Chapitre 9 : La Figue et le Sycophante

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— Après la tempête de neige, une tempête de sable ! Allons bon.

Après une nouvelle nuit passée aux bons soins de la viéra, la combattante de trente-deux ans progressait lentement dans une contrée désertique, loin vers le sud. Elle avait déjà choisi son arme pour le combat à suivre : ce serait l’épée à deux mains.

— Cette saleté de Dalmasca ne mérite pas mieux que ces fichus déserts pleins d’alraunes pourris et de loups enragés.

Obligée de fermer les yeux, elle avançait en se fiant à son instinct, à la sensation au bout de ses pieds, ainsi qu’au myste environnant.

— Et mince, il n’y a pas cette maudite gamine pour me guider…

Arrivée à la Faille centrale, elle releva la tête et s’arrêta un instant, créant une bulle d’air autour d’elle afin de mieux respirer.

— Bienvenue au Désert ouest, ma chère. Je t’attendais.

Sentia trembla. Qui venait de parler ? Elle pouvait parier qu’il ne s’agissait nullement de la jeune fille qu’elle connaissait. Qui d’autre ? La voix était féminine, et peu humaine. Elle décida de lancer un tourbillon d’air vers la source du son. Mais s’il s’agissait au final du petit fantôme ?

« Tant pis », se dit la jeune femme en lançant son sort, « elle me pardonnera. »

Le vent se fraya un chemin à travers le sable jusqu’à encadrer une créature droit devant elle, avant de se dissiper. Sentia n’avait pas eu le temps d’observer les détails, mais il s’agissait visiblement d’un nouvel éon, de taille beaucoup plus petite que les précédents, et dont les couleurs les plus perceptibles étaient le rouge et le vert foncé. Elle n’était pas sûre, mais le monstre avait peut-être le visage masqué.

— Je vois qu’on est curieuse ! fit la voix d’un ton que Sentia ne supportait déjà pas. Très bien, me voici.

Comme pour Mateus, les particules qui gênaient la vision s’envolèrent, et la brune put cette fois distinguer très clairement le masque qui recouvrait le visage de la belle parleuse. Son corps avait des traits de cheval, comme des sabots. Elle était également ailée et possédait de petits canons au niveau des épaules. Enfin, son corps de manière générale était jonché de motifs paranormaux qui lui donnaient la chair de poule.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? l’interpella la créature. Je pensais que tu avais une amie du signe du Sagittaire ? Serait-elle plus belle que moi ?

— Shemhazai ! Je t’ai cherchée partout, s’exclama une voix familière. Voyons, ce n’est pas ainsi que l’on s’adresse à…

— Tut-tut-tut, l’arrêta tout de suite l’éon. Toi, la souillon de Gerun, tu rabats ton caquet et tu me laisses travailler.

La silhouette abattue du fantôme apparut alors derrière la femme-jument, et s’approcha de Sentia. Cette dernière décida de parcourir la distance qui la séparait de l’éon, et prépara son épée.

— Oho ! Crois-tu être supérieure au pouvoir des âmes, ma très chère ? C’est ce que nous verrons.

Et Shemhazai tira depuis ses mini-canons une salve de sorts dont émanait une lueur pourpre ou rose.

Ne réussissant pas à tous les éviter, Sentia s’en reçut certains en pleine tête, et fut aussitôt en proie à une vive douleur.

« Je ne dois pas abandonner », se dit-elle en dégainant son épée. « Je ne ressens pas un pouvoir aussi gigantesque que celui des précédents garnements. Je peux m’en sortir ! »

Et elle décocha les premiers coups à l’éon, a priori troublé.

— Continuez ! l’encouragea le spectre. Concentrez-vous ! Vous en manquez plusieurs.

— J’ai mal à la tête ! cria Sentia en faisant de son mieux pour atteindre sa cible.

Et en effet, malgré une douleur qui gangrénait ses nerfs et son moral, malgré l’épée qui atterrissait dans le vide certaines fois, ses attaques portaient globalement ses fruits. Shemhazai ripostait, sortant ses bras qui formaient une arbalète et décochant à son tour des carreaux qui atteignirent la combattante aux chevilles et aux épaules. Elle bougeait énormément en se battant – Sentia put se rendre compte, lorsqu’elle était tournée de l’autre côté, qu’un étrange récipient, comme un sablier décoratif, pendait de sa longue queue. Atteinte au point de mettre un genou à terre, la créature rassembla un champ de myste autour d’elle et murmura quelque chose d’inaudible.

— Attention ! prévint le fantôme. Cachez-vous !

La combattante obéit juste à temps, en allant se réfugier de l’autre côté de la faille. Derrière elle, Shemhazai sautait, raclait le sable de ses sabots, tournait en l’air, chargeait ses canons, et poursuivait ses incantations. Soudain, elle se tourna vers Sentia :

— Toi ! Tu as quelque chose sous ton habit.

— Je n’ai rien qui t’appartienne.

— TU MENS ! Montre-moi ce fruit défendu que tu caches depuis si longtemps…

— Je n’ai rien ! insista la jeune femme en joignant le geste à la parole et… en touchant un solide sphérique au niveau de ses côtes.

Elle en sortit un fruit violet, qu’elle porta aux lueurs du soleil pour être sûre qu’elle ne rêvait pas.

— Madame ! cria alors le spectre. Ne l’écoutez pas ! Et continuez à fuir !

Shemhazai lui envoya immédiatement un carreau d’arbalète qui la fit tomber sur le sable. La seconde d’après, au milieu de ses hurlements, la plus spectaculaire attaque magique à laquelle elle eût jamais assisté se produisit. Une masse noire, verte et violette décupla de volume en quelques secondes et explosa dans le désert, produisant un bruit sourd et faisant fuir les hibours et aigles plongeurs. Certains d’entre ceux-ci, touchés par le gigantesque sort, s’effondrèrent sans se relever.

— C’est le bombardement d’âmes, expliqua la jeune fille en redressant péniblement sa petite tête. Dès qu’elle le prépare, vous fuirez. C’est promis ?

Sentia ne pouvait pas distinguer ses yeux mais elle avait l’air anormalement sérieuse et émue. Shemhazai était-elle si dangereuse que cela ? Que se serait-il passé si elle avait subi ce déchaînement astral ? Et puis d’abord, comment cela se faisait-il qu’un éon fût doté de parole ? Mais avant qu’elle eût pu obtenir une quelconque réponse à ses questions, elle sentit une main humaine tapoter son épaule.

— Quoi encore ? dit-elle en se retournant, avant de s’immobiliser bouche bée.

— Bonjour, dit une nouvelle voix féminine.

Sentia recula de plusieurs pas et porta les mains à sa poitrine.

« Non. C’est… C’est impossible », se dit-elle. « Celle que je vois ne peut pas exister ! »

Et pourtant, une femme aux cheveux courts rouges comme la braise et rêches comme de la paille, de petite taille et à la jambe droite éclopée lui souriait.

— Courez ! répéta le fantôme avant de se recevoir un nouveau carreau.

Mais Sentia ne l’écoutait plus. Hébétée, elle entama sa marche vers la nouvelle venue, incrédule et émerveillée. Cette odeur… cette démarche… ces petits yeux qui ressemblaient tellement aux siens… et surtout, ce sourire…

— … Maman ?

— Mais oui, c’est moi, répondit la rousse.

Sentia tomba à ses pieds et éclata en sanglots.

— Il y a tellement de choses que je voulais te dire ! J’ai tellement souffert de ton absence ! Mais le plus important est : pourquoi m’as-tu abandonnée ? N’as-tu pas de cœur ? As-tu vraiment cru que j’allais pouvoir survivre sans toi ?

La rousse sourit et répondit :

— Pourquoi je t’ai abandonnée ? Mais c’est très simple. Je me suis aperçue – trop tard – que tu étais inutile. La preuve en est que tu n’as jamais été qu’un fardeau pour ton père. Un fardeau également pour ceux qui ont tenté de prendre soin de toi après lui, et pour l’Empire de manière générale. Regarde-toi ! tu es pathétique. Je n’ai pas enfanté d’une telle honte pour la voir finir dans les larmes.

Et là-dessus, elle dégaina une épée que Sentia connaissait très bien.

— Voyons ce que tu vaux au combat !

Face à l’épée d’émeraude, Sentia dégaina le sabre qui représentait le titre qu’elle avait tant chéri.

— Mais je ne peux…

Sans transition, la rousse l’attaqua. La lame de l’épée la blessa à l’épaule gauche, et s’apprêtait à frapper de nouveau. Comment faire ? Pouvait-on combattre ses propres parents ? À quoi cela rimait-il ?

— Pourquoi ?

Malheureusement, la boiteuse semblait très loin de toute volonté de répondre. Sérieuse dans sa démarche, elle jetait ses forces dans la bataille et son second coup promettait d’être dévastateur. La brune ravala ses larmes et se mit en position de défense.

Fer contre fer, mère et fille se livraient un combat qui devint sans merci, Sentia tentant de trouver un point faible à la technique minutieuse de sa génitrice, et celle-ci exécutant des assauts francs et précis. La brune se retrouva rapidement en position de difficulté : jamais de sa vie elle n’avait eu affaire à bretteur si doué, si agile, et si déterminé. Il s’agissait là sans hésitation du niveau de Drace : le sommet de l’escrime d’Ivalice. Elle parait tant bien que mal, ne positionnant pas son sabre de la meilleure manière à chaque fois, et ses pieds, devant tant d’acharnement, ne pouvaient que reculer. La rousse ne lâchait pas son sourire narquois ni son expression maligne tandis qu’elle enchaînait les combinaisons.

En même temps que la brune se concentrait pour au moins cesser de reculer, une question la taraudait : comment diable était-il possible de faire autant avec une simple épée à une main ? Sa mère attaquait, parait, et se déplaçait avec une fluidité inégalée à l’aide d’une arme certes mythique, mais qui n’était pas faite pour ces effets. Sentia l’avait utilisée maintes fois depuis qu’elle l’avait ramenée de la Vieille Archadès, et jamais elle n’avait réussi à se mouvoir avec autant de classe et autant de facilité, en la tenant dans sa main.

— Allez-y ! fit la voix de la fillette au-dessus d’elles. Il ne faut pas réfléchir !

« Facile à dire », pensa Sentia, « tu es la fille de dieux ! »

Perdant définitivement l’avantage, elle recula une dernière fois avant d’être désarmée par surprise.

— Alors ? dit la rousse en plaçant sa main libre sur son côté. On a perdu sa grosse épée impériale ? On a oublié du coup comment se battre ?

Sentia n’aimait pas du tout le ton qu’elle prenait, mais sa gorge était toujours nouée par l’émotion et elle n’osait pas, et surtout ne pouvait pas contre-attaquer. Elle s’apprêta à lancer un sort lorsque la voix du spectre s’éleva à nouveau :

— Surtout pas ! Vous allez finir cramée !

Elle avait raison. D’après la vieille Bérale, sa mère était la plus grande mage noire de tous les temps – encore davantage qu’elle-même. Il ne valait mieux pas la provoquer sur ce terrain-là. Mais que faire ? Sentia ne pouvait attaquer ni physiquement, ni magiquement, ni faire usage de techniques ou d’objets offensifs. Avait-elle perdu ? Elle observa alors Shemhazai qui, abritée derrière la faille, se délectait du spectacle. Que signifiait tout cela ?

— Elle vous manipule ! hurla le fantôme avant de subir deux carreaux consécutifs du Sagittaire.

Manipule ? Comment était-ce possible ? C’était bien sa mère qu’elle avait devant elle, il n’y avait pas de doute possible… Mais elle était morte ! Quand bien même, elle avait tellement besoin d’elle… Elle devait être vivante… Son mal de tête s’intensifia et elle se mit à trembler.

— Oui ! s’écriait sa mère. C’est cela ! Tremble ! Frémis à mes pieds comme la misérable gueuse que tu es.

Sentia se pinça les lèvres pour ne pas pleurer. Ses yeux parcoururent rapidement la scène. Il y avait encore un espoir de s’en sortir… Pour cela, il fallait simplement que le climat fût de son côté. Elle s’aperçut avec enchantement qu’une bourrasque de sable s’approchait depuis le sud. Dès qu’elle fut à son niveau, elle s’y jeta et récupéra son arme au sol, avant de foncer sur la rousse abasourdie. Cette dernière détecta sa présence, mais pas assez vite pour éviter le coup de sabre que sa fille avait préparé depuis la tornade sableuse, et qui trancha son corps en deux.

Sans attendre, la combattante se rua vers Shemhazai, qui s’était mise à vaciller. En quelques coups d’épée, l’éon tomba, murmurant :

« Comment tu as osé !... Fille indigne ! » avant d’expirer.

Sans enthousiasme, Sentia récupéra le médaillon du Sagittaire et le plaça autour de son cou avec les autres. Puis elle retourna de l’autre côté de la faille, là où le faux corps de Sophia Larse avait brièvement figuré.

— Ma mère n’a pas eu la vie tendre, et je n’ai sans doute jamais été un ange pour quiconque, mais elle ne m’aurait jamais parlé de cette manière. Je sais au fond de moi que ma naissance a été pour elle sa plus grande réussite… certainement pas un échec.

— Pourquoi l’épée ? À mains nues, vous l’auriez vaincue en un instant ! questionnait la jeune fille en s’approchant.

Sans répondre, Sentia tomba à genoux, et sentit les larmes l’envahir sans prévenir :

— Il n’empêche que… Elle est morte deux fois… Je l’ai tuée deux fois !

L’ayant rejointe, le fantôme tendit un bras vers ses épaules et baissa la tête.

— Au moins, maintenant, vous savez ce que cela fait, déclara-t-elle doucement.

La jeune femme leva son regard brouillé vers le ciel et cria :

— Je veux mourir !

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