Chapitre 38 - D'incohérences en incompréhensions

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Les Révélés avaient emmené le chef des services secrets britanniques dans un entrepôt désaffecté. D'après Lucans, la police et les forces armées devaient déjà être à leurs trousses. Edward sortit Yerkes du camion, l'homme portant un sac en toile sur la tête. Il le fit asseoir sur une chaise, l'y attacha et lui enleva le sac sur sa tête. Ludwig put constater que le Tranchecœur ne faisait plus effet sur lui, car Yerkes était redevenu calme avec un léger sourire.

— Saulia m'a raconté ce qui s'était passé dans les toilettes.

Laura s'était adressée à Ludwig, adossé au camion. Le véhicule les cachait tous deux et masquait leurs paroles. Paroles qui restèrent coincées dans la poitrine du jeune homme, tant la honte le rongeait. Il n'osait même pas la regarder en face. Elle continua :

— Laisse-moi deviner : tu as usé de ton pouvoir sur Yerkes, tu t'es senti supérieur et ça t'a fait perdre le contrôle.

—…il y a de ça.

— Ludwig ! Tu ne dois pas t'apitoyer sur ton sort parce que tu as fait une erreur… (elle lui caressa la joue, le forçant à la regarder ; sa sincérité était réelle. Elle ne lui en voulait pas) Je suis bien placée pour savoir combien il est difficile de maîtriser un pouvoir qu'on vient juste de découvrir.

— C'est vrai que tu es une sorcière…

— Entre autre, mais seulement ça : mes talents de nihilienne m'ont effrayé au premier abord, puis j'ai tenté de les utiliser pour dominer un adversaire. Ça s'est mal fini.

— Tu me racontes ?

— Une autre fois, peut-être. Écoute : Edward est un Porteur tout autant que toi, il est aussi sujet à des erreurs. Vampire ou non.

— Il est différent et plus vieux. Ça joue beaucoup.

— Oui, mais c'est loin d'être absolu. Et de toute manière, l'âge ne fait pas tout, c'est la maturité qui compte ; maturité que tu as en toi, je le sais.

— Tu me surestimes.

— Je t'aime, plutôt.

Elle lui sourit, et il lui rendit son sourire, avant d'être interrompu par un cri de douleur ; Edward commençait déjà à « travailler la pièce de viande ». Ludwig et Laura sortirent de leur cachette improvisée.

Le spectacle fut assez dégoûtant. Du sang barbouillant son visage, le nez de Yerkes ressemblait à une patate, ses yeux à deux muffins à haute teneur en levure et quelques dents, meringues d'albâtre, gisaient sur ses genoux. Des larmes mêlées à son sang dévalaient de son visage, mais Ludwig sentait qu'il était loin de céder.

Les autres Révélés regardaient la scène de loin. Tous portaient des masques pour ne pas se faire reconnaître, même si Ludwig doutait que ce soit utile sachant leur adversaire.

— Dis nous ton prochain plan, lâcha Edward.

— Butain de fambire, crachota Yerkes. F'espère que tu fas crefer comme tous les fautres !

Ludwig ne vit pas le poing d'Edward partir, mais la tête de Yerkes fut rejetée en arrière. Le vampire la redressa en le regardant dans les yeux.

— Dis nous tout ou je te montrerais comment mon peuple traite avec les traîtres.

Yerkes lâcha un rire étranglé qui fit froid dans le dos à Ludwig.

— Fous benvez férieuveument que ve vais fous réféler mes blans ? Abrès tous les evorts que v'ai vait ! AH !

— T'as qu'à nous faire un exposé, cracha Lucans.

Il avait particulièrement souffert à cause de Yerkes, et pouvait très bien tenter de faire une vendetta. Ludwig lui intima de se calmer d'un ton catégorique, mais son ami au visage rond secoua sa tête, la haine craquelant dans sa voix :

— On sait que c'est lui. On n'a qu'à le tuer maintenant et…

— Idiot, non ! fit Saulia en le frappant sur la tête. Si on fait ça, les gens penseront que des mourmons auront fait le coup et la guerre se relancera de plus belle !

— Taisez-vous.

Edward devenait vraiment effrayant quand il était sérieux ; les deux amis obéirent immédiament. Les poings gouttant du sang jouaient. Un peu. Ludwig s'approcha de Yerkes, qui le regardait d'un air amusé. Le chef cracha du sang et une dent par terre pour pouvoir mieux s'exprimer :

— J'avoue être surpris : s'accoquiner avec des vampires, des mages, des hybrides… (il montra Yannis de la tête) et même le grand héros lui-même ! Vous êtes quelqu'un d'exceptionnel.

— J'aurais vraiment aimé vous retourner le compliment, vous savez, répondit Ludwig, du regret dans sa voix. Quand je vous ai rencontré, je vous prenais pour un extrémiste. Mais un extrémiste du côté du peuple.

— C'est toujours le cas.

— Non. Vous êtes comme les gens que j'ai rencontré au gala : vous ne servez que votre propre intérêt.
— Mon pays, en l'occurrence.

Ludwig voulut le frapper. Mais, avec Edward à côté de lui, il devait maîtriser ses émotions. Il tourna la tête vers ce dernier, qui hocha la tête ; Ludwig pouvait parler sans toucher.

— Chaque chose en son temps, ambassadeur, ricana Yerkes. Vous et moi aimons tous deux protéger ce qui nous est cher. Je ne vois pas en quoi c'est un intérêt personnel.

Dans un certain sens, il disait vrai : Yerkes n'était pas un homme avide de pouvoir, d'argent ou de choses fastes. Il aimait vraiment son pays, ça se voyait au travers de ses yeux, même sans le pouvoir du Tranchecœur. Pourtant…

— Votre idéal est faux. Un pays ne se construit pas en fermant ses frontières, mais en accueillant le monde.

— Des conneries altermondialistes. Franchement, regardez où ça nous a mené : des guerres de territoire, d'influence, de ressources… Un monde fermé est bien plus stable qu'un monde ouvert. De l'Atlantide à la thermodynamique, c'est toujours le cas !

— Un monde fermé est instable parce qu'il finit par pourrir. Pour avoir un sol fertile, il vous du nouveau terreau sans cesse. Ou le sol meure en se dévorant lui-même.

— La consanguinité et la réclusion sont de loin les causes majeures de la mort d'une terre, et dépassé un certain seuil de population, ils sont presque nuls. C'est le cosmopolitisme qui est un poison, il tue les racines du peuple local, il rend le monde uniforme d'une manière totalement absurde. Il n'y a aucune richesse dans cette infamie. On peut faire des échanges commerciaux, il n'y a aucun problème, tant que l'on écrit des règles strictes qui évitent de détruire l'écosystème mondial. On peut être étranger et changer de pays, il n'y a aucun problème, tant qu'on s'adapte aux mœurs locales, à la culture locale : il te faut n'être que d'une seule nation ! Seul l'idiot nourrit aux discours de tolérance des traîtres, qui peuvent ainsi aimer détruire leur pays en faisant passer ça pour de la richesse… La vraie richesse ne réside pas avec un quelconque vivre ensemble qui ne mène qu'au ravage et à la mort des peuples locaux, physiquement comme culturellement, la richesse réside dans la protection de nos racines. Dans la diversité, certes, mais une diversité mondiale, à chaque pays sa culture, pas de pseudo vivre ensemble ; seulement des peuples qui protègent leurs cultures, leurs racines, leur patrimoine, tout ce qu'ils ont bâti, ça c'est la vraie richesse. La vraie richesse, ce n'est certainement pas un tas informe sans aucun fondement qui détruit ce qu'il y a sur place, protégé par un groupe d'hypocrites gauchistes qui préfèrent l'étranger à leur propre peuple, par conséquent, nous sommes bien loin du cosmopolitisme pour arriver à la vraie richesse. Assimilation ou rien, le patriotisme est une richesse là où le cosmopolitisme est une ruine ! Ludwig, tu ne dois pas vraiment avoir de conscience de tes devoirs de fils de la France, encore moins de conscience de dignité quand tu tiens de tels discours, car de toutes façons, un ordre aussi archaïque que l'ordre cosmopolite actuel est déjà en train de s'effondrer. C'est inévitable ! God Saves the Kingdom !

Ludwig n'en revenait pas. Il se tourna vers Edward pour constater avec étonnement que le vampire semblait avoir vu un fantôme ; plus étonnant encore, il lâcha :

— Mais il est complètement taré.

La réplique fut tellement décalée de l'ambiance que Ludwig éclata de rire. Il fut le seul, mais ce rire fut tel un élastique qui détendit l'atmosphère. Edward baissait les yeux, grinçant :

— Ne t'avise pas de ressortir ce dossier plus tard.

— Jamais, plaida d'un ton léger Ludwig, avant de se tourner vers Yerkes : Beau discours, vraiment Quoi qu'un peu trop engagé à mon goût…

— Je suis un Anglais ! J'aime mon pays et je m'y plis ! tonna le patriote fou.

— Moi, j'habite sur Terre, rigola Ludwig. J'aime mon pays et je le nourris. Vous savez, Yerkes, on ne vous a pas enlevé pour vous endoctriner. Vous êtes ici pour nous dire ce que vous comptez faire avec cette guerre. Car, malgré vos beaux discours, c'est bien la guerre que vous souhaitez, n'est-ce pas ?

Il s'attendait à ce que le tuméfié réponde : « Vous ne m'aurez pas par la torture » ou quelque chose dans le genre. Car ce fut l'hésitation qui désarma le chef des services secrets. Ludwig le laissa mariner quelques instants avant d'insister :

— Dites-nous tout, vous n'aurez rien à perdre.

—…j'ai fait des sacrifices impardonnables pour mon pays ; j'ai vendu ma famille, mes amis, ma femme…

Qu'est-ce qu'il raconte encore… mais Ludwig sentit pour la première fois de la sincérité sous sa peau, alors il le laissa continuer.

—…et « que me reste-t-il ? » m'étais-je dis à ce moment-là ? Il me restait mon âme. Fragmentée, délitée, corrompue… mais elle était là, je le sentais. C'était comme si, à force de la maltraiter, ses cris m'étaient audibles.

— Vous délirez, mon vieux, pouffa Yannis.

— Je dis la vérité ! (il se tourna vivement vers Ludwig) Vous ! Le Tranchecœur permet d'écouter l'âme, n'est-ce pas ? Je peux aussi le faire !

— Vous dites que… vous pouvez ressentir les émotions des autres.

— Mais non, mais non ! C'est juste pour moi. Je sais que mon âme existe ! Elle flotte quelque part, lointaine et proche à la fois. Je l'entends en ce moment, se lamentant et pleurant parce que j'ai dérogé à mes idéaux.

— Qu'est-ce qui vous a « dérogé » de vos idéaux.

— C'est… Il s'agit de…

Yerkes devint rouge comme une pivoine, et ce malgré le sang séché sur son visage. Il trembla, et Ludwig pensa qu'il s'étouffait avant de se prendre une immense vague de terreur. Chaque fibre de son corps hurlait de fermer son esprit à cette ruée. Ludwig recula en imaginant un rempart entourant son cœur, et la terreur qui l'empoisonnait se dilua.

Edward tentait de sauver un homme qui, la bave aux lèvres, se convulsait. Ses yeux révulsés et sa veine au front, témoins de sa grande douleur, ramena un vieux souvenir dans la tête de Ludwig.

— Il y a un truc coincé dans sa gorge, fit remarquer Edward, toujours maître de lui-même.

La remarque eut à peine le temps de sortir de sa bouche que la tête de Yerkes explosa, projetant sang, liquide et morceaux de cervelles. À la place, un bulbe blanc, informe et remuant, se mua en tête glabre à la seule bouche aux dents effilés. Un Autre.

La scène aurait pu sortir d'un film d'horreur : la tête lâcha un crissement, et un bras squelettique jaillit de l'épaule de Yerkes pour s'appuyer sur son corps. Un autre bras sortit de l'autre épaule, et l'Autre poussa de toutes ses forces avant de s'extirper, tel un nouveau-né maléfique.

— Un couvin2 ! s'écria Béryl.

Sans prévenir, le monstre se jeta sur Ludwig qui ne s'y attendait pas. Il tenta d'instiller la peur dans le cœur de la créature, mais son âme… était absente. Ce n'était qu'un golem de pure volonté destructrice. Ludwig tomba à la renverse sous le poids du couvin, qui était passé d'une taille d'un labrador à celle d'un poulin.

Ganysh ! Duul ! Meghnaïï !

Les Mots d'Ashuz invoquèrent des langues de métal vert qui s'enroulèrent autour des membres du monstre. Ludwig ne savait pas de quel sort il s'agissait, mais en tout cas, le métal trancha la chair de l'Autre qui recula en grinçant de douleur.

Brûlante fut la réplique : l'Autre dégueula un flot de feu sur l'assemblée, et s'arrêta en lâchant un petit rot de fumée. Ludwig rampa à travers les flammèches et l'air incandescent ; il n'avait pas été touché, mais sa peau était rouge et couverte de cloques. Ça faisait mal, mais il survivrait…

…pas longtemps, car le couvin le plaqua au sol avec sa griffe, suivie d'une vive douleur dans le dos. Le monstre avait atteint sa taille maximale, celle d'un grizzly, et il pesait son poids ! Ses membres régénérés telles de bûches massives, ses yeux formés n'importe où sur le bulbe de sa tête qui était aussi vide que son cœur lui donnaient une allure de démon. Ludwig balança le Tranchecœur contre le monstre, mais la lame le traversa comme un fantôme ; seul un être doté d'émotions pouvait se voir blessé par l'arme.

Un rugissement se fit entendre. Sous sa forme animale, Saulia chargea de plein fouet le couvin. Laura vint aider Ludwig à se relever, mais il se sentait fébrile… Quand son aimée effleura son dos, il siffla de douleur.

— Par le Grand Serpent ! murmura Laura. Pourquoi…

— Qu'est-ce qu'il m'a fait !? grogna Ludwig alors que l'Autre se battait sauvagement avec « Super-Saulia ».

— Ses griffes… du poison… tu vas disparaître.

— Mourir ?

— Non, disparaître ! (Laura pleurait) L'ennemi… il sait sûrement que je peux ramener les morts récents à la vie.

Elle l'épaula jusqu'au petit groupe qui soignait leurs brûlures. Bartavius se précipita vers Ludwig, l'air préoccupé.

— Le Venin des Songes ? s'enquit-il, et Laura acquiesça vivement. L'ancien directeur adressa à Ludwig un sourire crispé, avant de faire dessiner des Runes sur son corps à toute allure : Je vais tenter de juguler l'effet du poison… Le dos, quel ennui ! Cela aurait été le bras ou la jambe, on l'aurait amputé !

— Faites… ce que… vous avez… à faire…

Ludwig sentait son esprit… son âme vaciller entre la réalité et le rêve éternel, le vide sans fin. Il leva sa main pour la regarder ; soit c'était sa vision, soit c'était réel, mais elle semblait devenir de plus en plus transparente. Alors je vais crever ici, et personne pourra enterrer mon cadavre. Classe… Quelle pensée idiote avant son dernier souffle !

—...wig…vez…nner….ra…mission…

— Hein ? râla-t-il, ses oreilles sûrement en train de s'effacer.

— Donnez… permission… Laura… Tranchecœur… sauver ! résonna la voix de Bartavius.

Une main tint la sienne. C'était la sienne, celle de Laura. Une ancre dans la réalité.

— Donner… la permission ?

— L'affection que… vous portez pour… elle.

Et comment comptait-il faire ça, au juste ? Convoquer le pouvoir sacré de l'amour ? Invoquer l'ultime quintessence du cœur ? Faire brûler la flamme de son âme ? Ludwig avait accompli l'impossible, mais ça, c'était au dessus de ses forces… De toute manière, ne serait-il pas mieux que son histoire s'arrête maintenant, qu'il quitte ce monde de folies et de guerres pour, peut-être, atteindre un « monde meilleur » ? Au moins espérait-il finir en enfer, là où tous ses chanteurs préférés devaient sûrement se trouver… Seulement, l'ancre de la main de Laura se fit plus insistante. Ludwig se vit emporté par une tornade d'émotions contradictoires, se chevauchant les unes sur les autres dans un capharnaüm craquelant.

Il vit l’œil du cyclone. On aurait dit que l'Amour s'était personnifié pour qu'il ne sombre pas : une silhouette asexuée, lumière peignée d'une ombre. Ludwig agrippa cette main avec toute la force possible, toute la foi et la confiance qu'il avait en elle, en celle qui l'avait libéré de sa condition d'humain sans jamais l'en écarter.

Pour la première fois depuis la Première Traîtrise, la Vérité fut arrachée à son Porteur.

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2 Assez similaire au couvin de nos légendes, il s'agit d'un parasite qui dévore l'embryon pour se nourrir de son âme, avant de le remplacer. Mais au lieu de naître conventionnellement, il se fraye un chemin à travers le corps qui l'abritait durant son sommeil.

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