Chapitre 2: Cabaret

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Sublime. Elle était sublime. Sublime dans cet environnement grotesque. Merveilleuse. Sa voix faisait vibrer les verres de la salle. L’émotion qui se dégageait d'elle était saisissante, le prenant tout de suite à la gorge et le clouant à sa chaise.

Elle était splendide et merveilleuse. Sa silhouette était comme tracée à coups de pinceaux méticuleux. Une peau qui devait être marron, sans doutes rehaussé par un rouge diffus au niveau des joues. De grands yeux foncés, et qu’il devina comme étant marron foncé. Une bouche esquissant une moue lasse. De longs cheveux bouclés sombres.

Elle entonna un refrain, sautant d’un accord interdit à l’autre avec une agilité et une maitrise certaine. Les mots en anglais résonnaient dans la petite bâtisse, faisant vibrer les verres, et résonnant dans l’âme des spectateurs. Le goût de la prohibition, le zeste de langue étrangère devenu si rare à Sylveria créèrent un cocktail explosif, rendant toute la foule ivre d’amour pour elle.

En la fixant, le vulgaire environnant se dissipa, s’évanouit pour ne laisser place qu’à elle. Elle... Elle était... Il ne pouvait achever une pensée à son sujet. Elle... Elle ne pouvait tenir en un mot, ni même un paragraphe, elle était complexe, indescriptible. La vie émanait d’elle pensa-t-il. Un être sublime issu du hasard des éléments. Elle était exactement ça. Une merveille. Elle dansait et tournoyait. Ses longs cheveux volaient et sa robe se soulevait légèrement laissant entrevoir ses longues jambes foncées. Sa peau brillait légèrement sous les spots. Elle dansait. Non elle brillait. Non, elle vivait. Elle était exactement cela: une incarnation de la vie. De la vie qui, à la manière de l’océan allait et venait, à des intensités variables. De cette vie qui pouvait être calme et apaisée, mais bien sûr aussi déchaînée et intraitable. De cette vie narquoise, de cette vie tant désirée mais tant crainte... Alors qu’elle tournoyait, s’agitait, rayonnait, et enfin, cette note si haute, atteinte sans effort, elle marqua une pause. Esquissant un sourire dédaigneux, défiant l’audience du regard. Ses grands yeux foncés se posèrent un instant sur lui. Pendant un instant, le temps se suspendit. Il cessa un moment de respirer. Les yeux mi-clos elle reprit la note, une octave plus haut, sous les yeux ébahis du public, ses yeux ébahis.

Puis se fut fini. La foule s’agita, on applaudit, on s’écriait, on la félicitait, on lui jetait de l’argent, une bague voleta sur scène, on lui cria “Epouse moi”. Humblement, elle esquissa une révérence, tandis que le rideau tomba sur scène.

Grands Dieux, pensa Sylvain. Ses amis avaient repris leur conversation, comme si de rien n’était, tandis qu’il ne pensait qu’à cette note, cet instant où il avait été suspendu à ses lèvres. Ils allèrent danser, et trainèrent le jeune homme derrière eux. Alors que de la musique composée par une intelligence artificielle se mit à résonner dans leur tympan, et qu’ils s’abandonnèrent à ce qu’on appelait une “transe biologique”, Sylvain s’efforçait de rester concentré. Puis il la repéra plus loin. Elle avait retiré son immense perruque bouclée. Elle était là, à danser également, parmi la foule. Leur regard se croisèrent, et alors, elle... elle... elle lui sourit? L’incitant du regard à venir vers elle. Sylvain se retourna, s’assurant que c’était bien à lui qu’elle faisait signe. Il s’ébroua, et s’efforçant de respirer la confiance, s’avança vers elle, et se mit à danser près d’elle. Après un instant, la consultant du regard, il s’approcha davantage, et elle s’approcha davantage, puis elle posa ses mains sur ses épaules, lui ses mains contre sa taille. Ils dansèrent l’un contre l’autre pendant un long moment, jusqu’à ce que la montre de la jeune femme sonne, en clignotant.

“Je dois y aller.” Dit-elle à Sylvain.

“Attends, euh, comment tu t’appelles?”

“Marie.”

“Comment est-ce que je peux te revoir?”

“Tu sais où me trouver.”

Elle posa un baiser sur sa joue puis disparut.

2112, les rues de la Ville Dorée étaient une effervescence de sensations, de couleurs, de musique.

Ca déambulait, çà et là, paré de son attirail le plus ravissant. La ville ressemblait à s'y méprendre à un défilé de paons plus fiers, plus narquois les uns que les autres, chacun agitant ses plumes à la face des autres. Les rues piétonnes débordaient de Dorés qui courraient, excusez personne ne court, personne n'est réellement pressé dans la Ville Dorée; les rues débordaient de Dorés qui allaient tranquillement de commerce, en brunches, en commerce, en restaurants huppés, en gala.

On y parlait de l'Empereur, comme toujours, puis de la reprise des cours, de la reprise du travail. On parlait avec mélancolie des vacances, "beaucoup trop courtes", on regrettait les plages du sud du pays, ces espaces verts, et sa tranquillité. Puis on parlait de sa hâte de retourner travailler, de faire fonctionner la machine, tous sourires. Après les courses, ils se dirigeraient vers les trammes, qui sillonnaient la ville, jusqu'aux Portes aux loins, et rentreraient chez eux, pour se préparer à ressortir.

La fin de la semaine s'annonçait particulièrement festive avec bien sûr un gala au palais dans la soirée, avant la reprise des cours, ou du travail.

Il faisait beau ce jour là, et particulièrement doux. Les habitants commençaient enfin à s'habituer à un temps plus calme, moins imprévisible. La ville connaissait une période de prospérité et de paix déjà appelée Âge d'Emeraude.

L’Empereur Clarke d’Emeraude après avoir porté la réunification du territoire, avait oeuvré à un changement en profondeur, du Vieux Régime. Alors que le monde d'avant avait été marqué par la sécession, la division, les différences, la séparation des régions en entités indépendantes, Clarke avait fait du nouveau régime le régime de l'union totale. Alors que le vieux régime était déstabilisé par des catastrophes climatiques, Clarke avait fait du nouveau régime l'ami de l'environnement.

Plus de distinction régionale. Plus de distinction de religion. Plus de distinction d'appartenance à tel ou tel groupe en fonction de critères arbitraires, physiques ou psychiques, contrairement à ce qu'avaient voulu ces universitaires complètement lobotomisés. Tout ce qui avait fait du Vieux Régime une brebis politiquement galeuse, les divisions, les scissions, la création de faction avait été aboli ou corrigé. Il avait mené la guerre pour réunir tout le pays, contre les fascistes de l'Alliance de l'Est, un conglomérats de régions situées à l'Est, qui étaient aux mains de l'extrême droite. Il les avait vaincu à la force de son intelligence, de son esprit de stratège, puis avait solidifié un Etat nouveau, technologiquement innovant, et surtout juste.

Et maintenant que tout avait été mis à plat, on ne distinguait plus qu'au mérite. La seule distinction qui prévalait afin que chacun soit à la place qui lui revienne de droit. Et ici… ne siégeait que le fin du fin, la fleur des Sylverien, la crème de la crème, des hommes et femmes s'étant élevés à la seule force de leur volonté, des talents naturels, des chanteurs, des danseurs, des metteurs en scène, des sans-talent travailleurs, des génies. La Ville Dorée était un beau pêle-mêle de personnes qui vous donnerait envie de vous enfermer à double tour dans votre chambre, et pleurer sur votre sort, votre incapacité à atteindre la 8ème octave, à comprendre la fission chimique ou à cirer les pompes de l'Empereur.

Le vent sifflait et secouait les branches des arbres synthétiques de la ville Dorée. L'adrénaline affluait au fur et à mesure au cerveau de Sylvain. Un casque blanc était enfoncé sur la tête du jeune homme. Avec sa combinaison noire il ressemblait aux Daft Punk du siècle passé. Il venait de traverser la ville Dorée en un temps record en moto. Il s'apprêtait à quitter les distractions de la cour, le spectre de l'Empereur qui suivait et commentait tous ses faits et gestes, pour une virée au sein de la Forêt de Cristal. Située par delà les quelques espaces encore habitables du pays, au sein des zones sinistrées, elle était hostile, imprévisible, risquée. L'inverse de la Ville Dorée. Sans son armure, le chevalier savait qu'il passerait les deux prochains mois de sa vie allongé à l'hôpital, à se doper et à se faire soigner par les plus belles infirmières du royaume, ce qui serait une nouvelle bonne raison d'éviter l'appel du Palais. Cette perspective le fit sourire.

“Descartes, quel temps prévu pour la forêt?” Demanda-t-il à son casque.

“Il va faire très beau Monsieur.”

“Quel est le dernier rapport?”

“De nombreux ours génétiquement modifiés Monsieur. Et des activités suspectes ont été signalées.”

“Parfait.”

Il se gara devant le portique du point de contrôle. L'homme installé à la guérite lui adressa un salut militaire, tandis que Sylvain se contenta d'hocher brièvement la tête. Le soldat sembla déçu et lui fit signe de tendre la paume de sa main devant un lecteur. Le jeune homme s'exécuta et le portique s'ouvrit. Il enfourcha sa moto et franchit les portes de la capitale.

“Monsieur, un appel de Son Altesse Clarke D’Emeraude.”

Etrange.

“J’accepte l’appel.”

“Sylvain! Comment vas-tu? Ca fait longtemps!”

“Ca va." Répondit-il sèchement. "Votre Altesse, que puis-je faire pour vous?”

“Peux tu passer dans la salle du trône dans une demi heure? J’ai à te parler”

“Rien que l’on ne puisse se dire au téléphone?”

L’Empereur demeura silencieux signifiant que la discussion était close.

“Très bien, j’arrive.”

Sylvain soupira bruyamment et franchit le portail en chemin inverse. Il passa déposer sa moto chez lui, dans un lotissement dans lequel habitaient les plus importants membres de la cour, près du centre-ville de la Ville Dorée. Il s'agissait d'une cinquantaine de maisons, une sorte de microcosme de mondanités, à cinq minutes à peine du Palais. Il ignora ses voisins et leurs brailleurs de mômes, gara sa moto et se mit en route, à pied, vers le Palais.

Il passa un premier contrôle, lors duquel il présenta son avant bras, dans lequel était incrustée la puce SIM. Véritable portefeuille converti en nanoparticule, elle contenait sa carte d'identité, ses informations médicales, ses clés, carte d'accès, et faisait office de téléphone.

Au cours du second contrôle, on le scanna, à la recherche de matériaux potentiellement dangereux, d’armes, ou d’armes biologiques. On lui épargna le troisième poste de sécurité, et il put enfin entrer dans le palais.

Il ne s’y était pas rendu depuis environ un an. Et pourtant, l’imposant bâtisse n’avait pas changé. Mêmes murs blancs, recouverts de tapisseries rouges et dorées. Mêmes grands écrans incrustés dans ces mêmes murs, diffusant en boucle des informations sur le reste du pays. Sylvain monta sur un des tapis roulants du palais, en direction de la salle du trône.

Alors qu’il avançait, sa tenue de moto se dissipa, laissant place à son uniforme de l’armée Sylverienne: une Armure. Son T-shirt s'estompait au fil de ses pas, alors qu'il martelait le sol en marbre. Une substance argentée recouvrit son torse et se fondit contre sa peau. Son pantalon céda sa place quant à lui à un prolongement de l'Armure. Cette Armure était la nouvelle génération d'arme développée depuis la sortie d'Iron Man des temps anciens. Constituée d'un alliage de titane, d'or blanc et d'argent condensé, elle constituait un luxe que seul le fils adoptif de Clarke pouvait se procurer. L'Armure s'arrêta au niveau de son cou: il devait se présenter le visage découvert.

Il serra les dents, souhaitant se changer, enfiler une tenue qui lui semblerait moins sale, moins souillée… Mais le décorum était ce qu'il était et il devrait se présenter ainsi à l'Empereur. Son Armure se retrouva recouverte de badges, de récompenses. De part et d’autre du tapis, des miroirs révélant au jeune homme son apparence. Si rien au Palais n'avait changé depuis un an, lui s'était complètement métamorphosé.

Il était plutôt grand, environ un mètre quatre-vingt dix, ce qui était légèrement au dessus de la moyenne pour un homme en 2112. Ses cheveux blonds mi-longs étaient complètement ébouriffés, contrastant avec la coupe militaire qu'il avait arborée un an plus tôt. Ses yeux bleus lui parurent presque éteints, moins vifs, plus tristes. Il détourna les yeux du miroir quand il aperçut le reflet des badges, et il dut retenir à nouveau un haut le coeur.

"Commandant! Commandant!"

Des militaires passaient en sens inverse et lui adressèrent le salut militaire sylverien. Il se contenta d'un hochement de tête dans leur direction, le coeur au bord des lèvres.

Ce Palais était son enfer personnel, et il sentait à chaque pas, une envie irrépressible de vomir, de souiller le sol immaculé, de leur faire voir, leur faire comprendre que tout ici était… Sale, dégoutant, immonde.

Il arriva devant un nouveau poste de sécurité. Les portiers lui ouvrirent les portes de la salle du trône en annonçant:

"Sylvain d'Emeraude, fils adoptif de son Altesse."

L'Empereur était debout, près du trône, consultant du regard un écran holographique. Il n'avait pas tourné les yeux à l'entrée du jeune homme, regardant une succession de vidéos, de graphiques et de statistiques qui défilaient. Quand quelque chose piquait son attention il le déplaçait vers la droite, pour pouvoir le consulter plus tard dans la journée. Ses yeux allaient et venaient frénétiquement, et Sylvain distingua par dessus son épaule une vidéo en noir et blanc, un attroupement de personnes au milieu d'une cité urbaine, dansant et chantant à tue-tête. L'Empereur se retourna vers lui et lui adressa un large sourire.

L’Empereur était un très bel homme, particulièrement charismatique. Ses courts cheveux étaient d’un noir très soutenu, qui donnaient quasiment l’impression d’aspirer la lumière. Ils ressemblaient presque à des boucles de jais. Ses yeux eux étaient d’un vert foncé, presque émeraude, et avaient toujours déstabilisé Sylvain. Ils étaient comme des sondes qui pouvaient fouiller votre âme, en quête de la moindre faiblesse. Des légendes bureaucratiques, de personnes ayant travaillé avec lui le disaient capable de lire dans les pensées d'autrui, par la seule force de son regard. Ces légendes étaient peut être infondées, mais le moins qu'on puisse dire était que l'Empereur avait une prestance écrasante, qui pouvait en décontenancer plus d'un. Malgré tout, par delà l'aura, la prestance, l'énergie solaire, il était moins grand que Sylvain, faisant tout au plus un mètre quatre vingt. Il avait également une corpulence significativement moins imposante, plus longiligne.

Clarke d'Emeraude s'approcha de Sylvain, et lui serra la main, vigoureusement, tout en posant son autre main contre son épaule.

“Cela fait bien trop longtemps, c'est impardonnable!” Il le dévisagea. "La barbe, c'est nouveau?"

Sylvain haussa les épaules.

“J’ai été occupé. Très occupé.”

"En n'étant ni au front, sans travail, sans occupation? Je ne sais décidément pas comment tu fais pour occuper tes journées depuis un an."

Sylvain serra les points, préférant s’abstenir de répondre plutôt que de se battre à nouveau avec lui.

“Ta maison te convient?”

“Parfaitement.”

“Suffisamment loin du palais à ton goût?”

Non.

“J’avais besoin de davantage d’indépendance.”

“C'est tout à fait légitime.”

Il voulut que son fils adoptif le regarde plutôt que de continuer à éviter son regard.

L'Empereur éteignit l'écran puis marcha jusqu'à la fenêtre. Il était aussi vêtu d’une armure, dorée et serties d’émeraudes, purement ornementale, il ne pourrait pas se battre avec un apparat aussi lourd.

“Vous aviez une requête particulière?”

“Ah oui. En effet. Approche.”

Sylvain marcha jusqu’à la fenêtre. Elle donnait sur le reste de la Ville Dorée. En plissant un peu les yeux, on pouvait voir au loin une espèce de construction, englobant l'horizon tout à fait: le Dôme qui abritait la Ville des Sobres.

“Regarde les, là-bas, au loin. Ils me haïssent, pauvres fous qu’ils sont.”

“Les Sobres?”

“Les Sobres. Les soignantes, les ménagères, les domestiques, les ouvriers, les mécaniciens. Au fond, ils sont tous les mêmes, des masses grouillantes et insatisfaites, insatisfaisables. Quoi que tu fasses. Quoi que tu fasses, que tu te saignes pour eux, que tu te battes pour eux, que tu sacrifies tout pour eux. Au fond, tant que tu leur demanderas ne serait-ce qu’une goutte de sueur afin de faire fonctionner le pays, ils te cracheront leur mépris à la gueule.”

A Sylveria, on distinguait les Dores, habitants de la capitale, les plus méritant, des Sobres, ayant le mérite de travailler et de faire tourner la machine impériale; et les Déclassés, les sangsues fainéantes. Les Sobres étaient les classes moyennes, les classes populaires travailleuses, ou exploitées selon le point de vue. Ils vivaient tout autour de la capitale et des quelques grandes villes toujours debout, et travaillaient pour faire fonctionner le pays. Ils étaient ceux qui prenaient soin des Dorés vieillissants, ceux qui faisaient tourner les hôpitaux, fonctionner les mines, les usines, les entreprises, les champs...

Sylvain demeura silencieux.

“Et quoi de mieux pour satisfaire ses ingrats, que de leur offrir des chimères? Des contes de fées, la clé vers l’éther, la solution miracle, la fermeture définitive de la boite de Pandore? Des balivernes qu’ils ingurgitent, boulimiques de l’espoir qu’ils sont.”

“Que se passe-t-il?” Demanda Sylvain.

“Caedes Sylvain. Caedes.”

Les poils de Sylvain se hérissèrent sur ses bras. Il oublia un instant la colère qu’il éprouvait vis-à-vis de celui qui l'avait élevé. Le souvenir de Caedes, de la mort de ses parents. Son coeur manqua un battement, et ses mains devinrent moites. L'Empereur poursuivit:

“Caedes gagne en influence Sylvain. Je perds peu à peu mes sujets parce qu'ils ne croient plus en rien, ou bien pensent que tout leur est du." Il marqua une pause. "Une dernière étude me donne 65% d'opinions favorables dans l'Empire." Il tritura ses mains un moment et ajouta: "La guerre avait quelque peu permis de ralentir cette baisse…"

A l'évocation de la guerre, Sylvain tiqua et détourna le regard, la douleur était encore beaucoup trop vive. L'Empereur poursuivit cependant:

"Mais ce n'est pas suffisant, le mal être est plus profond. Ils se sont trop habitués à leur nouveau confort de vie, ils ont oublié ce qu'ils me devaient, ils ont oublié que leurs conditions de vie se sont largement améliorées, et maintenant réclament, imagine-tu cela? Ils réclament. Moins de travail. Moins de discipline. Moins d'ordre en réalité. Sans parler des zones à vulnérabilité élevée." Le ghetto. "Qui sont en phase de faire sécession avec le reste de l'Empire, qui attaquent les forces de l'ordre tout en pesant de tout leur poids sur les dépenses et la dette." Il marqua une pause et ajouta: "Tout cela contribue à gonfler les rangs de Caedes.”

“Combien sont-ils?”

“On estime qu'ils sont plus de mille. En augmentation constante. Pour le moment, implantés dans le Nord de la Ville Sobre.”

Sylvain ferma un moment les yeux. Il pensait que l’ère de Caedes s’était achevée.

“Que puis-je faire pour aider?”

“On a besoin de soldats, de travailleurs sociaux, mais surtout de revoir notre stratégie de lutte contre le terrorisme et l'obscurantisme." Il fit quelques pas: "Croizet tout bon ministre de la police qu'il est n'est pas de taille face à un enjeu de cette ampleur, il est trop vieux et pire encore coincé à la décennie passé." Il se tourna vers Sylvain: "Mais pas toi. Je souhaite que tu montes une nouvelle unité de lutte contre Caedes. Je souhaite que tu retournes au Jardin, recrute les meilleurs professeurs, et les meilleurs étudiants pour mener une offensive contre Caedes. Tu seras au plus près de l'innovation, des savoirs et de la recherche, loin des procédés vétustes et désuets de Croizet et autres technocrates. Tu vas piloter un module avancé de lutte stratégique contre l'obscurantisme. Il faut rétablir l’ordre... par tous les moyens nécessaires.”

Il était bouche bée. Il ne s'était jamais attendu à une telle proposition, à autant de responsabilités.

“Tu traverses une période difficile, j'ai connu la même chose après la guerre, tu cherches du sens, et on s'était promis, toi et moi, tu te souviens? On s'était promis de venger tes parents, en éliminant Caedes de la surface de la terre. Alors?"

Avec une résolution nouvelle dans les yeux, il finit par brièvement hocher la tête.

"D'accord." Répondit-il.

“Par tous les moyens nécessaires Sylvain, alors... De mon côté, je vais aussi me faire marchand de fables.”

“Mais encore?”

“On me trouverait méprisant vis à vis des Sobres, froid, glacial, austère, et inaccessible. Semblerait-il que je sois responsable de la pauvreté, de l'indigence. Peut-on imaginer reproche plus injuste et mal placé? Quand j'ai créé et réunit les conditions nécessaires à une bonne vie et que des paresseux ont cru que tout leur tomberait tout cuit dans le bec? Que des camés, des alcooliques et autres ont décidé qu'autrui devrait porter le poids de leurs erreurs. Je me dois de rappeler à tous ce que notre contrat social promettait et en échange de quoi. J'ai failli à mes obligations, il est vrai que j'ai peut être cessé de donner de l'espoir, d'inspirer le peuple. Il me faut trouver une histoire qui surpasse ces différences de statut social, quelque chose qui va monopoliser les journaux pendant des années.”

“Vous voulez vous marier?”

Clarke fit un sourire contrit. Sylvain ne pût retenir un ricanement cynique.

“Je suis sérieux Sylvain. Je dois me marier. A une Sobre.”

La décision d'épouser une Sobre ne ferait jamais l'unanimité mais au moins, cela rallierait tous les Sobres du pays à la cause de Clarke.

“Une Sobre? Et les Dorés, que vont-ils dire de ça?"

“Peu importe. L'essentiel est que la plus grande partie du royaume adhère à cela. Les Dorés sont inoffensifs Sylvain, et si je leur vends bien cette histoire, que je leur assure que leurs privilèges demeureront intacts, alors tout ira pour le mieux. Chaque chose, et chacun doit être à sa place. Je veux une Élite.”

Les Élites étaient les femmes Sobres qui avaient réussi à s'intégrer au cercle le plus restreint, le plus prisé, le plus méritant par delà les frontières de la ville Dorée. Elles étaient diplômées, souvent de la meilleure université de l'Empire, le Jardin des Connaissances. Certaines d'entre elles pouvaient parfois même s'installer au sein de la ville Dorée.

“Oh.”

“Et je vais avoir besoin de ton aide."

“Je ne vois pas comment je peux vous aider.”

“Tu connais les Elites, les professeures, les alumnae. Tu as étudié avec elles. Fais moi une liste de prétendantes, et tu me les présenteras pendant un gala organisé au Jardin.”

“Pardon?”

Clarke se tourna vers Sylvain.

“Un problème?”

“Je ne suis pas particulièrement très compétent en terme d’événementiel, et je ne suis pas un très bon entremetteur.”

“Peu importe, je suis sûr que tu sauras t’arranger. Quitte à faire appel à Daniel.”

“Sauf votre respect, je ne vois pas pourquoi...”

“Ce n'est qu'un petit service que je te demande. Et puis entre nous, je ne peux faire confiance à personne d'autre. Ils essaieront tous de me refourguer une espionne. Il me faut quelqu’un de crédible, que les Sobres aduleront, mais qui ne risquera d'être influencée par personne d'autre que moi.”

Sylvain hocha faiblement la tête.

“Marché conclu alors.”

“Oui Votre Altesse.”

“Viens à ma petite soirée ce soir, je sais que ça fera plaisir à pas mal de monde. Surtout Yan.”

Clarke ralluma son écran, les yeux toujours rivés sur cette vidéo, ces Sobres qui dansaient dans la cité. Sylvain remarqua ses yeux froncés, sa préoccupation grandissante alors qu'il jouait la vidéo à l'infini.

“Tu peux y aller.”

Sylvain sortit de la salle du trône. Il se retint de claquer la porte, ne souhaitant pas exacerber la colère de Sa Majesté Clarke D'Emeraude. Il changea son Armure en vêtements de sport et se dirigea vers la salle d'entraînement du château.

Il tendit la main vers la porte qui s'ouvrit automatiquement.

A la mort de ses parents, Clarke avait décidé qu’il allait prendre en charge son éducation. En l’envoyant dans un pensionnat, puis au Lycée National d’Excellence, puis au Jardin des Connaissances. Entre temps, Yan Aplatine, conseiller de Clarke, s’occupait de la culture du jeune homme. En grandissant à la fois hors et dans cette bâtisse froide et menaçante, Sylvain avait voulu devenir le plus bel exemple de réussite Sylverienne, pour remercier l'homme qui l'avait sauvé d'un avenir incertain. Il s'était évertué à devenir si bon, si excellent, si génial que l'Empereur aurait vu en lui non pas un fils adoptif mais un prolongement de sa personne. Et puis alors qu'il touchait au but… La guerre, la défaite, le traumatisme, et le fils prodige qui rentra la queue entre les jambes, incapable de voler jusqu'au soleil. D’où le silence radio pendant un an. Sylvain se dirigea vers la salle d’entrainement du palais à laquelle il avait visiblement toujours accès.

“Monsieur d'Emeraude. Bienvenue. Veuillez sélectionner le mode d'entraînement.”

“Attaque au sein de la ville Dorée.”

La salle s'illumina.

"Voulez vous vous entrainer avec votre Armure?"

"Non. Active la simulation."

"La simulation ne constitue par un entrainement proche des conditions réelles. Jouer avec votre Armure vous permettra de…"

"Active la simulation des effets de l'Armure."

"Bien Monsieur."

Des projecteurs fixés sur les murs projetèrent alors ce paysage familier qu'était la ville Dorée. Avec ses parcs, ses énormes demeures, si différentes des gratte-ciel de la ville des Sobres. Il progressa lentement, sur ses gardes, aux aguets.

“Menace de niveau 1. Attentat orchestré par un homme seul.”

Son casque se matérialisa. Une visière lui permettait de détecter les différentes sources de chaleurs, et les corps humains. Il détecta un homme armé de Kalachnikov de l'ancien temps. Il se laissa tomber près de lui lestement. Le terroriste n'eut pas le temps de braquer son arme sur lui que sa jambe lui fauchait les siennes. Il s'écrasa par terre. Un coup de pied renforcé par l'alliage de l'Armure et il s'éteignit.

L'armure était infaillible. A moins de se mesurer à une autre Armure, il était impossible de perdre. Et heureusement seuls les Chevaliers y avait accès.

Deux adversaires jaillirent derrière le jeune homme. Il dégaina deux couteaux, suspendus à sa taille, et les lança dans leur direction. Ils les reçurent en plein coeur et explosèrent. Le niveau un était bien trop facile. A partir du niveau cinq, les adversaires pouvaient éviter les assauts. Au niveau dix ils attaquaient. Ce soir là, Sylvain était dopé à l’adrénaline. Il arriva au niveau vingt non sans peine. Et là, son adversaire était une Armure. Une vraie. Dont le reflet l’éblouit brièvement. Il tentait de l’immobiliser, mais l’Armure était bien trop rapide.

“C’est un ordinateur Sylvain. Il ne peut pas anticiper si tu es imprévisible.”

Il tentait une feinte à droite, puis il essayait de lui attraper le bras, mais l’ordinateur avait deux coups d’avance sur lui. Il trébucha, ce qui sonnait le glas pour un Chevalier. L’Armure le plaqua à terre et se mit à lui enserrer la gorge.

Fin de la partie.

Sylvain avait la rage. Perdre face à un robot… Pathétique.

Il allait falloir qu’il trouve autre chose pour détourner son attention. Pas seulement de l’Empereur. Mais aussi des images de la jeune fille, qui le hantait depuis une semaine déjà. Marie… Marie… Il secoua la tête et se décida à aller se laver. La musique résonnait déjà à l’étage.

Il s’habilla d’un simple pantalon et d’un T-shirt puis se dirigea vers la salle du trône. L'Empereur y donnait le genre de fête dont seuls Gatsby et lui avaient le secret. La musique retentissait dans tout le palais, et probablement ses alentours. La décoration avait été changée. Des colonnes remplies de poussière d’étoiles illuminaient la salle. Des cristaux reflétaient leur lumière inégale et bleutée. Une immense scène avait été érigée au milieu de la salle. On dansait, de façon appropriée évidemment, avec un partenaire puis on tournait dans un sens puis dans l'autre, en adressant des sourires polis au reste des Dorés.

Sur le côté on discutait, des chuchotements feutrés, des négociations, des marchés qui se faisaient, se défaisaient et faisaient tourner la machine de l'Empire. Et quand la discussion mourait on passait à un autre potentiel acheteur de sa dernière idée de petite entreprise dynamique. On vendait son dernier produit, on chassait des investissements, des mécènes, des parts, des bouts de richesse, des fragments de reconnaissance, chacun voulait une place au soleil chez les Dorés. Pas n'importe laquelle, celle au centre de la plage, qui donnait à voir à tout le monde que l'on était le mieux loti.

En dehors des investisseurs en devenir, les célébrités se faisaient voir au bras d'autres célébrités. On parlait de ce film sur lequel on travaillait, de cette nouvelle série, de comment on avait pu faire renaitre la culture ancestrale du pays, grâce aux financements généreux de l'Empereur. Les actrices les plus en vues pourraient ensuite éventuellement être présentées à l'Empereur, et alors c'était la consécration. C'était l'assurance de financement, de premier rôle et de reconnaissance partout dans l'Empire le temps de la passion.

Elles étaient nombreuses à essayer de se frayer un passage vers le trône. Clarke étant le célibataire le plus convoité du royaume, nombreuses étaient celles qui faisaient jouer leur contacts et leur pouvoir pour se l’accaparer. Mais aucunes d’elles ne pouvaient décemment prétendre au titre d'Impératrice. Qui voudrait d'une histoire entre deux personnes extrêmement privilégiées? Cela ne toucherait personne, nous ferait lever les yeux au ciel tout au plus. Les médias pourraient éventuellement brasser de l'air pendant des mois, et on serait ému de la robe d'une telle, des photos du mariage, de cette phrase prononcée par la mère de la mariée. Et puis?

Debout, au centre de la pièce, l'Empereur se plaisait à analyser ses invités, déchiffrer sur attitude, un sourire, leur façon de se tenir. Il se demandait ce qui avait conduit chacun d'eux dans la salle des fêtes. Une passion pour la danse? Un besoin de reconnaissance d'autrui? Il aimait particulièrement le faire pour les danseuses, seule catégorie d'invitées à être toutes différentes les unes des autres. Il leur inventait des histoires, à celle plus en retrait au fond, qui faisait la moue, une scission avec un patriarche austère. L'autre tout sourire devant, une remplaçante, trop habituée à l'ombre et à l'anonymat. Celle au milieu, qui n'en faisait pas trop, de toutes évidences, la meneuse de la troupe, tout convergeait vers elle, la structure, la cohérence du tout. Il jetterait son dévolu sur elle ce soir là.

Il était évident que l'Empereur aimait les femmes. Ou du moins, il aimait ce jeu au début de chaque relation, ce petit script convenu, ces moments de rire, de gloussement, ce moment où il trouvait comment s'immiscer dans ses pensées. Etait-ce les petites attentions? Etait-ce les plus grosses attentions? Etait-ce un intérêt commun pour l'art, pour les sciences, pour l'histoire? Etait-ce l'humour, le sérieux, l'amusement? Et puis une fois qu'il aurait résolu ce casse-tête, il n'y avait plus aucun intérêt à y toucher à nouveau.

Sylvain n’avait pas plusieurs options pour faire passer la soirée le plus rapidement possible. Il marcha vers le bar. De nombreuses femmes l’accostaient, lui faisaient des sourires ou clins d’oeil aguicheurs. Les plus audacieuses combinaient les deux. Après tout, il était quand même l’un des célibataires les plus convoités de la Ville Dorée. Il commanda un verre. Puis sûrement un deuxième, voire un troisième, si ce n’était un quatrième. Puis, soudainement, il se retrouva pris dans une sorte de tourbillon de sensualité, et d’enivrement. Le visage d’ange de Marie se superposa sur le visage de l'une des femme avec qui il dansait. Il l’observa un moment, imaginant une Marie en couleur. Il lui fit un sourire charmeur et lui indiqua la sortie de la salle du trône. Profiter de son statut d’héritier de la couronne avait toujours dégoûté le jeune homme. Enfin, sauf quand il s’agissait de se faire plaisir de temps en temps.

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