Chapitre 3: La Sobre

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Sylvain réussit, il ne sait trop comment à se réveiller le lendemain.

“Tu as encore forcé sur le Gin-Tonic?”

“Ca se voit tant que ça?”

Un hologramme du styliste se tenait devant le Chevalier. Daniel était un métis aux yeux bruns. Il était légèrement plus grand que Sylvain, mais bien plus mince. Ils se connaissaient depuis leur enfance. Le père de Daniel, Frédéric d'Argent très proche de Clarke avait mené la reconquête à ses côtés, et depuis commandait à l'armée sylverienne.

"Tu comptes te sortir un peu les doigts du cul… Ou tu as besoin de mes contacts pour aller à d'autres soirées clandestines?"

"Vraiment Daniel?"

"Après tout…" Il fit mine de regarder son poignet. "A ce rythme, la prochaine fois que tu m'appelleras je n'aurais plus rien pour toi."

Sylvain croisa les bras et soupira. Il s'était attendu à un accueil glacial de son ami, mais il avait répondu, c'était toujours ça de pris.

"Crois moi tu vas vouloir entendre ce que j'ai à te dire. Tu as fini? La séquence jugement et sarcasme?"

"Tu me présentes ton amie?"

Sylvain jeta un coup d'oeil par dessus son épaule et souffla.

"C'est bon."

Il se dirigea vers sa salle de bain, referma la porte derrière lui et souffla:

“J’ai besoin de ton aide, il va falloir que tu interrompes ta lune de miel.”

“Je me doute bien que tu ne m’aurais pas appelé le cas échéant. Que se passe-t-il?”

Il veut se marier.”

Daniel passa la main dans son afro puis il éclata de rire.

“Tu lui as expliqué le concept d’un mariage au moins?”

Sylvain ne put retenir un sourire moqueur.

"Et à quelle fin?"

"A ton avis? Le score de popularité, acheter les Sobres, ce genre de chose."

"Evidemment." et il ajouta: "Et ça risque de marcher en plus." Il y eut une pause puis Daniel poursuivit: “Mais plus sérieusement, Sylvain. C’est une occasion en or.”

“Pour quoi faire?”

“Il faut en parler au prochain rendez vous.”

“Oh."

"C'est tout ce que tu as? Oh?" Daniel sonda son ami et ajouta: "Tu n'y avais même pas pensé, n'est-ce pas?"

"Je ne pensais pas que… Tu sais…"

"Que tu y serais le bienvenu?”

"Daniel je n'ai pas le temps pour ça…"

"Oh tu me permettras quelques petites réflexions, c'est de bonne guerre après tout. Je n'ai pas eu de tes nouvelles pendant des mois Sylvain, des mois."

"J'étais…"

"Occupé?"

"Oui, j'étais occupé?"

"Bien sûr. Comment était l'Entracte?"

"Bien."

"Ce n'est pas comme ça que tu iras mieux." Commenta Daniel.

Il y eut un silence, Sylvain qui évitait son regard, Daniel aurait voulu le secouer, avec vigueur de toutes ses forces, et peut être qu'à force, la couche de mou, la couche d'insensibilité et de passivité tomberait et révèlerait son meilleur ami, tel qu'il avait été dans sa prime.

"Revenons à notre sujet principal, tu veux?"

"Très bien. Je parlerai à Yasser, tu peux revenir à la réunion."

"Merci."

"Je rentre."

"Tu en es sûr?"

Daniel hocha la tête. "Je serai à Sylveria ce soir."

“Alors à ce soir Daniel.”

Il raccrocha, et l’hologramme se dissipa. Sylvain soupira profondément. Il chassa la jeune fille endormie près de lui, se doucha, se changea, et quitta une bonne fois pour toute sa chambre au palais. Sylvain décida d’annoncer à Clarke l’imminence de son départ. Il entra dans la salle du trône, où il trouva Clarke, accoudé au balcon. Il regardait au loin la ville des Sobres. Une de ses habitudes.

En contrebas des hôtels particuliers des membres de la cour, et derrière les immeubles de plus en plus haut, cinq étages tout au plus de ce côté ci des portes. Les immeubles étaient alignés, et dessinaient des rangs pastel colorés, qui partaient tous du palais, et allaient jusqu'aux portes de la capitale. La vue de cette organisation quasi chirurgicale de la ville, ce cadre mathématique de la vie le rassurait quand il sentait le désordre gronder. Et cela lui rappela ce pour quoi il se battait: l'ordre, ici, comme par delà les Portes.

Sylvain ralentit un moment, sentant son coeur battre plus vite. Beaucoup plus vite. Inlassablement. Il serra les poings s'apprêtant à rebrousser chemin.

"Tu sais que tu peux approcher?"

Sylvain s'exécuta.

"Je ne voulais pas vous déranger… Votre Altesse."

L'Empereur le regarda par dessus son épaule.

"Tu ne me déranges pas. Viens."

Sylvain s'appuya sur la rambarde à côté de lui.

"Tu as bien profité de la soirée?"

"Rien n'a changé en un an." Observa-t-il.

Il haussa les épaules, et répondit:

"Ca fait partie de l'exercice du pouvoir, contenter les Dorés, écouter leurs réclamations, et faire un peu de basse politique. C'est un cycle infini, et nécessaire. C'aurait pu être pire."

Sylvain se retint de tout commentaire.

"Hum…" Commença Sylvain, désireux de changer de sujet.

"C'est étrange de se dire qu'en un an rien n'a changé." Fit l'Empereur. "De mon point de vue, tout semble mouvementé, d'un jour à l'autre. Je passe d'une crise à une solution, à une autre crise, à une autre solution, sans réelle phase d'accalmie." Il marqua une pause, regardant les bâtiments imposants au loin. "Mais en fait, tout n'est que routine de la crise. Une constance inquiétante, qui ressemble à s'y méprendre à la fin de l'histoire."

Il reporta son regard sur le jeune homme. Seule variable a avoir véritablement changé en un an, la barbe, les cheveux longs, le visage de l'apathie. Rien ne le préoccupait plus que l'apathie.

"C'est pour cela que tes deux missions sont importantes. Le mariage parce que nous allons lancer un chantier pour rétablie la confiance dans Sobres en l'Empire. Et puis nous allons vaincre l'obscurantisme."

"Je ne comprends pas comment on peut basculer ainsi. Comment on peut faire le choix de la mort, de la douleur, et de la peine, plutôt que de vivre, de laisser vivre les autres. Merde. C'est pas si compliqué à faire comme choix. Tu veux rejoindre une secte? Non. C'est facile. On vit entourés d'imbéciles."

Un sourire en coin, l'Empereur remarqua que le jeune homme s'était ranimé.

"Tu sais comment ils sont. Faible, craintif, chétif, des atomes échoués dans l'infini, à la recherche de n'importe quoi pour s'y raccrocher. Toi et moi, nous avons l'Empire, la sécurité des uns et des autres. Et eux… Ce fut toujours le cas des moins méritants, des insignifiants, à supplier un autre de le mener, de le diriger, de prendre des décisions à leur place, à réclamer un maître. La religion, c'est ce maître qui se présente comme leur salut. Elle les cajole dans leur indigence, dans leur incompétence, tu n'es rien ici, mais tu seras là bas. Ils ont su s'en débarrasser, s'en émanciper, et regarde les, pauvres hères perdus, à supplier à nouveau pour un maître."

Sylvain demeura silencieux, son mépris pour Caedes et ses suiveurs grandissant exponentiellement.

"Nous les forcerons à être libre, nous les forcerons à être, nous les forcerons à exister pour eux même, et non plus pour des chimères."

Sylvain hocha la tête: "On fera cesser les massacres."

"Et on reconstruira la confiance, avant qu'il ne soit trop tard."

“Je venais justement vous annoncer que je partais aujourd’hui pour le Jardin.”

“Fantastique. Tu sais que Sylveria dépend de toi à présent.”

Sylvain embarqua quelques affaires, puis quitta la capitale, en direction de la cité étudiante. Au moment où il abandonna cet îlot de confort et d'opulence, les couleurs autour de lui se dissipèrent, puis disparurent complètement. Il ferma un moment les yeux, puis s'ébroua, maintenant enveloppé tout à fait de monochromatisme.

Il leva les yeux et le dôme recouvrant la Ville des Sobres s’imposa à lui, bloquant les couleurs. Il soupira un moment, regardant autour de lui, le poste de garde derrière lui, et la masse grise devant. Les immenses immeubles de la Ville Sobre s'imposaient à lui, menaçant de l'absorber tout entier. Il regarda sa paume, grisâtre, puis ses vêtements, des déclinaisons de blancs, et de moins blanc. C'était bruyant, un brouhaha compact, presque tangible.

Il enfourcha sa moto et se dirigea vers la cité universitaire, située à l'ouest. Il emprunta la route qui longeait, la périphérie de la Ville Dorée. Il passa devant le tramme bondé, et fila jusqu'à ce qu'il atteigne la bonne intersection entre le périphérique intérieur, et l'axe qui allait vers la Cité. Une fois engagé, il évita un autre tramme bondé de travailleurs pressés. Il vit ça et là des silhouettes grisées aller, pardon courir, après le tramme, jusque dans leurs bureaux, jusque dans leurs usines, de véritables mouvements d'une foule trop limitée par le temps. En défilant le long de cette route, il passa par des zones résidentielles, des édifices gris imposants, certains plus étroits que d'autres, puis les quartiers d'affaires, certains plus confortables que d'autres, et quelques espaces v… naturels. Il arriva une dizaine de minutes plus tard au niveau de la cité universitaire, son arche s'approchant de plus en plus de lui. Les bâtiments s'espaçaient, les rues se vidèrent, et rajeunirent radicalement. Il se sentit enfin respirer. Il gara sa moto, et se dirigea vers un bâtiment intégralement fait de vitres, haut de trois étages, mais particulièrement imposant. Autour de lui se succédait des petits cafés branchés, des restaurants pour étudiants, et des bâtiments brutalistes parfaits pour accueillir l’élite sylverienne. Au centre de la cité: le Jardin des Connaissances, un immense campus accueillant la crème de la crème de Sylveria.

“C’est un plaisir de vous revoir Sylvain.”

“Un plaisir également Madame Copia.”

“Installe toi.”

Natasha Copia avait été la directrice du Jardin depuis sa création il y a maintenant dix ans. Agée de 60 ans, et mariée au milliardaire Harry Copia, ils avaient créé sur les ruines de Paris un empire culturel et financier que beaucoup leur enviait. Son carré argenté impeccable et ses yeux sombres, habillé d’un tailleur de luxe.

“Il faudra que tu participes à la journée d’orientation, pour les nouveaux enseignants, mais aussi que tu rencontres le reste de l’équipe. Tu dois déjà les connaître pour la plupart. Ensuite...”

Une heure plus tard, Sylvain s’installait dans ses nouveaux quartiers, dans l’aile des enseignants. Il jeta un coup d’oeil aux manuels, aux syllabi des chevaliers, puis erra un moment dans sa chambre.

Vers vingt heures, il se décida à sortir pour s’aérer l’esprit. Il s’éloigna de la cité universitaire, et se dirigea vers le Nord, plus populaire de la ville. Il songea à prendre sa moto, puis eut peur d'attirer trop d'attention sur lui. Il marcha vers la station de tramme la plus proche. Des étudiants attendaient sur le quai, les mains dans les poches.

Le tramme était encore plutôt vide, aussi proche du terminus, le jeune homme se faufila à l'intérieur. Il s'assit près d'une fenêtre et regarda défiler la ville Sobre. Les immeubles se resserrèrent, de plus en plus à mesure que les trammes se remplirent, et se multiplièrent. Puis le paysage, cette répétition sans fin d'un motif gris clair et gris foncé, de blocs après bloc s'amenuisa, avant de se fondre tout à fait dans l'obscurité.

Le tramme s'enfonça dans les entrailles de ville, il irait plus vite ainsi. L'obscurité ponctuée ça et là de néon réfléchissait une lumière visqueuse, presque épaisse. Le tramme devenu métro s'arrêta finalement, et Sylvain émergea de la gare. Soudainement, il fut entouré d'immenses tours grises, austères, massées et pressées les unes contre les autres, courant vers le ciel. Il eut l'impression de se noyer dans une marée grisâtre, enseveli sous des briques monochromes. Il leva les yeux, regardant la cime des immeubles, et derrière, le dôme. En baissant les yeux, il suivit la façade des milles immeubles qui se pressaient autour de lui, ce kaléidoscope de logements exigus, imbriqués les uns dans les autres pour héberger autant de travailleurs que possible, autant d'opérateurs, d'ouvriers, de pions nécessaires au bon fonctionnement de la machine impériale. En regardant aux fenêtres il vit quoi mille, dix mille, cent mille copies, de cette même femme étendant du linge sur le petit balcon de son logement. Il essaya de se projeter parmi ces visages de la ville et se retrouva premièrement saisi d'angoisse, l'angoisse de l'enfermement, l'angoisse de la routine; puis peut être qu'il était apaisé? Il se retrouva soudainement à tous les envier. Puis son regard descendit davantage sur les rues bondées de travailleurs et travailleuses éreintés, sur les nerfs, à fleur de peau, épuisé, se pressant vers leur appartement exigu dans les immenses blocs résidentiels des quartiers Nords.

Il slaloma entre les passants, dépassant un bus local avançant au ralenti, car trop plein, manquant de rentrer dans un travailleur, peut être deux, voire trois. Il hésita, il pouvait marcher, ou emprunter un vélo public. Il opta pour le vélo, il irait plus vite. Il paya et s'engouffra sur une piste cyclable. Des étudiants et de jeunes cadres dynamiques filaient vers des bars ou soirées clandestines. Il se joint à eux et arriva une vingtaine de minutes plus tard dans le quartier des bars. Il gara son vélo. Il était finalement arrivé devant l'Entracte.

Il ne sait trop pourquoi il avait fait tout le trajet jusqu'ici. Il avait beaucoup pensé à elle, c'est certain, mais ce n'était pas un effort murement réfléchi, plutôt une impulsion pour fuir l'ennui. Il s’installa cette fois-ci au bar et commanda un verre.

“Une bière brune s'il vous plait.”

La serveuse lui adressa un sourire.

“Vous n’êtes pas d’ici vous.”

Le jeune homme leva les yeux vers elle. Il marqua un bref temps d’arrêt. Il la fixa un instant, incapable de répondre.

“Ai-je dit quelque chose qu’il ne fallait pas?”

“Non, pas du tout. C’est juste que j’étais perdu dans mes pensées.”

“J’ai pu voir ça. Alors, vous n’êtes pas d’ici?”

“Non en effet. Comment le savez-vous?”

Marie lui adressa un sourire encore plus éblouissant et répondit.

“Vous êtes bien trop poli. Pas une fois vous ne m’avez appelée poupée, ce qui me change.” Elle avait la voix plus grave que la plupart des femmes qu'il avait l'habitude de côtoyer. Et un léger accent, ses r étaient plus accentués que les siens, et certaines syllabes avalées.

“Je devrais peut être m’adapter aux moeurs locales en ce cas.”

Elle sourit, et fit sur le ton de la confidence.

“Je vous le déconseille, je m’apprêtais à vous offrir ce verre.”

Elle lui tendit une bouteille de bière, le gardant cependant dans sa main.

“Alors qu’est-ce que ça sera?”

“Marie, c’est bien ça?”

La jeune femme lui adressa un sourire narquois.

“Pas mal. Pas mal” Observa-t-elle.

Il sourit à son tour, commentant:

“Je pense que ça me vaudra non seulement un verre, mais aussi votre numéro.”

Elle pouffa, levant les yeux au ciel, ouvrit la bouche pour lui répondre, mais:

“Un autre verre poupée!”

Elle adressa un regard dépité à Sylvain puis se déplaça vers son client. Elle prit une autre bouteille d’alcool fort et le servit.

“Tu ne danses pas ce soir poupée?”

“Si, mais plus tard.” Répondit-elle sèchement.

“Tu me réserves ta dernière danse alors?”

Marie serra les dents.

“Non.”

“Tu en auras pour ton argent si tu acceptes. Tout ce dont une petite danseuse de ton espèce puisse rêver.”

"Vous pouvez poser cette question autant de fois que vous le souhaitez, la réponse sera toujours la même. Non.”

L’homme se redressa et prit le bras de la jeune femme.

“Je veux danser petite.”

“Vous pouvez toujours danser. Mais ce sera sans moi.”

“Lâchez la.” Ordonna Sylvain d’un ton sec.

La pointe d’autorité dans la voix dans la voix du jeune homme contraint l’homme à lâcher Marie.

“Et pourquoi?”

“Elle est déjà prise.” Rétorqua Sylvain.

L’autre bougonna quelque chose d’incompréhensible avant de partir en jetant son verre contre le buffet.

La serveuse s’approcha de Sylvain:

"Je n'ai pas besoin de chevaliers servants vous savez."

“Je pense que c’est à moi de vous donner l’addition.” Fit-il. “Ca fera un verre, votre numéro, et votre dernière danse.”

“Ne jouez pas à l'arrogant, sinon je vous fais payer le verre que votre ami a évidemment négligé de payer en partant.”

Il ouvrit la bouche, et s'apprêta à répondre mais:

“Marie, tu peux me relayer s’il te plait? Je dois partir maintenant.”

Une petite serveuse, probablement brune lui tendit une tablette tactile et un plateau.

“Oui bien sûr.”

Marie passa de l’autre côté du bar et se déplaça vers les différentes tables du bar. Le bar était plongé dans la pénombre, le peu de lumière émanant de bougies artificielles. Le public majoritairement masculin gloussait en descendant des pintes de bière. Ils portaient toujours leur uniforme, que ce soit celui des ouvriers, des banquiers près de la Ville Dorée, ou des développeurs. A mesure que l'heure passait, le bar se remplissait, et les serveuses étaient surmenées, malmenées, brusquées et harcelées. Il se demandait comment elle faisait pour ainsi courir d’un bout à l’autre du bar, slalomer entre les clients, éviter leur main au cul, leur adresser un regard noir, et les servir abondamment, débarrasser les verres vides, nettoyer les tables jonchées de miettes et de mouchoirs.

La puce dans le bras de Sylvain clignota. Il se leva et sortit. Il leva les yeux vers le Dôme tout en pressant la puce.

“Oui allô?”

“C’est Daniel. Je viens d’arriver dans la Capitale. Je devine que tu es actuellement dans un bar?”

“C’est probable.”

Daniel soupira.

“Très bien.”

Sylvain regagna la salle et vit la danseuse monter sur scène. Elle était à présent maquillée à la manière des stars de cinéma d’un autre temps. Il s’assit près de la scène, un verre à la main. Tout avait disparu autour de lui. La tourmente de la ville. Les clameurs des spectateurs. Tout n’était plus que musique et mouvement. Son regard ne quittait pas le visage de Marie. Cette dernière lui adressa un regard avant de commencer à chanter. Il y eut un premier numéro, pendant lequel, vêtue d'une longue robe foncée et moulante, elle chanta un air de jazz américain de l'ancien temps, la voix lascive, le visage expressif, avec des mimiques, et son corps qui ondulait en rythme avec la musique. Et puis elle revint, habillée d'un simple corset, assise sur une chaise. Elle dansa suggestivement en chantant, se leva, tourna autour de la chaise, puis s'approchant des spectateurs jouant avec eux, les provocant en amassant quelques billets au passage. Elle était… si belle, et quelque chose dans sa confiance ajouta à l'admiration que le jeune homme avait pour elle. Et plus simplement, il la trouvait mortellement séduisante. La musique cessa. La tourmente revint.

Il attendit que la salle de spectacle sombre dans l’obscurité, que les spectateurs rentrent chez eux, et que la nuit engloutisse Sylveria pour aller lui parler. Il repéra la loge où elle était. Et attendit à quelques pas.

“Qu’est-ce que vous faites là?”

“Ma dernière danse?”

“Ca ne sera pas pour ce soir, je dois rentrer.”

“Alors je vais revenir tous les jours de la semaine jusqu’à ce que vous m’en accordiez une.”

Elle rit. “Vous n'avez rien de mieux à faire?”

“J’amènerais des fleurs, et un panneau avec des LED disant que vous me devez une danse.”

“Et je dirais à tout le monde que vous mentez.”

“J’aurais aussi un mégaphone avec lequel je crierai que Marie me doit une danse, et je le crierai partout dans la ville.”

“Et bien.”

Elle sourit, puis déclara:

“Très bien. Alors, si vous arrivez à me convaincre, d’ici à ce qu’on finisse cette bouteille. On dansera... prochainement.”

Ils se dirigèrent vers le bar, s’asseyant de part et d’autre.

“Alors?” Fit-elle. “Vous êtes à sec avec vos traits d’esprit.”

Elle but une gorgée de vin, puis regarda Sylvain avec un sourire circonspect.

“Non, j’essaye de déterminer ce qu’il faut que je vous dise pour vous convaincre non seulement de danser, mais aussi de m’accorder un rendez vous.”

“Oh je vois, j’ai à faire avec un ambitieux.”

“Très ambitieux.”

Il prit la bouteille et bu à son tour. Elle le dévisagea et dit:

“Laisse moi voir. Tu es un client dans un bar clandestin miteux. Tu pourrais être un ouvrier, probablement fiancé à une aide soignante, et tu cherches une raison de fuir ce mariage, et ces années de ressentiment l’un contre l’autre, et du coup, te voilà. Mais non. Il y a l’accent déjà. Ta démarche. ”Elle prit ses mains, les observa et ajouta: “Tu ne fais absolument pas de travail manuel.” Elle le détailla du regard. “Les cheveux, clairs visiblement, et entretenus. Tu es riche. Et je ne vois pas ce que tu fais là, à moins d’être un mac.”

Il éclata de rire, et se pencha vers elle avec un léger sourire.

“Un mac?”

“Je n’en sais rien. Ou un de ces contrebandiers vendant de la poussière d’étoile.”

“Non, rien de tout ça.”

“Alors quoi? Tu es venu te faire braquer ta montre que tu essayes tant bien que mal de cacher sous ta manche?”

“Non plus.”

“Tu viens de la Ville Dorée.”

Il hocha la tête, gardant une certaine réserve.

“Tu es un de ceux qui se lassent des couleurs, et qui préfèrent trainer avec la plèbe dans un bar miteux monochrome.”

“J’ai fait la tournée des bars de l’autre côté, ils n’arrivent pas à la cheville de ce bar miteux.”

“Comment tu t’es retrouvé là la première fois?”

“Un ami m'a parlé de ce bar, des chansons interdites.”

La musique avait été sérieusement réglementée afin d’empêcher les excès, et de renforcer l'identité nationale, faire honneur aux racines culturelles. Se détourner de cet art philistin importé des Etats Unis, de cette décadence, de ce trop sexuel, de ce trop bas, de ce trop peu digne. On voulait encourager l'appréciation du bon art, alors on imposait une taxe sur les arts étrangers. Evidemment, les Dorés et les Sobres les plus riches pouvaient se le permettre, et allait écouter du jazz pour des sommes astronomiques. Pour le reste du peuple, et des Dorés en quête du gout de l'interdit, les bars clandestins étaient le seul exutoire, la seule capsule qui leur permettait de s'échapper momentanément de Sylveria.

“Et du coup qu’est-ce qu’il va se passer selon toi? Je vais minauder, me plier en quatre pour que tu m’emmènes voir les couleurs?”

Elle but à son tour.

“Je n’espère pas ça non. Je suis curieux c’est tout.”

“Qu’est-ce que tu veux savoir?”

“Pourquoi ce taudis?”

“Ca paie bien. C’est flexible. Pas d’impôts, ni de cotisation. Autant utiliser mes talents et me faire payer en échange. A mon tour. Pourquoi arpenter la Ville Sobre, et pas rester de l’autre côté de la barrière?”

“Je fuis la ville Dorée.”

“Pourquoi, trop de privilèges?”

“C’est à mon tour?”

“Très bien.”

“Pourquoi tu es restée si tu méprises autant les Dorés?”

“Tu n’as pas encore essayé de m’agresser sexuellement. J’imagine que je suis curieuse.”

“Ouch. Bon pas faux, on n’a pas la meilleure réputation.”

“Et pas les meilleurs ambassadeurs dans la Ville Sobre.”

Sylvain hocha pensivement la tête. Aussi elle ajouta:

“Le privilège monte à la tête, on se croit tout puissant, tout permis, et on sévit sur ceux qu’on nous a appris à mépriser.”

Il souffla. “Je suis désolé.”

Elle haussa les épaules, prit une gorgée puis passa la bouteille à Sylvain.

“Bon pourquoi tu fuis la Ville Dorée?”

“Je ne m’y sens pas à ma place. C’en est lassant.”

“Tu me sembles amer.”

“Peut être.”

“Et tu as trouvé ce que tu cherchais ici?”

“Pas encore.”

“Tu sais ce que c’est?”

“Non je crois pas. Le sens peut être.”

“Il n’y en a pas.”

"Cette conversation est devenue beaucoup trop sérieuse.”

Ils burent un instant en silence.

“La bouteille est bientôt finie.” Constata Sylvain.

Les yeux de la jeune femme se plantèrent dans les yeux mélancoliques de Sylvain.

“Plus rien n’a de sens.” Fit-elle. “On ne vit plus, on existe. On se presse vers notre boulot. Puis on mange. Puis on dort. Et on recommence. Sans aucune raison. Encore et encore. J’imagine que cette routine voyage à travers les classes. Au moins chez les pauvres, on a ce petit jeu de “ah vais-je pouvoir manger demain?””

“C’est juste.”

Il soupira, but à son tour. Marie ajouta:

“On travaille pour eux, pour toi, et les autres Dorées, exploités, et aliénés, ils continuent à agiter leur mythe du mérite sous nos yeux, pour que le lendemain nous courrions plus, trimions plus tôt, et tendions davantage le bras pour attraper le saint graal."

"L'accès aux couleurs et à la Ville Dorée?" Répondit-il.

"Le droit au repos. Et pendant qu'on court et qu'on regarde cette putain de comédie fantastiquement absurde, on oublie de s'organiser pour notre libération."

Marie but, finissant la bouteille, puis se leva.

“Du coup je n’ai pas retenu ton nom.”

“Je ne te l’ai pas donné.”

“Alors? J’aimerais savoir comment tu t’appelles avant de t’inviter demain soir.”

Il sourit de toutes ses dents.

“Sylvain.”

“Très bien Sylvain. A demain.”

Ils sortirent du bar, se retrouvant plongés dans une nuit opaque, entrecoupée des faisceaux faibles de lumière projetés par les quelques lampadaires qui fonctionnaient toujours de ce côté là de la ville. Il se demandait comment elle ferait pour rentrer chez elle dans des conditions pareilles, propice à l'agression, à l'enlèvement, et tout le reste. Il voulut offrir de la raccompagner, mais se ravisa, elle penserait qu'il était désespéré, fou ou obsédé par elle. Elle referma le bar derrière elle, et se retourna vers lui une dernière fois.

"A plus le Doré. " Elle se mit ensuite à courir vers la station de tramme la plus proche. Il envisagea de prendre un tramme vers le jardin, puis eut la nausée à la simple pensée de se retrouver coller contre des inconnus, qui sentaient probablement la bière. Il préféra rentrer en vélo, il n'était pas pressé, et la nuit était toujours jeune.

Le lendemain, Sylvain passa la journée à préparer le syllabus de son cours, pensant distraitement à Marie. Elle avait dit un truc... C’était... Un doute, il devait vérifier, peut être qu’elle était... Non. Probablement pas.
Le soir, en se dirigeant vers l’Entracte, il pensa encore une fois à cette conversation, et il devait en avoir le coeur net.

Il s’assit au bar. Il commanda un verre, Marie n’était pas encore là visiblement. Il décida de relire le syllabus, il avait fait une sélection de lectures sur des stratégies militaires, les échecs des américains au Moyen Orient, la totale.

“Tu m’as l’air particulièrement studieux aujourd’hui.”

Il leva les yeux, elle était là appuyée contre le bar.

“Qu’est-ce que c’est?” Demanda-t-elle.

“Rien, juste de la lecture.” Fit-il.

Il éteignit sa tablette, puis la regarda avec un sourire en coin.

“Je te ressers?” Demanda-t-elle.

“Oui je veux bien s’il te plait.”

Elle le servit, puis s’empressa d’aller servir d’autres clients.

“Tu comptes m’accorder davantage de ton temps quand même?” Lui demanda-t—il.

“Certainement pas avec ce genre d’attitude le Doré.”

“Très bien très bien, je vais rester sage.”

“Je préfère ça. Si tu te comportes bien, non seulement on dansera, mais en plus tu pourras peut être même rester après la fermeture.”

Et sur ce, elle lui adressa un clin d'oeil et retourna au travail. Les joues de Sylvain se foncèrent sur le champ, et il décida de se concentrer sur la scène. Bientôt, Marie monta sur scène, puis elle chanta, et il se perdit dans ses paroles, pendu à ses lèvres. Puis elle dansa, elle dansa, tournoyant sur elle même, puis perchée à une barre. On lui jetait des billets, des bijoux, et puis elle fit sa révérence. Ramassant le butin, et disparut dans sa loge.

Quand elle revint, tout le monde dansait, mais elle cherchait le beau doré aux cheveux clairs. Il était là, en retrait, la cherchant des yeux. Puis on lui attrapa le bras.

“Marie, cet homme veut danser avec toi. Et il a versé une somme très généreuse pour se faire.”

“Je te l’ai déjà dit Kitty, je ne prends plus les réservations.”

“Pas quand il s’agit de 1000 écus.”

“Kitty...”

“Je souhaite danser avec elle.” Fit Sylvain. “J’ai 2000 écus.”

“Et bien qu’est-ce que tu attends pour me les donner?”

“Les voici." Demanda-t-il.

Kitty haussa les épaules, et Sylvain la paya.

“Elle est toute à toi.”

Marie rongea son frein, elle détestait ce genre de transaction. Elle détestait qu’il ait pu sortir autant d’argent uniquement pour avoir ce sentiment de pouvoir sur elle. Dans une salle privée.

Elle l’entraina vers l’arrière de la salle principale. Des cabines s’y trouvaient, avec des rideaux en velours gris sombre.

“Je ne sais pas ce que tu attends de moi le Doré, mais peu importe les deux mille écus, tu n’auras pas de services optionnels.”

“Assieds toi.” Fit-il.

Elle s’assit, et le regarda monter sur la plateforme centrale. Il se mit à bouger ses bras en rythme avec la musique, puis retira sa veste et la lui lança, en essayant d’être aussi sexy qu’il pouvait. Marie éclata de rire malgré elle, puis elle fit mine de lui jeter des billets.

“Pas mal pour un bleu hein?”

Elle rit, puis se leva, et le rejoignit sur la plateforme.

“Tu as des progrès à faire en terme de souplesse, mais c’est pas mal.”

Il rit à son tour, puis plongea ses yeux dans les siens.

“Pourquoi tu voulais une salle privée?” Demanda-t-elle, méfiante.

“Parce que je voulais avoir le temps de continuer notre discussion d’hier.”

“Oh. Par rapport à quoi?”

“L’absence de sens.”

“Et bien?”

“Je ne sais pas. Tu penses vraiment qu’il n’y a pas de sens?”

“Oui. Peut être. Peu importe non?”

“Tu disais que les Sobres étaient exploités, et que tout ce à quoi vous aspiriez c'est le droit de repos. Qu'est-ce que tu entendais par là?”

Elle écarquilla les yeux, et voulut faire un pas en arrière. Mais elle se ravisa et déclara:

“Peut être. Je ne sais pas.”

“Tu disais que vous ne vous organisiez pas parce que vous êtes trop distrait pas cette comédie absurde.”

“Peut être.”

Sylvain s’arrêta, puis il lui demanda:

“Il y a à boire ici?”

Elle descendit de la plateforme, et attrapa une bouteille de vin, en dessous de la banquette. Elle lui fit signe de venir s’asseoir.

“Bon on va faire comme hier. Et on va être honnête et se dire la vérité okay?”

“Très bien.”

“Tu me semblais plutôt bien maitriser le sujet de l’exploitation des Sobres hier. Pourquoi tu es silencieuse maintenant?”

“Je me demande si tu fais partie de la Brigade et que tu vas me faire arrêter.”

“Non je n’en fais pas partie.”

“Typique le genre de réponse de la Brigade. Dis-moi, que penses-tu de l’Empire?”

“Je pense qu'il est odieusement injuste…” Il sentit une colère sourde gronder en lui. "Je pense que l'Empereur ne pense qu'à grandir, conquérir, écraser au mépris de la vie."

“Peut être que le sens reviendra avec une bonne vieille révolution, un retour à 0, une chance de retourner l’Empire, d’abolir les classes, et après on verra...” Répondit-elle.

Il avait vu juste. Il lui tendit la main. Elle considéra un moment sa main, elle avait senti quelque chose d’étrange avec ce Doré, il était bizarre, trop... trop normal, pas assez mesquin et mauvais. Il ne pensait pas que tout lui était du, simplement... Elle attrapa sa main, la serra une première fois, puis en même temps, ils tapotèrent leur majeur contre la paume de l’autre. Il s’approcha d’elle, même si il avait eu des doutes, maintenant il savait... Et elle changea quelque peu à ses yeux. Il ne sait trop comment, il se sentit brusquement attiré vers elle. Elle le considéra autrement, un Doré poli, un Doré beau et poli, un Doré beau poli et rebelle? Il y a avait beaucoup d’inconnus chez ce Sylvain, mais... Maintenant tout s’expliquait quelque peu, quoique?

“Tu es...”

“Mais un Doré?..”

“Mais...”

Elle s’approcha de lui, chuchotant dans son oreille:

“Quelle loge?”

“4ème. Toi?”

“18ème!”

Ils appartenaient tous les deux à des groupuscules d’opposition au gouvernement de l'Empereur. Sylvain n’en revenait pas, Marie? Il pensait... Il la regarda, et elle plongea à son tour les yeux dans les siens. Elle s’avança vers lui, et souffla:

“Le Doré, il va falloir que tu m’expliques.”

“Toi aussi.”

“Mais il va falloir que je rentre.” Fit-elle.

“Oh. Ok.”

"Tant qu'on est là, à se dire la vérité."

Elle passa la main derrière son oreille gauche, pressa sur le lobe, précisément trois fois, à un rythme précis, puis tira sur une membrane fine. Sylvain retint son souffle lors que le visage de la jeune femme se métamorphosa. Elle le laissa regarder un court instant, histoire qu'il retienne bien, que son regard s'attarde bien sur ses grands yeux foncés en amande, qu'il descende le long de son nez, et quel nez! puis qu'il atterrisse sur ses lèvres rebondies. Elle replaça le masque sur son visage, et se métamorphosa alors en une autre femme, belle toujours, mais bien moins que ce qu'elle cachait.

"Tu peux fermer la bouche tu sais."

"J'ai beaucoup de questions."

"Et tu auras une réponse en temps voulu."

Elle lui accorda un sourire, et posa sa main sur son épaule.

"Tends ton poignet."

Elle posa le sien dessus, et enregistra son numéro de téléphone. Il y eut un son, un “tic”, puis il prit sa main, un sourire en coin. Sa fiche se matérialisa sous les yeux de Sylvain. Victoria Hightower. Ses yeux allaient et venaient entre la fiche, sur laquelle figurait le vrai visage de la jeune femme, et elle, cette inconnue, Marie.

"Du coup j'imagine que c'est ça aussi ton vrai prénom?"

Elle se fendit d'un rire moqueur.

"Je n'allais pas donner mon prénom au premier venu."

"Aie."

Elle se leva, et il fit:

“Je t’envoie un message demain.”

“Mkay.”

“Et tu peux même peut être venir à une réunion de ma loge?”

“Avec plaisir.”

Elle posa un baiser contre sa joue, puis quitta la cabine

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