, je vais te faire une confidence.
— Je sais ! Vous allez m’expliquer cet élan poétique que je n’aurais jamais soupçonné chez vous.
— Ce n’est pas cela, sourit Sentia, mais c’est peut-être lié. Je pense que j’ai ressenti quelque chose de fort durant ce combat… parce qu’il m’en rappelle un autre. Que j’ai dû terminer de la même manière. Je l’ai combattu ici même, à Paramina, pour protéger les copains d’Ephédrine qui habitent dans le sanctuaire. J’étais dans une zone voisine, avec mes amis, et… la viéra a utilisé une flèche dimensionnelle de foudre pour entamer l’énergie vitale du dragon. Yong, c’était son nom. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans cette flèche. Ça aurait été la première défaite de tout l’Empire… Par la suite, tout le monde s’y est mis. Bergan bien sûr, Drace, notre ami seeq, et puis… Lui, bien évidemment. J’ai tout donné, ce jour-là. Lorsque nous sommes sortis victorieux de cette bataille, j’ai su que j’avais la force d’affronter… beaucoup plus dur. Et j’ai cru comprendre que Yong allait laisser la place à un autre dragon, un de ces jours…
— Ce n’est pas vous qui l’affronterez, commenta le spectre en s’éloignant de quelques pas. C’est une équipe particulièrement… Enfin peu importe. J’ai la capacité de lire dans les pensées donc je connaissais déjà cette anecdote, mais j’ai apprécié vous l’entendre raconter de vive voix.
Sentia ressentit soudain une vive douleur émotionnelle maltraiter son cœur. Pourquoi n’était-ce plus possible de revivre de tels moments de camaraderie ? Pourquoi le groupe avait dû être dissous, et de la pire des manières ? Pourquoi n’était-Il pas plus affecté que cela par la perte de cette bonne entente, Lui qui avait été le trait d’union entre tous les membres de la bande ? En plus d’avoir jeté ses sentiments amoureux, Il semblait avoir perdu toute conscience amicale. Quant à elle, elle était condamnée à cette existence misérable dans laquelle Il l’avait enfermée pour toujours.
Nerveuse et exténuée, elle s’exclama :
— Je veux mourir !
Annotations