Ils ne mirent pas longtemps avant d'y arriver : nulle salle n'achevait le couloir. Un cul-de-sac dont le mur était frappé frénétiquement par Lewis. Il pleurait. Saulia eut pitié de lui… Elle voulut l'approcher pour le consoler, mais Ludwig ressentit son geste et lui intima silencieusement de ne pas agir. C'était son affaire à lui.

— Lewis Tharakson, c'est fini, annonça le blond sans détour.

— Layla… Layla…

— Ludwig, je ne crois pas qu'il soit en état de constater sa situation, ironisa Edward.

Le-dit lui lança un regard courroucé, avant de s'approcher de Lewis. Une fois qu'il fut à portée de main, il la posa sur l'épaule du mournien, qui se figea dans son sanglot.

— Je n'ai aucune raison de te faire confiance. Mais je comprends ta douleur ; tu viens de perdre un être qui t'était cher, et… avec qui tu pensais changer le monde.

Saulia était fascinée. Il n'y avait pas de lumière, pas de formule ou de runes. Aucun effet fantasmagorique ne se faisait voir ou ressentir et pourtant ! Pourtant, dans ce couloir, quelque chose de plus semblait parler à travers Ludwig. Pour et dans Ludwig.

— Tout ce que je te demande, c'est de me rendre ce qui me revient de droit. J'aimerais savoir ce qui te permettra de me donner ton approbation… (il marqua une pause, semblant réfléchir) Tu me hais tant que ça ? Tu veux que je me donne la mort ? Je ne peux pas accéder à ta requête. Mais je peux te donner quelque chose de plus grand encore. Une rédemption.

Lewis se retourna. Était-ce de l'espoir que Saulia voyait se dessiner sur son visage symétrique ?

—…Une rédemption ?

— Oui. Ce qui est précieux à tes yeux, c'est la liberté suprême. L'héritage des Anciens. Ton sang te dicte qu'il faut conquérir, dominer. Je ne peux réécrire cette vérité…

Il coula un regard à Edward, qui resta de marbre, avant de continuer :

—…mais je peux changer ce sentiment de malaise, de souffrance lorsque tu ne satisfais pas cet instinct. Car il n'est aucun instinct artificiel qui soit parfait. Cet instinct-là, je sais qu'il ne te tuera point si tu ne l'assouvis pas.

Alors Ludwig invoqua son pouvoir. Petit à petit, le visage de Lewis se détendit. Juste un peu. Saulia savait que son ami ne pouvait effacer la haine du mournien, mais au moins pouvait-il briser les chaînes qui avaient engrangé toute cette histoire.

Une fois qu'il eut fini, Ludwig retira sa main. Il demanda :

— C'est à ton tour.

L'autre ne rechigna pas, bien qu'il regardait son adversaire avec toujours autant de hargne. Il lui donna le couperet.

— Je te hais, dit simplement Lewis. Mais je veux le meilleur pour mon peuple. Aide-les.

Ludwig Lénot l'ambassadeur et Porteur du Tranchecoeur n'eut pas besoin de son autorisation.

* * *

Ils étaient tous sortis d'Apraxia. La cité, complètement ravagée par l'effondrement interne, n'était plus que ruines. Tant de savoir et de techniques perdues… Et la guerre qui se profile à l'horizon, se chagrina Ludwig. Mais l'heure n'était pas au désarroi : il fallait agir pour éviter que tous les mourmons deviennent fous à lier.

— Qu'est-ce qu'on fait de lui ?

Saulia avait montré Lewis. D'un sortilège, le jeune mournien avait creusé une tombe. Sous leurs yeux, il déposa avec une infinie délicatesse le corps de sa sœur. Son visage était aussi creux que son cœur.

— Laissons-le, il ne représente plus aucune menace. N'est-ce pas ? s'enquit Ludwig vers Maty.

Elle acquiesça. C'était pratique d'avoir quelqu'un qui pouvait voir le futur.

— Comment on va pouvoir rentrer ? (Edward se renfrogna) Je peux me changer en loup, mais pas vous.

— Je vais recourir à un autre moyen (Ludwig sortit son téléphone et composa un numéro ; il attendit un petit moment, avant de dire :) Allô ?

— Allô ! retentit la voix de Yannis à travers le téléphone.

— Comment ça se présente ?

— Plutôt bien, je dirais. On a pu coincé la plupart des Dardants de Oxford qui tentaient de lier les Autres à eux. Tu sais, comme des familiers !

— Je vois. Et Laura ? Elle va bien ?

—…Elle est un peu fatiguée, mais un peu de repos et tout ira bien ; tu sais, elle est pas aussi endurante que moi !

Ludwig ne sentit rien. Pas même une pointe d'inquiétude. C'était comme si personne ne se trouvait à l'autre bout d'une fil. Toutefois, il répondit :

— Super. Je t'appelais à propos d'un truc : on a réussi à récupérer le Tranchecoeur…

Une vague de joie contenue jaillit de l'autre bout de l'appareil.

—…mais on est à shaï, alors tu peux nous ouvrir un portail ?

— Si tu me le demandes, c'est qu'il est temps pour le monde de savoir !

— Précisément.

Immédiatement, un portail s'ouvrit. Cette fois, ce n'était pas un vortex qui ne laissait pas passer la lumière mais un vrai portail, une fenêtre qui laissait apparaître Yannis, la main tendue, l'autre tenant son téléphone sur son oreille. Il souriait à pleines dents, et fit un petit coucou.

Ludwig et compagnie entrèrent. Immédiatement, Edward vit Yannis et Yannis vit Edward. Les deux vieux amis s'élancèrent l'un vers l'autre pour s'enlacer.

— Qu'est-ce que tu m'as manqué, vieille sangsue !

— Pas autant que moi, petit prétentieux.

Ils sanglotèrent. Ils étaient si heureux que Ludwig dut faire taire son pouvoir pour ne pas se mettre à pleurer lui aussi.

Yannis était dans leur appartement, le QG des Révélés. Il leur apprit que personne à part lui et Laura n'était revenu de leurs missions. Eux avaient fini plus tôt que prévu, les Autres n'étant pas nombreux et les failles peu larges. Edward lui raconta leurs mésaventures sur Néo-Mourn et à Apraxia, ainsi que la vérité sur Karmeni. Yannis fut bouleversé, ne dit pas un mot. Mais d'après Ludwig, c'était déjà dur de savoir que votre ami était juste votre ennemi séculaire déguisé. Après ce récit, Edward voulut aller se reposer. Il fut suivi par Saulia et Ananko.

C'est alors que Yannis se tourna vers Maty, qui était restée en retrait :

— Ça fait plaisir de te revoir.

— De même, sourit-elle.

Elle le prit dans ses bras, lui tapotant le dos tandis qu'il pleurait.

— Je t'ai jamais remercié pour… tu sais…

— J'ai fais mon travail, tu as fais le tien, énonça-t-elle simplement.

Il opina en reniflant, se frotta le nez. Maty s'écarta, avant de rejoindre Edward et Saulia qui étaient partis se reposer. En ayant assez des épanchement émotifs – il fallait se presser pour que la situation ne dégénère plus encore – Ludwig demanda au magicien :

— Je dois utiliser le Tranchecoeur pour inverser le sortilège lancé par les Tharakson.

— Oui, bien sûr… D'ailleurs, où sont-ils ?

— La sœur est morte. Le frère est hors-jeu.

— Quel dommage… Ils avaient beaucoup de potentiel et auraient pu changer notre peuple (Yannis soupira) J'espère que tu as un plan autre que juste détruire le sort de masse.

— J'en ai un, en effet.

— Tu partages ?

— J'ai… découvert beaucoup de choses grâce à cet artéfact. Notamment que j'ai le don de changer de ce que ressentent les gens (les yeux du magicien s'écarquillèrent de surprise, ce qui n'était pas courant) Oui, c'est un peu cheaté, mais ça reste un atout non négligeable.

— Non, ce n'est pas juste un atout, c'est… (Yannis marmonna dans sa barbe, l'air excité)

— Quoi ?

— Des conjectures, rien de plus.

Ludwig n'aimait pas les conjectures. Mais il ne releva pas et continua :

— Avec ce pouvoir, j'ai déjà changé la façon dont Lewis ressentait l'Appel des Anciens.

— La conquête.

— Oui.

— Et tu peux supprimer cet appel ?

— Je te l'ai dis, j'ai « changé la façon dont Lewis le ressentait ». Ce qu'il signifie qu'il n'y aura aucune sensation désagréable si ce n'est pas accompli.

— C'est… démentiel. Tu te rends compte du changement que tu provoquerais ?

— En l'occurrence, oui : je donnerais aux mourniens une nouvelle façon de voir le monde. Ils pourront toujours le conquérir, mais ce ne sera plus sous une impulsion incontrôlable.

Yannis avait l'air heureux. Mais seulement l'air. Ludwig, sans le prévenir, avait omis de mentionner son pouvoir de détection émotionnelle, qu'il avait réactivé à l'instant. Et là, il sentait des ondes négatives, des relents de mécontentement. Pourtant, en bon stratège politique, il ne posa pas de questions et demanda au Mage de l'aider.

Lequel accepta immédiatement, mais lui apprit que le rituel prendrait du temps. Beaucoup de temps. Ludwig lui demanda des détails, et Yannis lui répondit que cela prendrait au moins trois jours. C'était long, mais pas interminable. Et puis, une date fixe permettait de mieux appréhender les dangers surprises.

—…de la bave de Dreugh, et j'aurais besoin du Tranchecoeur.

Ludwig se figea à l'entente de ce mot. Et Yannis, en bon Mage avare de détails qu'il était, remarqua immédiatement sa réaction. Et il rit.

— T'inquiète, je peux pas te le voler ! Les artéfacts de ce genre sont liés à ceux qui les détiennent jusqu'à leur mort.

— Bien sûr… (Ludwig devait la jouer fine, car si le Mage voyait qu'il avait des soupçons…) Mais je préfère encore assister au rituel, tu sais. Pour voir.

— Humm…

Son interlocuteur eut l'air mi-convaincu, aussi Ludwig ajouta :

— Et puis, je suis ambassadeur ! C'est un peu ma mission de faire en sorte que tout aille bien entre les peuples.

Il ressentit un effluve d'agacement, suivi par un écoulement de lassitude.

— D'accord, si tu insistes… Après tout, ça me permettra de me concentrer sur la formule à prononcer et les ingrédients à disposer pendant le rituel.

— Raison de plus, surenchérit Ludwig.

— Raison de plus, ouais.

Le Mage bailla et lui apprit qu'il allait prendre du repos, aussi. Il laissa Ludwig seul dans le salon.

Un peu de calme et de solitude, c'était reposant après toutes ces fanfaronnades métaphysiques. Ludwig s'assit sur une chaise face à la baie vitrée. Dehors, le ciel nuageux était assombri par la nuit mourante. Malgré ce temps peu amène, le jeune homme décida de sortir. Il enfila une veste, et posa un pied dehors.

L'humidité l'enveloppa. L'air de la Grande-Bretagne ne pardonnait pas à ceux qui le sous-estimaient, aussi Ludwig rajusta le col de sa veste. C'était le matin. Des nappes de brouillard s'étendaient dans les rues, mais déjà les maisons chauffées chassaient les volutes fantômes. Il inspira un bon coup et quitta l'enceinte du QG pour rejoindre la rue.

Le Tranchecoeur était avec lui, il ne craindrait rien ni personne.

Quelques gens pressés sortirent de chez eux pour se prendre le métro, la voiture ou juste leurs pieds pour aller on-ne-savait-où. Ludwig regardait des passants qui ressentaient une légère inquiétude, et devina qu'ils étaient mourmons pour la plupart. Quelques-uns avaient échappé à la folie, mais craignaient toujours qu'elle s'abatte sur eux… ou que ce soit des humains qui s'en chargent.

Ludwig usa de son pouvoir pour les rassurer, en transformant leur stress en espoir : bientôt, ils n'auront plus peur. Soudain, il se demanda s'il n'était pas en train d'arracher la liberté de penser de ces gens, mais… sans savoir pourquoi, ça semblait être la chose à faire.

Ludwig ne croisa pas grand-monde à part des policiers et des soldats, qui lui demandèrent ses papiers plus d'une fois. Malgré le fait que Yerkes l'avait démissionné, il avait tout à fait le droit de rester sur le territoire tant que la SEA ne le conviait pas autre part.

— Mr Lénot, ce n'est pas bien de sortir sans escorte, fit remarquer un soldat. Vous ne voulez pas que j'appelle un avant-poste pour vous envoyer un détachement ?

— Non, ne vous inquiétez pas (il montra une bague à son doigt, un bibelot sans valeur) Ça me protégera des assauts magiques.

Le soldat eut l'air mitigé, mais après une rapide persuasion, il finit par le laisser partir.

Du fait qu'il n'y avait pas de commerce public ouvert ces temps-ci, Ludwig partit au Raleigh Park. L'aube vint. Chaque nuage fut piqueté de rayons de lumières, et le sol par endroits se couvrit d'un vert plus tendre. Par d'autres, il était terne, sale. À l'image de cette époque, finalement. Ludwig marchait sur le chemin de pierre d'un pas léger. Il faisait plus chaud qu'avant.

Il regarda quelques écureuils se faufiler entre les branches des arbres. N'était-ce pas un peu tôt pour qu'ils sortent ? Peut-être que la magie les avait réveillé… Ou bien était-ce le Tranchecoeur lui-même. Ludwig trouva un banc, essuya de sa manche l'humidité accumulée et s'assit. Il regarda l'artéfact : le hachoir n'était plus rouillé. Il scintillait sous les minces rayons de soleil.

Il ne l'avait pas vu changer de forme, pourtant. Un effet secondaire de l'utilisation de son pouvoir, peut-être ?

— Qu'est-ce que tu caches ? murmura le jeune homme.

L'artéfact n'ayant point de bouche, il ne répondit pas. Ludwig se mit à rire.

— Mais qu'est-ce qui m'arrive, à parler à un outil ? Je commence à devenir dingue…

Il caressa le métal brillant. Lisse, sans aucun défaut. Mais n'était-ce pas l'essence même de quelque chose qui pouvait trancher tout ce qui existait ? Il leva l'arme au dessus de sa tête sans y penser, appréciant sa légèreté. Il l'abaissa d'un geste vif, semblable à l'enfant qui joue avec son bâton.

Il coupa le monde en deux.