Chapitre 12 - Un monstre de sang et d'acier
— Jinn ? Solis ?
Ludwig, bouche bée, observa tour à tour les deux visages de ses anciens camarades mourniens, avec qui il avait passé plusieurs mois à s'entraîner en prévision du Tournoi. Ils avaient bien changé : Solis portait une moustache en morse et Jinn une barbe de trois jours ; les teints émaciés, des poches sous les yeux, et leurs capes… aux motifs de serpent.
Jinn se mit à sourire, bien que faiblement :
— Des explications s'imposent, on dirait…
— Attends, Jinn ! (Solis le prit par l'épaule, jetant un regard méfiant aux compagnons de Ludwig) On peut vraiment leur faire confiance ?
— Tout dépend si vous voulez nous tirer dans les plumes ou non ! intervint Corinne, qui avait écouté les messes basses. Vous m'avez l'air un peu louches…
— Retire ces paroles, sale humaine ! gronda Solis en portant la main à sa ceinture, sa cape révélant une épée qui y était cinglée ; Jinn lui attrapa le poignet, le regardant droit dans les yeux avec l'air autoritaire que Ludwig lui avait connu.
— N'engageons pas un conflit si nous ne sommes pas sûrs de leurs intentions !
Solis se tendit, son visage passant de la colère à la frustration, pour finir par se détendre dans un mélange de résignation et de méfiance. Une fois qu'il sembla sûr que son camarade fut calmé, Jinn se tourna vers Ludwig, l'air un peu gêné.
— Pour la première fois de ma vie, je comprends ce que tu veux dire par « embarrassant ».
— Tu ne me le fais pas dire, répliqua l'intéressé en soupirant, heureux de tomber sur une connaissance ; les négociations seront plus simples, et avec un peu de chance, sans effusion de sang.
— Que fait-on ? demanda Jinn, très sérieux.
L'ambassadeur se tourna vers ses quatres accompagnants ; il fallait montrer qu'ils ne venaient pas en ennemis… Il indiqua à Jinn qu'il devait parler aux autres, s'approcha de ces derniers et leur déclara :
— Nous avons un premier contact plutôt favorable, alors n’envenimerons pas la situation : Corinne, Amaya et Anthony !
— Oui !
— Pour la première, tu vas retrouver le reste de la SEA qui est restée à la surface, et tu leur diras que je suis protégé par les accords de l'Or Bleu grâce à Jinn Dontren, qui me servira de guide. Normalement, ils ne peuvent pas bloquer les ondes Zêta donc si je n'en envois pas d'ici quatre heures, c'est que je suis sois emprisonné soit mort. Dans ce cas, vous aurez quartier libre pour inonder les souterrains en salinisant un maximum l'eau.
— Signal. Quatre heures. Saniliser. Ok !
— Amaya et Antoine, vous allez rester au plus près de la bouche de sortie pour y installer un relais et un pulsenseur ; créer un carte de l'endroit est essentielle, et vous me l'enverrez par voie Zêta encore. Je veux des résultats au plus vite, c'est clair ?
— Oui, monsieur !
— Et moi ? s'avança Laura, dans l'attente.
— Toi, tu restes avec moi, ordonna-t-il, puis il baissa la voix : J'ai besoin de tes talents pour surveiller les magiciens au cas où ils tisseraient des enchantements pour nous piéger. Ils ignorent ce dont tu es capable, et on doit garder le plus d'avantages possibles.
— Un vrai joueur de poker, sourit-elle. Aucun problème, je reste vigilante.
Ludwig acquiesça en guise de remerciement, puis se tourna vers Jinn qui les observait d'un œil curieux ; ce type était toujours un peu trop naïf, ou alors (et le blond l'espérait) il faisait toujours confiance aux autres. Un défaut majeur et une qualité rare…
Mais il ne devait pas tomber dans le contrôle, comme Ugo autrefois. Je dois rester un ambassadeur, pas un politicien.
Il agita sa main vers les trois qui s'éloignaient, leur présence seulement visible par le balancement des cônes de lumières de leurs lampes. Une fois qu'ils bifurquèrent et que les ténèbres revirent à la normale, Ludwig se tourna vers Jinn qui lui fit signe de le suivre, Solis et Laura sur leurs talons.
Les couloirs se succédèrent, déambulations intestinales au milieu de fresques tantôt burlesques, tantôt épiques. Il reconnut une scène, bien trop familière qui ravivait en lui des souvenirs enfouis : une bataille autour d'une immense académie, et la représentation d'une lumière éclatante jaillissant du sommet d'une tour. S'arrêtant un instant, il attira l'attention de Jinn qui regarda à son tour la fresque, suivi de Laura et Solis.
— J'ai l'impression que cela fait une éternité…
— 8 ans terrestres pour moi, fit Solis, qui décida enfin à parler. La pire période de ma vie.
Il semblait plus à l'aise maintenant que Amaya & Cie étaient partis… La présence de Laura ne le gênait pas, et puis lui et Ludwig avaient vécu nombre d'instants côte à côte. Ce dernier se tourna vers le jeune mage aux cheveux ocre et aux yeux d'ambre ; son visage transparaissait d'une profonde tristesse, les larmes embuant ses yeux. C'était le moment de poser les pieds dans le plat :
— On ne peut pas changer le passé. Mais on peut changer l'avenir : pourquoi les Dardants ne sont pas allés à Néo-Mourn quand celle-ci est apparue ? Et vous, pourquoi en être partis ?
Solis soupira de lassitude, si bien que Jinn finit par répondre à sa place, non sans cacher son mécontentement :
— La Ferroul Squad.
— La Ferroul Squad ? (Ludwig cligna des yeux) Qu'est-ce que ce vieux truc poussiéreux vient faire dans cette histoire ?
Jinn secoua sa tête, avant de reprendre sa marche. Sachant qu'il était mieux de laisser le temps ouvrir les cœurs et délier les langues, l'autre ne força pas plus la serrure et laissa le mécanisme s'enclencher par lui-même. Ils marchèrent donc, encore jusqu'à arriver à une splendeur digne des romans de Jules Verne.
Là, en contrebas d'une estrade de planches simples, se dressait dans une caverne titanesque d'immenses piliers sur lesquels étaient construits escaliers, maisons, avants-postes. Tout en bas, des rivières souterraines soutenaient des canots qui rejoignaient des ports. Tout cela dans un festival de lumières qui clignotaient parfois, lucioles perdues au milieu des sombres éclairages dans une brume de ténèbres réchauffés par le cœur de la Terre.
Des centaines… non, des milliers d'ombres se déplaçaient en contrebas, parmi des rues improvisés, sur des échelles branlantes. Sous les yeux ébahis de Ludwig et Kara, la fourmilière de mourniens pullulait sans perdre forme pour autant. Soudain, Jinn leur fit signe de le suivre.
En continuant le long de la palissade, ils arrivèrent à un monte-charge rustique dont les rouages étaient couverts de runes. Une fois tous dessus, Solis sortit un petit marteau de cristal de sa poche, et frappa une plaque de bois posée sur un poteau au centre du monte-charge. Un ébranlement, puis le transport commença à descendre lentement, mais sûrement.
Les magiciens, malgré toute leur intelligence, étaient très arriérés ; ils abhorraient la plupart des technologies des peuples d'autres planètes, en particulier celle de la Terre. C'est pour cela qu'ils se confinaient qu'à utiliser des outils basiques pour des tâches simples, préférant user leur science pour d'autres outils plus « spectaculaires ». Et puis, vu l'état du monte-charge, se dit Ludwig en regardant le bois un peu pourri et les rouages rouillés, il ne sert qu'aux visiteurs incapables de descendre par magie.
Une fois en bas, ils descendirent de l'engin pour le laisser remonter. Solis se tourna vers Jinn :
— Je te laisse, j'ai des choses à faire un peu plus importantes.
— Sois prudent, répondit ce dernier avec un ton plus doux que d'ordinaire.
Il lui lança un regard qui n'échappa pas à Ludwig, qui comprit immédiatement le message derrière cet échange visuel ; les deux étaient en couple. Un signe de tête de la part de Solis, et il partit de son côté dans les ruelles, évitant les passants qui zieutaient furtivement les nouveaux venus. Ludwig voulut tenter d'étudier davantage les rues, mais Jinn le coupa dans son élan :
— Allons-y.
Le blond et la magicienne lui emboîtèrent le pas, bien qu'avec une certaine prudence. Tandis qu'ils traversaient les ruelles terreuses à boueuses de cette étrange cité, Ludwig ne daigna aucun détail ; par les fenêtres, ils voyaient adultes, vieux et enfants. Des pêcheurs qui partaient vers les rivières, des fermiers qui ramassaient des pousses douteuses. Mais surtout, les teints émaciés et cireux, les regards creux et parfois vides.
La cité était en plein pourrissement interne.
Au bout d'un moment, ils parvinrent jusqu'à une bâtisse plus imposante que les autres, au fond du côté droit de la grande caverne. En fait, en regardant de plus près, Ludwig comprit que c'était un arbre blanc taillé de l'intérieur, entouré d'un serpent sculpté tel un Ladon endormi sous ses pommes d'or. L'arbre avait conservé ses feuilles rouges tirant sur le pourpre, mais elles pendaient misérablement sur ses branches fatiguées.
Jinn leur somma d'attendre au pied de l'arbre, puis monta le petit escalier vers la porte d'entrée. Il toqua, on l'ouvrit et il se pencha vers l'embrasure ; vraisemblablement pour chuchoter. Puis, il se tourna vers Ludwig et dit :
— Tu viens. Ton amie reste.
— Quoi ? (Laura avança d'un pas) Hors de question ! Je n'ai pas fait tout ce chemin pour poireauter ici…
— Ordre du Filsle.
Laura fit claquer sa langue, et se tourna vers Ludwig. Ce dernier pesait l'ordre avec circonspection ; certes, refuser entraînerait plus de complications, mais pas forcément un refus. En temps normal, c'est ce qu'il aurait fait.
Mais la situation ne s'y prêtait malheureusement pas, alors il soupira :
— Très bien.
— Mais… Tu ne vas pas te fourrer dans un piège aussi grossier ! se scandalisa Laura.
— Nous manquons de temps, lui apprit-il, puis se tourna vers Jinn : Combien en disposerais-je ?
— Si tu parles de ton entretien, je dirais une dizaine de minutes.
Il acquiesça, et gravit les marches… quand Laura lui agrippa l'avant-bras, son regard trahissant un désir ardent de le protéger.
— N'y vas pas !
D'un geste sec et presque déchirant, il s'arracha à son emprise pour monter tout en haut, juste à côté de Jinn. Ce dernier lui lança un regard franchement étonné, auquel Ludwig répondit sans détour :
— Annonce-moi.
* * *
Sombre. Froid. Lourd.
Ces choses éviscéraient Kara sans cesse, tentant de percer sa peau qui à présent était dure comme la pierre. Ce qu'elle n'avait pas dit à Lucans, c'était que l'eau de la Terre affectait l'épiderme des magiciens en le densifiant à des niveaux extrêmes. Un tel phénomène était à la fois utile en cette situation, mais douloureux à s'en arracher les ongles pour se les planter dans les yeux. Un cri s'échappa de ses lèvres, piégé dans des bulles qui remontèrent à la surface.
Elle tournoya sur elle-même, balayant les tentacules qui tentaient maintenant de l'étouffer. La créature avait comprit que la peau de Kara était impénétrable, alors la magicienne devait faire vite, ou bien son corps finirait écrasé par la pression, quelle qu'elle soit.
Surmontant son immobilité causée par son carcan épidermique, elle balança ses bras et ses jambes pour remonter à la surface. Et vu que le tir de Lucans avait fait mouche, le Snaaït n'était plus assez endurant pour remonter à la surface, son corps ne supportant pas les pressions plus basses que 2 bars.
L'oxygène manqua… Sa vision commença à lui envoyer des fausses images, pétillantes de lumières colorées qui n'existaient pas. Les ténèbres grignotaient les coins de son champ de vision, et ses poumons hurlaient sous l'effort de ne pas s'ouvrir à la respiration. Un battement, puis deux…
Sombre. Froid. Lourd.
Non ! voulut-t-elle crier, mais elle se retint ; il fallait garder ses dernières forces pour atteindre la surface. Elle la vit ! Miroitante, la lumière l'appelait. Elle battit des bras plus fort, l'eau écrasant sa poitrine avec plus d’insistante.
Elle jaillit d'un éclaboussement libérateur, son cœur battant à la chamade. S'affalant contre un rebord, elle s'extirpa hors du lac avec difficulté, sa peau craquant pour se débarrasser de la mue protectrice, puis s'affala contre un stalagmite. Ça fait remonter des souvenirs… Soudain, elle sentit une douleur au flanc, et écarta sa chemise : une large entaille provoquée par l'arrachement de sa gangue laissait couler lentement le rouge si précieux.
Sifflant travers ses dents, elle rabaissa sa chemise et pressa sa blessure ; elle n'avait jamais appris des sortilèges de guérison. Puisqu'aucun autre choix ne s'offrait à elle, la mournienne soupira avant de fermer les yeux. Petit à petit, les battements de son cœur se firent plus lents, jusqu'à atteindre le rythme de stase nécessaire.
Les rêves virent vite, comme toujours d'ailleurs.
C'était avant l'Apparition, lorsqu'elle habitait encore à la demeure familiale. Ce jour-là, Kara avait pris son bain dans la grande baignoire, celle où sa mère lui brossait ses cheveux quand sa fille était encore toute petite. Fredonnant la même berceuse de son enfance, Kara se languissait dans l'eau chaude si différente de la Terre.
…
De la vapeur s'élevait autour d'elle, l'entourant dans un cocon de bienfaisance bienvenue. Elle avait sa tête à demi-immergée dans le liquide, bullant au rythme de la mélodie, qui faisait un drôle de son quand elle l'écoutait parmi les souffles de l'eau. Pourtant, la musique ne lui redonnait aucune envie de sortir pour aller jouer dehors ou apprendre avec son père les nombreux ouvrages de la bibliothèque.
Elle se souvenait de son sourire amusé tandis qu'elle tentait vainement de prononcer les mots les plus compliqués, ou réciter quelques formules pour finalement bouder car rien ne se passait. Son père avait beaucoup rit quand elle avait lancé son premier sortilège. Lorkhan le Guilleret, c'était comme cela que toute la famille l'appelait avant…
À l'époque, son père ne travaillait pas dans la Garde Impériale, mais dans une petite épicerie. Bien qu'entraîné par son géniteur pour entrer dans l'armée, le paternel de Kara avait refusé d'aboutir le projet de la famille à son égard, et s'était tourné vers une vie de famille simple, mais épanouie. Son rêve était de redorer l'honneur de la famille autrement que par la politique ou le militaire. Un rêve idyllique, si on considérait les mages dans leur ensemble.
Au début, les Ybris avaient délaissé le cas de leur benjamin, sachant que seul l'aîné leur importait. Kara ne savait pas grand-chose de sa propre famille, mise à part son oncle qui venait de temps en temps lui offrir des cadeaux ou lui raconter ses histoires de marchand itinérant. Lui et son père étaient proches, ayant vécu la même ostracisation familiale. Ce genre de choses nouait des liens forts, même au sein du même sang.
Depuis peu, cependant, la famille s'était retournée contre Père, pour une seule et unique raison : sa fille. Elle possédait le formidable don de manipuler les émotions des autres, chose qui s'était perdue depuis deux générations. C'est donc à force de présents, de lettres parfumées et de prétendants que Kara se mit à connaître sa famille, morceau par morceau.
Des pourris. Des opportunistes. Des salauds.
Mais tandis qu'elle pensait que tout le malheur du monde se portait sur elle, son aveuglement lui masqua la douleur que subissait chaque jour son père, allant d'insultes dans son propre magasin à des lapidations en public. Jusqu'à que sa mère se suicide mystérieusement.
Dévastée, Kara n'avait pas tout de suite vu le changement qui s'opérait sur son père. En fait, elle trouvait ça normal qu'il la gifle par qu'il ne contrôlait plus ses émotions. C'était normal qu'il hurle sans raison dans la maison, effrayant la femme de chambre. Et si Père fermait son commerce, c'était pour le deuil, c'était tout.
Et aujourd'hui, c'était le jour où sa famille était venue leur « rendre visite ». N'y tenant plus, Kara sortit du bain malgré les consignes de son père, et s'habilla prestement pour aller à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la cour. Ce fut son ultime erreur ; en bas, elle le vit, en armure et une épée à la main, devant une foule d'inconnus aux visages tordus par la haine, la colère, le dégoût. Sa famille. Leur famille.
— Repartez d'où vous venez, gronda Père en serrant la poignée de son épée.
Un homme sortit du groupe. Vieux, les cheveux grisonnants, il ressemblait beaucoup à Père. Il se soutenait sur un bâton noueux serti d'une pierre sans éclat, et parla d'un ton froid et moqueur :
— C'est comme cela que tu accueilles ton père, celui qui t'a tout donné, appris et qui a même accepté que tu épouses cette femme ?
— Comment oses-tu souiller la mémoire de Ceann !? beugla Père en invoquant le nom de Mère, puis leva son épée : Je m'adresse à toi en particulier ; pars, où tu regretteras de m'avoir mis au monde.
— Crois-moi, c'est déjà le cas.
Père ne bougeait pas plus que ceux en face de lui ; la tension était telle que Kara oublia de respirer, et lâcha un petit hoquet. Dans le silence de mort, le son se répercuta à toutes les oreilles et tous se tournèrent vers elle.
— Kara ! Je t'avais dis de rester cachée !
— Pardon, Père ! Je voulais juste…
–- Toi ! (Kara se tourna vers le vieil homme, qui la dévisageait avec un air avide) Tu vas venir avec nous, ta place n'est pas avec ce Mange-Boue.
— Laisse-la en dehors de tout ça, répliqua Père. Ou tu devras me passer sur le corps.
Le chuintement métallique se fit entendre dans toute la cour, et brillèrent ensuite les langues d'argent acérées. Avec un air morbide, le vieil homme lâcha :
— Je te suis gré de me donner une bonne raison de le faire.
Les hommes, les femmes et même les enfants venus se précipitèrent sur Père en hurlant, telle une vague déferlante de lames et de poings, des myriades de yeux rouges d'avidité et de sang. Kara hurla de terreur, mais ne put décrocher ses yeux de la scène, la crainte du pire allant s'accomplir dans l'instant.
Mais il n'en fut rien.
Non, car Père avait bien caché son jeu, même à sa propre famille. Dans des mouvements dignes des plus grands combattants du Dogme d'Abraxas, il dansait parmi la furie d'acier et d'os, arrachant hurlements et chairs sur son passage. Tourbillonnante mêlée suivie de cadavres, les inconnus tombaient comme des mouches, terrassés par l'effroyable bretteur qu'était Père.
Il y avait autre chose ; une sorte de sortilège, ou un enchantement soignait les blessures du guerrier tandis qu'il avalait sangs et larmes de ses adversaires. Pourtant, Père ne faisait pas de magie ! C'était, d'après les amis de Kara, un « Mange-boue ». Alors pourquoi… ? Effrayés par tant de force et de talent, la débandade gagna les rangs de la famille désunie, massacrée par la personne qu'ils considéraient comme la moins dangereuse du troupeau.
Dans la foule ne restait que le vieil homme, qui regardait avec un visage pétrifié la tragédie qu'il avait lui-même engendré. Père, n'ayant plus aucun adversaire, s'approcha tranquillement de son géniteur.
— Tu l'as tué, n'est-ce pas ? demanda-t-il, et le cœur de Kara se fêla.
— Tu n'avais qu'd'yeux pour elle, cracha le patriarche. C'est cette chienne de terrienne qui t'a retourné le cerveau avec ses idées d'égalité et de liberté !
— Elle était tout pour moi, hurla Lorkhan, le Boucher des Ybris.
Elle était tout pour elle.
— Peuh ! Rien n'a de valeur sans le pouvoir, seuls les faibles pensent autrement – le père de Père lui tendit sa main – Reviens à mes côtés, prends la place qui te revient de droit. J'oublierais ton caprice d'à l'instant si toi et ta progéniture acceptent ce que le nom Ybris représente.
Kara voulu vomir sur cet ignoble monstre, mais sa surprise fut égale à son dégoût quand elle entendit Père dire :
— J'accepte, mais je veux que tu répondes à une de mes questions avant.
— Fais vite, grommela l'autre en chassant une mouche imaginaire.
— Que représentent-ils pour toi ? fit Père en montrant de son épée les trop nombreux cadavres.
L'autre les regarda à peine, et ne fit que répondre avec une franchise d'une clarté aussi froide que la mort d'une étoile :
— Ce ne sont que des souvenirs lointains, ils ne méritaient pas leur place dans notre famille…
Il ne put finir sa phrase que sa tête était tombée sur le sol. Kara ne put prononcer un seul mot, esquisser un seul geste. Tout son être était tendu dans le seul désir de fuir face à l’œil inquisiteur que Lorkhan lui lançait. Ce n'était plus le Guilleret. Ni Père. C'était le Capitaine de la Garde Impériale.
— Kara, restes calme.
Elle s'égosilla de peur qu'il lui tranche aussi la tête. Elle se sentait secouée.
— Kara, réveilles-toi.
Lorkhan, le Petit Mage en Fureur. Lorkhan, le Boucher des Ybris. Lorkhan, le Monstre sous la Lumière.
…
— Réveille-toi, Kara !
Quelqu'un la secouait, et elle cligna des yeux en se réveillant. Sa tête la lançait, sa vision était brouillée mais se réajusta rapidement. Une tension sur son ventre lui indiqua un bandage de fortune sur sa blessure qui ne saignait plus. Et elle le vit. Le dit.
— Papa ?
Annotations
Versions