Laura et l'autre Gautier ou Le Gautier Originel
*Laura
Troquer un songe pour un autre la pourvoyait d'autant plus qu'elle ne l'aurait crû. Son cœur vide et froid, celui que Ludwig avait voulut remplir de sa propre chaleur, commençait à se vider lentement de cette substance alors qu'elle regardait le Tranchecœur dans sa main. Par le biais de cet artéfact légendaire, elle pouvait dominer les émotions, les transformer en des sentiments bien plus profonds que ceux que pouvaient ressentir les humains dans leurs rêves les plus fous… Seulement, la contrepartie de ce pouvoir se trouvait être l'absence d'émotions. Une absence qui justifiait l'existence des nihiliens de pure souche.
Du bout du doigt, elle caressa la lame rouillée. Le tranchant était le même qu'avec Ludwig, mais… il était fort possible, et Laura s'en doutait, que l'artéfact se moquait d'elle en lui renvoyant une image profonde d'elle-même, tel un miroir farceur. Rien d'autre qu'un outil rouillé par le temps. Un bruit l'arracha à sa réflexion.
La porte de sa chambre s'était ouverte… et IL était là. Avec une apparence qu'elle ne lui connaissait pas : un homme aux petits yeux fureteurs, à la bouche tordue et à la calvitie avancée. Il la regardait avec le même air qu'autrefois, lorsqu'il l'avait dévoré jusqu'à l'âme.
— Je ne pensais pas te revoir de sitôt, commenta Laura d'une voix contrôlée.
— J'ai eu quelques surprises, sourit la Chose en s'approchant.
Le monstre le plus odieux de tous les mondes se planta devant elle avec l'air curieux d'un enfant. Il attendait quelque chose. Laura le devina aisément ; elle se leva de son fauteuil et s'agenouilla devant lui. Il lui présenta sa main, qu'elle prit de la sienne et effleura du bout des lèvres. La Chose appréciait les jeux de pouvoir entre humains, et ne ratait jamais une occasion de les réutiliser tel un petit plaisir coupable.
— Ah ! Où est donc passé ton souffle de soie ! se lamenta-t-il en écartant sa main.
Laura resta silencieuse et à genoux, les yeux baissés.
— Mais ça manque un peu de panache, hmm… Te souviens-tu de nos danses endiablés, au sommet du toit du monde ? C'était un délice sans pareil !
Elle s'en souvenait que trop bien. Des vies entières de souffrance, de torture psychologiques bien plus imaginatives que les meilleurs livres écrits, tout cela dans le but de la briser entièrement. Et la Chose aurait réussi si le seul être capable de le blesser avait accidentellement révoqué ses droits sur les Limbes.
Laura hocha de la tête, souriant à ce souvenir où elle voyait la Chose se tordre dans les pires configurations géométriques possibles, ignorant la raison de son bannissement jusqu'à qu'il disparaisse « pour de bon ». Devant elle, l'ancien révoqué sourit à son tour, sûrement parce qu'il pensait qu'elle se rappelait de ce « bon vieux temps ».
— Tu m'as tellement manqué… Laura.
Il releva le menton de la nouvelle nihilienne. Elle vit le visage de Yannis qui s'approcha pour l'embrasser sur le front, avec une douceur acérée qui n'était égalée que par les dieux eux-mêmes. Puis ce fut le visage de Ludwig qui s'écarta pour la regarder avec amour.
Ce fut un coup tranchant qui fut porté au cœur de Laura, qui vacilla. La Chose sourit, heureux d'avoir fait mouche. Il se glissa vers la porte, et minauda avant de sortir de la chambre :
— N'aie crainte : quand tu te fendras de bout en bout, je serais là pour recoller les morceaux.
Quand il fut sorti, elle resta là, un instant, son corps enraciné. À l'intérieur de son tronc couvait la véritable apparence de son âme. Le Tranchecœur en profita pour souffler sur ces braises, les attiser afin qu'elles puissent devenir brasier. Laura trembla ; elle aurait espéré que des larmes puissent creuser de profonds sillons sur ses joues. Mais rien, comme toujours. De sa main agrippée au hachoir, la jeune femme se retourna pour trancher l'air autour d'elle. Un chuintement discret lui apprit qu'elle avait visé l'attraction terrestre ambiante par la même occasion. Sa rage crasseuse dévorait chaque parcelle de ses gestes, les transformant en actes barbares, grossiers, peignant la pièce de couleurs passablement ordurières. Aucun œil humain n'aurait supporté un tel spectacle.
Aussi continua-t-elle de trancher, tel une peintre en furie, désireuse de montrer au monde sa vision des choses. La pièce n'était plus pièce, ni vraiment quoi que ce soit de réel ; la géométrie avait fui l'espace en prenant avec elle les logiques et autres formules, les teintes saturaient leurs propres homologues et les décoraient de chromatismes inégaux, les odeurs et les sons se mélangeaient en une cacophonie putride.
Le hurlement de Laura brisa ce décor une nouvelle fois. Le monde minuscule qu'elle avait créé n'avait plus assez de sens pour que l'on puisse entendre ce cri, et pourtant il en fut décuplé, magnifié. Imaginez que tout ce que vous repoussiez profondément, jusqu'au fond de vous-même, depuis longtemps, jaillissait pour effriter le monde autour de vous. Un chaos total et sans vergogne, pourtant bien plus facile à comprendre que le vrai monde, froid et carré.
Et ce monde-là reprit le dessus quand Laura eut fini. La pièce redevint un cube, les meubles réapparurent et la lumière put reprendre de ses droits.
Pour sa part, Laura s'était assise. Elle ne pleurait pas. C'était devenu impossible pour elle. Tout ce que l'on voyait, c'était son visage fermé, indolore. Un peu plus de raison aurait poussé chacun à contempler, à réfléchir. Ici, c'était juste le vide. La défaite. La fin de tout.
* * *
À force de ne ressentir que des reflets d'émotion, la perception du temps de Laura s'était altérée ; elle n'avait pas vu les heures passer, alors qu'elle regardait sans réfléchir le sol. C'était son portable qui avait vibré. Dans un geste aussi las que la course d'une pierre, elle le sortit et regarda d'un œil éteint.
« Qui de nous deux a le plus raison, maintenant ? » - א
Son cœur fit un bond dans sa poitrine – ou tout du moins, c'était ce que le reflet de son âme lui envoya – et Laura se releva, le Tranchecœur fermement empoigné dans sa main. Frénétique, elle tapa un message et l'envoya au mystérieux destinataire. Seulement, la mention « messagerie bloquée » apparut, la ramenant à une réalité plus froide… mais pas totalement gelée.
Elle rangea le téléphone dans sa poche quand elle vit son « frère » entrer. Il avait gardé d'Archibald Parmini, mais s'était teint les cheveux en vert, et les yeux en rouge. Un mauvais goût étrange pour un être dont l'existence consistait à s'approprier celle des autres. Il dut remarquer le regard mauvais de Laura, car il s'arrêta sur le seuil de la porte, l'air gêné.
— Je voulais voir si tu allais bien…
— C'est le cas, répondit-elle d'un ton catégorique qui signifiait qu'il devait partir.
Chose surprenante : il ne parut ni choqué, ni en colère, mais plutôt… peiné ? Qu'imagine-t-il ? Que je suis prompte à pardonner parce qu'on se soucie de moi ? La colère ne l'habitait plus, mais le dégoût, si. C'était une émotion du corps, et non de l'âme.
— Dans ce cas, je… je vais te laisser tranquille,
— Tu devrais, oui.
Mais au lieu de suivre le cours de ses paroles, le métamorphe resta là. Laura s'impatienta et réitéra sa menace d'un regard. Ce ne fut qu'un frémissement qui accueillit son acte, et le frère soupira avant de changer d'apparence.
—…pourquoi elle ? Je ne la connais pas.
Laura dévisageait la fille qui avait sauvé Lucans des griffes de sa malédiction. Son nom était… Eikorna ? Celle-ci sautilla sur ses pieds, l'air contris.
— Désolé, je… je croyais que ça sauterait aux yeux.
Cette phrase eut l'effet d'un coup de fouet, et la nihilienne ouvrit sa bouche d'étonnement. La vraie Eikorna sourit, mais Laura ne baissa pas sa garde et fronça des sourcils.
— Qu'est-ce qui me fait croire que ce n'est pas la Chose ou son petit frère ?
— Écoute ton c…
— Non. Mon cœur s'est envolé à la seconde où j'ai compris le mensonge de l'Amour, et il n'y a pas de retour dans le rêve quand on s'en est réveillé.
— Laura, l'Amour est plus fort que ça…
— Foutaises ! (la nihilienne montra le Tranchecœur avec hargne, et l'imposture probable d'Eikorna recula) Ça, c'est la preuve qu'il n'est rien d'autre qu'un produit fini. L'Amour peut transcender les limites de l'espace-temps et de la mort ? Ah ! Cette chose immonde que je contrôle peut faire bien plus que ça.
Surmontant sa peur apparente, la brune s'approcha. Laura se raidit quand elle caressa sa joue ; le contact n'était pas dégoûtant comme avec la Chose et ses séides, ni déroutant comme avec Ludwig. C'était plutôt quelque chose de doux et chaleureux. Quelque chose bougea en elle. Elle repoussa la main d'Eikorna.
— Tu t'aveugles toi-même… mais tu as raison : l'amour dont tu parles a ses limites. Je ne les connais pas, mais toi si. Et tu détiens l'outil qui permet de le modeler. Mais est-ce un mensonge pour autant ? Laura, c'est toi qui a aimé Ludwig malgré le plan que tu as fomenté avec l'Enfant de la Chose. Tu l'as aimé, en connaissance de cause, en sachant que ce sentiment était limité.
— Je me suis perdue…
— Oui, tu l'as été. Mais était-ce si mal que ça ? Certaines perditions sont nécessaires ; si tu prends toujours le même chemin que les autres, alors tu ne parviendras jamais à découvrir tous les autres endroits du monde. L'amour a ses limites parce que nous avons des limites. Je suis humaine, tu es nihilienne, nous ne sommes pas parfaits. Personne ne l'est, et l'amour ne l'est pas non plus. Il ne transcende pas la mort, et seul le souvenir de l'être aimé nous guide à travers les mondes pour retrouver son origine. Un jour, il se pourrait que tu n'aimes plus Ludwig…
— C'est déjà le cas, la coupa Laura.
Eikorna sourit tristement, et continua :
—…mais ça ne veut pas dire que tu ne l'aimeras plus du tout. Tu l'aimeras d'une autre manière.
— Ce ne sera pas meilleur.
— Qui a dit que c'était meilleur ? Un ami à moi m'a dit : « aucun amour n'est meilleur qu'un autre. Que l'on soit des amis, des amants, des amoureux, une famille, des alliés, des camarades… « amour » n'est qu'un mot pour désigner ce que nous ressentons. Mais ce que nous ressentons-nous est unique, beau et fragile. Si l'amour lui-même doit se battre en son sein pour prouver son existence, alors il ne la mérite pas ».
— C'est profondément idiot.
Eikorna se mit à rire, avant de secouer doucement sa tête. Laura vit alors une lueur dans son regard, un éclat d'aube à travers les nuages les plus gris. On aurait dit que, malgré tout ce qui venait de se passer, aucun monstre ni catastrophe ne pouvait lui arracher le plaisir de vivre.
— Tu le connais mieux que moi, après tout : il a toujours été un idiot fini… (soudain, Eikorna se tourna vivement vers la porte) Quelqu'un vient !
Eikorna devint Archibald Parmini. La porte s'ouvrit de nouveau, et ce fut Éléanora Ophilian/la Soeur qui entra.
— On a besoin de toi dehors. Viens, s'adressa-t-elle à Laura avant de reporter son attention sur son frère : Ne lui traîne pas trop dans les pattes. Tu es attendu ailleurs.
— Ne me donne pas d'ordres, gronda le frère.
Laura se demanda encore si ce n'était pas le vrai. Mais quelle importance, au fond ? Elle avait appris une leçon importante.
* * *
*Eikorna
Son acte avait été risqué, mais elle le savait nécessaire. Lorsqu'elle sortit de la chambre de Laura, dans la peau du changeforme qui avait dévoré Archibald, la sensation d'être observée l'effleura. Plutôt que de prendre peur, elle invoqua la Métamorphose qui dissimula plus profondément son être sous des centaines de milliers de couches. Même le plus habile des fouineurs d'âmes ne pouvait la détecter.
L'objectif à atteindre restait le même : convaincre Laura de retrouver sa liberté et son existence. Eikorna l'avait senti en la touchant, cette infiniment infime firme d'humanité. Car c'était bien de l'humanité qu'elle avait vu, celle que Ludwig avait engendré. Laura avait disparu avant qu'il la rencontre, mais il l'avait fait renaître. Ou bien…
Ou bien la Métamorphose n'était pas toute puissante. Peut-être qu'Eikorna voyait de « l'humanité » en Laura parce qu'elle ne pouvait pas traduire véritablement l'image que son artéfact lui envoyait. Peut-être était-ce la forme la plus pure de l'existence, qui partageait la réalité avec l'inexistence avec laquelle elle maintenait l'équilibre instable des choses.
Seulement, ces choses philosophiques ne pouvaient que la torturer. Eikorna était une femme d'action ; elle devait contrecarrer les plans de la Chose de l'intérieur. Il fallait donc résumer la situation : sous l'apparence de Yannis, la Chose avait dispersé la peur et le doute dans l'esprit des gens. Pour lui, c'était chose faite, ce qui signifiait qu'il était passé à autre chose et qu'il ne s'intéresserait pas aux résistants possibles. Maintenant, son plan était de soutenir le camp de la magie pour pouvoir acquérir une puissance militaire encore jamais vue : réunir tous les peuples de tous les mondes qui maîtrisaient ce pouvoir mystique afin d'en trouver les sources, et les assujettir à lui par le biais de celle-ci.
La prochaine étape, se dit-elle en sortant dehors alors qu'il pleuvait, c'était de prouver la valeur de la magie contre celle de la science pure et dure. Donc s'opposer à l'Empire Epistimal, qu'Eikorna ne connaissait pas du tout. Mais la Chose en savait sûrement plus long qu'elle, et avait probablement un plan d'attaque.
Voilà ! Peut-être que son plan, c'était le coup du bouc émissaire : l'Empire qui attaque pour asservir, et les mages qui résistent et se défendent sous une même bannière. Cette logique rejoignait celle de son discours.
Pour l'heure, Eikorna se concentra à repérer tous les visages, toutes les formes qui passaient à côté d'elle, fuyant l'averse ou languissant sous leurs parapluies. Chaque visage était une veste qu'elle pouvait revêtir.
— Excusez-moi, monsieur, vous auriez l'heure ? lui demanda un passant.
— Neuf heure et quarante minutes, répondit-t-elle avec la voix d'Archibald.
Elle effleura des doigts la veste de son interlocuteur. Marié. La trentaine. Deux enfants… et un emploi gradé à la SEA. Le projet Ferroul Squad Multiverse. Une armée d'Outsiders nihiliens.
— Que je sois damnée…, murmura la brune derrière le visage du magicien en levant les yeux au ciel.
— Sale temps, hein ? commenta le trentenaire sous son parapluie, pensant qu'elle s'adressait au ciel.
La tête d'Archibald lui lança un de ces regards de magicien, c'est-à-dire quelque chose entre l'ennui et le courroux. L'homme blêmit, et la voix d'Archibald se fit plus sourde.
— Ne m'ennuyez pas. Rendez-vous utile et amenez-moi au centre le plus proche ; je dois me faire examiner.
Et pour dramatiser encore plus, Eikorna souleva sa manche : son bras était couvert d'écailles. L'homme, travaillant à la SEA, ouvrit la bouche de stupeur avant de la refermer. Il secoua vivement de la tête, et s'inclina avec déférence.
— Bien entendu. Je vous prie de me suivre, monsieur.
Ils prirent un taxi qui les amenèrent au centre, à côté de l'université d'Oxford, la plus prestigieuse du monde. Malheureusement, son classement dans la liste avait perdu de sa superbe, sachant que les centres de recherche magique les plus sophistiqués se trouvaient au Japon ou à Singapour. Mais le bâtiment et son personnel restait respecté dans le monde de la recherche.
Quand au secteur « SEA-Ox-01 », on ne pouvait trouver mieux dans toute la ville : une cloche de verre blindé rayonnant même en l'absence de soleil, et le complexe s'enfonçait dans le sol sur plusieurs kilomètres. Rien que le globe imposant suffit à intimider Eikorna, mais surtout parce qu'il empestait la magie « domestiquée », celle qui avait une odeur de lessive ou d'eau de javel.
— Nous y sommes. Vous avez de la chance que ce ne soit pas mon jour de repos ! pouffa le trentenaire.
Archibald lui sourit, mais Eikorna s'assombrit ; si l'employé la conduisant avait la moindre idée de ce qui se cachait le projet FSM, il ne travaillerait pas ici. Elle le salua du geste d'Archibald, mais ce dernier insista pour l'accompagner.
— Si on vous voit gambader tout seul dans le centre, ça va vous attirer des ennuis !
Ou plutôt était-ce un prétexte pour garder un œil sur un potentiel orbasos. Mais c'était ce qu'Eikorna avait souhaité ; avec un chaperon, elle passerait presque inaperçue dans le centre. Et si s'éclipser sous une autre forme lui était aussi facile que de respirer, elle ne préférait pas activer la Métamorphose en extérieur, de peur d'être détectée par le Tranchecœur que possédait Laura.
Pour entrer dans le complexe, il fallait passer par une demi-douzaine de procédures : scanner oculaire, carte d'employé, détection de métaux, fouille, repérage d'ondes zêta… Bien entendu, l'homme et elle furent séparés le temps que les gardes lui posent quelques questions, notamment sur son origine, sa profession, la présence ou non d'une Nature… Eikorna répondit honnêtement à travers la tête et la bouche d'Archibald, et rien de tout cela n'était faux ; l'avantage quand on maniait la Vérité, c'était que, malgré que le nom ne représente pas l'entièreté du concept, il en dévoilait une des composantes principales.
Les gardes se concertèrent et cherchèrent dans leurs archives numériques à l'aide de tablettes, avant d'opiner du chef et la laisser passer. La brune retrouva son chaperon peu après, lequel semblait de mauvaise humeur. Quand elle lui demanda pourquoi sur un ton aussi compréhensif que possible, il maugréa que la procédure avait été plus longue que prévu, sans développer toutefois. Eikorna n'insista pas plus.
L'intérieur du complexe honorait son extérieur : éclairé par des lampes gigantesques qui serpentaient le long des murs, des piliers et autres soutiens architecturaux. Les intestins du bâtiment se composaient de couloirs dérobés, d'escaliers en colimaçon et d'ascenseurs obliques. Les veines de magie fissuraient chaque recoin, du sol jusqu'aux vitraux.
— Par ici, lui indiqua l'employé
Elle arrêta de tourner la tête dans tous les sens pour lui emboîter le pas. Il lui expliqua les différentes procédures quand à la désorbasification, qui ne fonctionnait que lorsque le sujet n'était pas totalement transformé. Quand Eikorna, sous le couvert d'Archibald, apprit son identité à l'employé, ce dernier se confondit en excuses et en éloges éloquents ; le magicien avait une réputation très positive auprès des humains et de la SEA.
Ce fut avec un regret mitigé qu'elle assomma son chaperon d'un coup de dard envenimé au bout d'un tentacule brouillé de vitesse. Puis elle le dissimula habilement en changeant l'indice de réfraction de son corps et en le fusionnant au sol, de telle sorte qu'on ne le verrait ni le toucherait. Comme toute métamorphose non consentie, ce n'était que temporaire et elle devait se dépêcher. Bien sûr, le badge de l'employé se glissa dans sa poche. Ça pourrait toujours servir…
Le complexe était un dédale de labyrinthes, mais l'agence de protection de l'environnement avait eu la merveilleuse idée de baliser toutes les entreprises de diverses plantes robustes. Ces dernières jalonnèrent le chemin d'Eikorna, et elle les remerciaient d'un signe de tête ou d'un murmure. Cette étrangeté ne lui fut pas relevée par les scientifiques indolents, qui voyaient en elle Archibald Parmini, un magicien excentrique comme la bonne majorité des mourniens.
Le plus intéressant dans l'histoire, ce fut lorsqu'Eikorna arriva dans le secteur « bio-mécanique ». Ici, des tubes par milliers remplis de liquide nourrissants. Dedans, des fœtus par milliers figés dans l'attente. À ce moment-là, elle prit une décision et quelques bouts de sa vraie peau et de celle de ses amis pour changer l'histoire du monde.
* * *
La première exécution publique. La Chose, sous l'apparence de Yannis, avait organisé une parade en l'honneur de la magie. Beaucoup de gens y avaient participé, humains comme mourmons. Le clou du spectacle se trouvait être l'exécution d'un haut dignitaire de l'Empire mournien : le gouverneur de Barakhav, Nograt Bendwill. Il avait l'air en piteux état, les cheveux graisseux et longs, le visage tuméfié et couvert de sang séché, le corps couvert de contusions et de guenilles. Son jumeau Targon, enfermé dans une cage, avait tout le champ de vision pour voir son frère se faire décapiter.
Laura était la bourrelle de l’événement. Elle n'avait connu Targon Bendwill qu'à travers les yeux de Yannis, et Nograt lui était inconnu. Mais au vu du regard droit et fier, elle sut qu'il n'était pas son frère.
La Chose s'avança, et de la voix parfaitement maîtrisée de Yannis, annonça :
— Par les pouvoirs sacrés qui me sont conférés en tant que Langue du Serpent, je remets le jugement de ce mournien aux mains du peuple (depuis son piédestal, il s'adressait à la foule aux mille visages tendus dans l'espoir d'un verdict, qui réagit en vague à l'entente de ce choix insolite) Nograt Bendwill a délibérément appauvri la Tyrminie pour renforcer la puissance économique et politique de Médine auprès de Dal'Agard. Ses machinations tendaient à faire souffrir bon nombre de mes frères et sœurs, mais ce n'est certainement pas son crime le plus odieux.
Les souffles s'accrochaient à la pause théâtrale de la plus grande des impostures ; Laura sentait à travers le Tranchecœur la délectation d'un tel pouvoir, car la Chose avait été dépossédée depuis si longtemps que l'enivrement n'en était que plus fort.
— Il a, en toute connaissance de cause, tenté d'orbasifier Archibald Parmini après que ce dernier ait courtisé la fille de son frère selon les rites ancestraux de Mourn !
Dans la masse de personnes présentes, pas mal de magiciens passèrent le mot, expliquant rapidement de quoi il en retournait ; ces mages, séides de la Chose, répandaient son fiel par les grilles d'égout qui leur servaient de bouche. Laura les considéraient moins que des poussières. Ce qu'elle ressentait par dessus tout, la Chose lui prodiguait : il savourait les murmures et les commères, ce moment unique où les gens passent du doute à la haine.
— Mon frère, Archibald, n'a pas failli, non. Mais à cause de cela, il est obligé de renoncer à son Art, la nature même de son existence ! Est-ce à ce prix que vaut la paix ? Est-ce à ce prix que vaut l'abondance ? (Des cris de protestation répondirent à la question rhétorique) Non, aucun prix n'est assez pour sévir la liberté, l'individualité et la conscience ! Nous sommes nous et le resterons ! ponctua la Chose en frappant son pupitre de discours du poing.
Frissons perturbants accueillirent cet adage ; Laura n'était pas Laura, parce qu'elle avait accepté le joug d'une force supérieure à elle. Tout à coup et à contrecœur, elle fut d'accord avec les propos de la Chose, car si la peur de tout perdre poussait l'ignorant à se battre, l'ironie piégeait les autres petits malins dans leur propre jeu.
— Voyez ce jour comme un nouveau départ, un départ vers le chemin de la grandeur, de l'équité et de l'individualisme sans l'égoïsme : chacun d'entre vous aura le choix. Le choix du pouvoir.
D'un signe de tête, il ordonna à sa bourelle de trancher. De nouveau, les souffles se coincèrent dans les gorges.
Laura obéit.
La lame rouillée s'abattit sur Nograt, et Targon vrilla le silence d'une plainte aiguë, typiquement mournienne. Ce fut surprennament facile, se dit Laura lorsque la tête tomba net sur le sol, simplement détachée par une coupure plus nette qu'une raie de spectre lumineux. Un bruit mat, le sang jaillit avec abondance sur ses baskets et le bas de son jean. Odeur ferreuse, odeur de merde. Impression d'être collé à un sol poisseux, alors que c'était réellement le cas. Mais le plus oppressant, c'était le silence : discordant par sa puissance, insolent par sa concupiscence.
Le fracas le massacra, allant d'horreur en hourras, de bravo et héla, pour un seul et unique pleur. Laura l'entendit, celui-ci. Et en y pensant, le Tranchecœur lui transmit tout ce que ce pleur signifiait, tout ce qu'il synthétisant dans quelques sanglots épars dans la rage de la foule. La peine de perdre quelqu'un de cher, de ne plus jamais le revoir autrement qu'avec ce tronc séparé de son chef, de n'oublier ni le sang ni la haine. On aurait dit une braise d'eau dans un océan de foudre. Laura vacilla.
Bien entendu, la Chose la prit par l'épaule. Lorsqu'elle chercha son regard, celui-ci était porté au loin, à travers ce qu'il pensait être le cœur des hommes ; il ne les comprenait pas, à l'image des Lumières qui prônaient l'humanisme en étant aveuglés par leur propre brillance, incapables de voir ce qui se trouvait à leurs pieds. Aux nom des innombrables cadavres, Laura s'écarta et descendit de l'estrade, cernée par les beuglements presque animaux des gens.
Même en ayant rangé le Tranchecœur dans son étui pour ne plus le toucher, ne plus ressentir son pouvoir, Laura voyait les visages. Tirés dans un effort surhumain, presque aussi grinçants qu'un bois en pleine pluie, ils dévoraient des yeux le spectacle et s'en délectaient. Non, rien de surhumain là-dedans : inhumain fut le bon terme. Pour Laura qui ne ressentait rien, un malaise s'empara d'elle.
Ces visages. Le souvenir de la traque des Guerres Magiques, avant le Traité.
En bousculant le plus de monde possible, tel un canot fendant les vagues, elle s'extirpa enfin, pantelante, du cercle fanatique. Rien n'est écrit, se rassurait-elle. L'histoire ne se répétera pas. Il ne le permettra pas. Pourtant, ça arrivait : on trouvait des boucs émissaires, qu'on stigmatisait pour légitimer son propos. La Chose n'était qu'un concept, mais en fréquentant les humains, êtres passionnés et complexes, elle avait fini par aspirer tout ce qui les arrachaient à la terre pour lever leur poing aux cieux. Elle était à l'image du meilleur d'eux… et du pire.
Avec un pas saccadé, elle chercha les rues des mains, son regard déformé par la sensation de nausée. Pour s'y enfoncer, dans ces rues sales et sombres, ces rues maladroitement humaines. Celles qui allaient plus mal que vous et qui pourtant vous accueillait bien mieux que la plus saine d'entre toutes. Ces rues-là, ça avait été sa maison pendant si longtemps.
Pourquoi changer de forme, de nature ? Il suffisait juste de se fondre là où on se trouvait. De se perdre dans le contresens, dans l'illogisme et l’irrationalité du monde. Au fond, Laura fuyait à l'instar des gens qui s'adonnaient à leurs « biles noires » : rien que pour se sentir vivant, en phase, parce qu'on était pas une légende comme Yannis ou la Chose, dont le destin était déjà tracé depuis la naissance.
La liberté était un cadeau empoisonné, une amante des plus retorses : elle vous offrait des montagnes de merveilles, le monde en son entier. Vous vous enivriez de son parfum, de sa souplesse et sa verve inégalée. Puis, elle vous laissait vous rendre compte, à travers un détail ou une erreur de jugement, que vous étiez perdu. Perdu dans un monde trop vaste où la seule issue possible était de choisir de se mêler à quelque chose, afin de fuir la réalité effrayante que vous n'aviez pas de destin, pas de message grandiose qui vous annonçait votre prix gagnant.
— Qu'est-ce que je fais ? se demanda Laura.
Une question idiote, rhétorique. Elle faisait pour ce quoi elle était née : vivre la vie sur Terre, libérée de toute enchâssure. Pas de Yannis pour vous empêcher de rentrer, pas de cœur pour vous faire souffrir de l'absence de Ludwig. Juste un Tranchecœur qui de temps en temps vous submergeait dans un délice de souffrances et de plaisirs qui n'étaient pas à vous, un petit shot supplémentaire pour supporter l'inexistence.
Se traînant littéralement jusqu'à un bar, elle commanda un verre de whisky sec. Le serveur la regarda de la tête aux pieds. Elle était couverte de sang et échevelée. Un regard de la part de la nihilienne suffit à le mettre au pas.
— Un verre ne suffit pas pour régler un problème.
D'un geste lent, elle se massa l'épaule en regardant son interlocuteur : un vieux monsieur chauve avec une légère barbe blanche. La tête ovale, les yeux plissés dans une expression de malice rehaussée d'un sourire complice et d'un éclat vif dans l’œil. Autre signe distinctif : il avait un accordéon en lanières et un chapeau en tissu bleu roi. Laura l'ignora royalement, continuant de masser son épaule endolorie pour elle ne savait quelle raison.
L'homme ne sembla pas s'offusquer pour autant et se posa à la table de la nihilienne. Cette dernière ne fit que le dévisager, nulle émotion sur son visage ou dans son pompeur à sang.
— Vous me semblez bien jeune pour vous adonner à la tâche qu'on vous a confié, éluda le vieil homme sur un ton poli.
— Je fais ce qui est juste.
— Justice n'est faite que par Dieu ou les fous.
— Je travaille pour le premier, grommela-t-elle, pince-sans-rire.
— Eh bien ! Vous êtes une couture… (sur le ton de la confidence, il chuchota) Est-il aussi misogyne que l'on dit ?
— Hein ?
Cette question l'avait réellement pris au dépourvu ; elle s'attendait à ce qu'il lui demande des renseignements, ou qu'il se taise de peur d'avoir des ennuis, ou encore déblatérer philosophiquement sur la nature de Dieu. Méfiante, Laura tendit son pouvoir pour toucher celui du vieux curieux. Juste un humain normal, avec une Aura pétillante de malice infantile.
— Vous savez, Anne Sylvestre ! « Le bon Dieu est misogyne, mais le Diable ne l'est pas » ! Quelle femme, celle-là… Je l'ai rencontrée une fois, on a joué ensemble, de la musique et…
Il pouffa, laissant la suite en suspens éloquent. De plus en plus curieuse, Laura se mit à l'écouter :
— J'ai voyagé beaucoup, j'ai vu beaucoup de gens. J'ai mangé à leur table, entendu leurs histoires. J'ai chanté pour eux, avec eux et même quelquefois contre eux… Mon partenaire – il tapota son instrument – et moi nous sommes beaucoup amusé.
— Et qu'en avez vous retiré ?
— Hmm ? Des sous ?
Il n'avait pas compris la question, alors elle réitéra :
— Qu'avez-vous appris ? Sur Dieu ? Sur le monde ? Le sens de la vie, le destin ?
Surprise sur surprise, le vieil homme éclata de rire. Pas d'un rire sardonique pour se moquer, ou d'un rire tristement déguisé pour se tourner en autodérision. Plutôt un rire clair, franc et réellement amusé. Même lorsque le whisky arriva, il en avait toujours les larmes aux yeux.
— Aaah… Ooouh… Vous les jeunes, vous êtes vraiment tous des poètes maudits dans l'âme.
— Pas plus que vous, riposta Laura sans grande conviction.
— Moi, maudit !? (le vieux musicien parut s'énerver) Je suis verni ! J'ai connu une vie superbe, ai côtoyé la haute comme la basse, en musique comme en monde ! J'ai conversé, réfléchi et appris, oui… Mais j'ai ressenti avec mes mains, mes pieds, ma bouche, ma peau. Le vent et ses histoires, les arbres et leurs chansons. Rien de plus simple.
— Et là, vous n'êtes pas poète ? se moqua-t-elle, non sans ressentir une pointe dans le coin de son vasculaire droit.
— Il faut, il faut… La passion est essentielle, tout comme la raison et la sensualité. Beaucoup d'autres ingrédients entrent dans la recette d'un homme – ou d'une femme ! – accompli. Quand on est jeunes, on fait des erreurs, et on se rattrape à la corde de la passion. Elle semble solide, mais ne l'est pas à la base. Il faut un harnais de raison, puis un… euh… un mousqueton de sensualité, oui !
— Si la base de la passion n'est pas assez suffisamment épaisse, alors il ne sert à rien de grimper, philosopha Laura.
— Buvez ce whisky, l'invita le vieil homme.
Elle obtempéra, plus par nécessité d’aseptiser la douleur de ses membres que par obéissance. Le liquide de feu lui arracha un toussotement, avant qu'elle ne remarque le sourire en coin du visage ridé.
— Quoi ?
— Vous auriez tout aussi bien pu partir sans rien dire, faire votre chemin, au lieu de boire ce whisky.
La sincérité et la simplicité de ce raisonnement l'estomaqua. L'air triomphant, le vieil homme renchérit :
— Pourtant, vous êtes restée. Vous avez écouté mon conseil, non pas pour ma sagesse gérontologique apparente, ni pour mon charme de musicien qui ne vous fait rien et je le sais. Non. Vous êtes restée parce que vous vouliez le faire.
— Ça ne change rien au fait que la liberté nous nuit.
— Qui a dit ça ? Vous ? Moi ? Quelque éclairé de l'ancien temps ? Si vous partez du postulat que la liberté vous nuit, alors elle vous nuira.
— L'optimisme, hein… Mais ça ne marchera pas, il y aura toujours des choses horribles sur notre chemin.
— Je n'ai jamais dis le contraire, assura-t-il en haussant des épaules. Mais la façon dont vous appréhendez le monde, ce qu'il vous offre va forcément changer la façon dont vous vous débrouillerez pour changer les choses.
— Ce n'est pas une certitude.
— Pour moi, ça l'est. Essayez une fois de voir les choses du bon côté.
— Quelles choses ? Les gens restent des partisans de la haine et de la mort. Ils préfèrent se complaire dans l'échec et l'abandon plutôt que d'avancer. Vous n'êtes qu'humain, ajouta-t-elle avec mépris. Vous ne pouvez pas comprendre.
Ce fut à cet instant qu'elle ressentit ce frisson dans l'échine. Son regard. Les yeux du vieil homme avaient miroité cet éclat particulier, insondable, méconnaissable. Un peu à la manière d'une ombre marine que vous entrapercevez à travers les vagues, fugace et gigantesque. Ombre qui s'éteignit aussi vite, ne laissant place qu'à une pâle pitié. Le vieil homme tapota la main de la nihilienne, serrée autour de son verre.
— Je ne comprends pas, c'est vrai. Mais vous, vous comprenez déjà. Laissez-moi vous dire quelque chose que j'ai lâché à un p'tit bout de poète maudit dans votre genre : c'est juste que vous avez oublié, un peu comme une vieille musique que l'on reprend après tant d'années : ce sera maladroit, un peu moche sur les bords, mais ce sera ce qu'il y au fond de vous de plus beau. Et c'est tout ce qui compte
Il se leva et passa son chapeau sur sa tête. Pendant un instant, elle entrevit… Non, il est parti pour de bon et on ne le reverra jamais. Néanmoins, elle lança :
— Mon nom est Laura Blake. Et vous ?
— François Breton. Au plaisir, madame.
* * *
Laura le sentait, tout au fond d'elle. Quelque chose avait changé. Et pour de vrai, cette fois. Ce n'était ni par la magie ni par l'intermédiaire de la Vérité. La rencontre avec ce mystérieux musicien l'avait bouleversé, et elle avait tenté de le retrouver après le choc. Mais en vain ; aucun sortilège n'avait fonctionné. C'était comme s'il n'existait pas. En partant de ce postulat, elle avait pensé à demander à la Chose, à « Frère » ou à « Soeur », mais la prudence la fit se raviser.
Curieuse, elle décida de partir pour les Limbes.
Pour parvenir à rentrer dans cet endroit, il faut au moins valider une de ces trois conditions : être un nihilien, avoir passé un pacte avec un Gardien ou utiliser un portail qui usait des Six Vraies Magies. Heureusement pour Laura, elle réunissait les deux premières, ce qui facilitait grandement le voyage.
Elle ferma à clé la porte de sa chambre, puis commença à préparer son rituel : elle dessina un cercle dans laquelle elle inscrivit une étoile à cinq branches pointée vers le nord. Le long des lignes, elle écrivit les anciennes formules, celles qui convoqueraient la magie depuis la terre au lieu de la lier à travers l'air.
L'important avec ce genre de formules, c'était de laisser la magie couler lentement, très lentement, à travers le corps du ritualiste, car sans une Rune ou un Glyphe, la magie pouvait très vite partir à vau l'eau. Quant à l'étoile… Eh bien, ce n'était pas pour rien que l'humanité l'associait avec l'enfer et l'au-delà.
Une fois qu'elle eut fini les tracés, elle installa les bougies aux pointes des branches, sur le cercle. Chacune fut allumée avec une flamme de couleur différente : bleue pour la transversalité, rouge pour la transmission, vert pour la transcendance, jaune pour la transidentité et enfin blanc pour la transgenèse. Chaque flamme permettait de fragiliser le Tamis, ou le Voile pour les plus poétiques.
Laura s'agenouilla au centre de l'étoile et commença à incanter d'une voix gutturale, en fermant les yeux. Lentement, elle écarta les bras pour les lever vers le plafond. La sensation déplaisante de la magie sauvage s'introduisant en elle faillit la faire s'arrêter, mais elle préféra ralentir. Plus le sort était lent, mieux c'était. Sa voix sembla devenir un mince filets de sons allongés sur sa langue.
Soudain, l'air vibra. Elle ouvrit les yeux, et vit les murs de la salle changer, le plafond et le sol se dissoudre dans une masse grise et laide. Puis ce fut les tours des meubles, qui craquèrent avant de se rompre complètement en monceaux, puis en échardes et enfin en fibres, avant de disparaître eux aussi dans le ciment autour d'elle. Seul le cercle rituel fut épargné, et Laura s'arrêta son récital pour observer les changements d'un air distrait.
Alors que les murs et le plafond s'effondraient pour découvrir les Limbes, Laura pensait à l'exécution : elle avait tué, pour la première fois de sa vie. Seulement ce n'était pas l'acte qui l'avait bouleversé, mais ce qui l'avait précédé immédiatement ; quand le Tranchecœur, par sa main, avait divisé Nograt pour l'éternité, la nihilienne n'avait rien senti venant de lui. Rien. Pas le moindre petit éclat qui signifiait que l'âme se détachait du corps, privé d'esprit.
La mort existait. Et cela terrifiait Laura, qui croyait jusqu'à alors dur comme fer à la réincarnation.
Elle n'eut pas le temps de continuer ses ébats philosophiques intérieurs ; les Limbes étaient découvertes, terre d'improbables et d'irrégularités. Mais en présence d'une nihilienne, cet endroit devint exactement ce qu'il était sensé être : un vaste champ de cendres, des arbres tordus et mourants, un ciel gris et grondant. Laura sortit du cercle.
Ce dernier chuinta et disparut. Il ne s'agissait que d'une infinitésimale partie de l'univers physique, mais ça restait assez pour être chassé violemment sans qu'un mage la soutienne. Laura aurait aimé qu'il y ait un sortilège pouvant maintenir ce cercle dans les Limbes, mais les règles étaient claires, et il fallait les respecter : ce qui ne faisait pas partie d'un monde n'y avait rien à y faire. Même la magie s'y pliait tôt ou tard.
Laura vérifia à sa ceinture que le Tranchecœur était toujours solidement attaché, avant de s'attaquer à la marche. Contrairement aux rêveurs et aux visiteurs incongrus qui ne se soumettaient à aucune règle car ils ne faisaient qu'un avec leurs Âmes, Laura était tout aussi réelle ici que dans le monde physique. Ce qui permettait bien sûr d'interagir avec l'environnement sans voile, mais ça l'obligeait à couvrir physiquement les distances entre un point et un autre.
Heureusement, tout ce qui fut l'ordre de la fatigue, de la soif ou de la faim lui fut épargné, car tout était l'inverse du vivant ici. Pas mort, bien entendu – la mort n'était pas l'inverse de la vie, mais sa finalité, in fine une partie essentielle – mais plutôt « invivable », à tel point que le corps oubliait qu'il était capable de vivre et se disait : « Bon, bah… On se débrouille » et voilà. Rien de plus simple que le compliqué des Limbes.
Laura marcha durant des durées sûrement longues… ou courtes ? Aucune montre ou téléphone ne fonctionnait ici, à cause des perturbations gravitationnelles aléatoires. Parfois, elle se sentait plus lourde qu'un Pthoomph. D'autrefois, elle paraissait aussi légère que le souffle d'un moineau. Mais il n'existait pas de concepts comme la douleur physique ni la fatigue mentale.
Enfin, elle aperçut le mur. Si le désert des arbres qu'elle avait traversé était la véritable manifestation des âmes, ce qui se trouvait au-delà du mur relevait du vrai royaume des nihili. De loin – et c'était véritablement loin, au moins une douzaine de kilomètres – le mur perçait la voûte des nuages. À sa base, deux gigantesques battants incorporaient la Porte des Inévitables, un nom peu évocateur quand à la principale fonction de cette porte : repousser les intrus.
Car oui, elle avait cette fonction à la fois parce qu'elle était presque aussi impénétrable que le cœur de la Chose, mais également à cause de son Gardien. Lorsque Laura parvint à la porte, minuscule silhouette surplombée d'un titan de pierre noire gravé, le dit-Gardien des Inévitables, Ptrossus, l'accueillit en se penchant vers elle.
Son visage était un masque d'obsidienne fissuré de lave. Deux émeraudes plus grosses que des voitures, un bec de faucon et une crinière de lion en cristal. Le Gardien était un centaure arachnéen, ses pattes plantées dans le mur et dans le sol, tordant son buste pour qu'il puisse voir la nouvelle venue.
— QUI DEMANDE ACCÈS À LA CITÉ DES TROMPEURS ?
La voix était un grondement de volcan, faisant trembler la terre. La nihilienne ne fut nullement intimidée et répondit placidement :
— Laura Blake.
Le Gardien se redressa lentement, décrochant ses pattes du mur pour se dresser face à la porte. De ses cinq mains aux quinze doigts, il poussa les battants sans pousser de grognement d'effort. La porte s'ouvrit lentement sans un bruit.
Laura passa en dessous du Gardien. Une fois dans l'enceinte, la porte se referma, la laissant seule devant le royaume qu'elle avait visité pendant plus de huit mille ans terrestres, et quatre-vingt-dix sept mille ans nihili.
l’Élysée. Asgard. Bramalohka. Avalon. Takama-ga-hara. Le Paradis. Tant de mots pour désigner un seul et même endroit, reflet fabuleux du désir de la Chose de créer son propre royaume, lui, un être vorace de destruction. Dans ce royaume – baptisé le Nokk-Leh-Vhaar – on retrouvait toutes les personnes assez folles pour avoir accepté le « don d'immortalité » de la Chose. Il y avait les empereurs et les rois qui avaient cherché la divinité durant toute leur existence. Il y avait les artistes qui prônaient la beauté dans l'absolu et l'immobile. Il y avait aussi les traîtres à leur sang, à leurs amis et à leur peuple. Il y avait aussi les désespérés, les opportunistes et les autres mages.
Bien sûr, la plupart n'étaient pas nihili, mais « inaniéi », c'est-à-dire qu'ils avaient reçu leur « éviscération métaphorique » par un nihili et non pas la Chose elle-même, cette dernière n'accordant cet honneur qu'aux individus les plus dérangés. Laura faisait partie de ces derniers, bien qu'elle aurait préféré être inaniéine.
Laura s’engagea dans la cité aux mille visages. Il aurait été inutile de vous la décrire, car elle changeait sans arrêt de forme et de matière. La nihilienne n'y prêta aucune attention, visant à se diriger vers un bâtiment qui ne changeait pas.
— Ah, Mlle Blake ! Quel plaisir de vous voir !
Elle se retourna : l'inaniéi qui l'avait interpellé n'était qu'autre qu'un ancien humain ayant abandonné ce qui avait fait de lui une personne plus profonde de ce qu'il était maintenant. Un humain un peu oublié du temps actuel, mais qui avait connu sa gloire posthume. Un inaniéi qui l'avait prit pour modèle pour écrire un nombre faramineux de textes, en l'honneur de sa « justesse statuaire ».
— M. Gautier, dit-elle en le saluant de la tête.
— Toujours aussi froide ! grimaça-t-il, avant de lever ses mains en signe défaitiste.
— Je suis nihilienne.
Le regard de Théophile Gautier, s'illumina, et il s'inclina promptement. Il se redressa, tout sourire.
— Mes félicitations pour votre sacrement. Vous êtes plus resplendissante que les sculptures de M. Carpeaux… non, don Salzillo, dirais-je plutôt !
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle, insensible à la flatterie.
L'écrivain lissa sa barbe, l'air préoccupé. Laura effleura le Tranchecœur dissimulé entre les plis de ses vêtements. Grâce à lui, elle sentit le désarroi et l'envie du romancier à travers sa gesticulation.
— Non, M. Gautier, ajouta la nihilienne. Je ne vous aiderais plus pour vos romans.
— Mais… vous êtes ma muse ! s'écria-t-il.
Son regard avait changé : il n'était plus mielleux et brillant de curiosité, mais apeuré comme un enfant qu'on allait punir de la pire manière qui soit. Laura aurait pu ressentir de la pitié, mais son cœur vide ne laissa transparaître qu'une lassitude d'être aussi empêchée par l'artiste imbécile.
— Au revoir, M. Gautier.
Il fit une erreur, une seule. Celle de la toucher ; ils s'étaient tous deux mis d'accord auparavant que le contact physique était prohibé.
Alors elle trancha.
Le désespéré hurla en tombant à genoux, la main sur le moignon de son bras. Son autre main remuait au sol à la manière d'un poulet décapité, avant de lentement disparaître, en substance comme en essence. Haletant, l'écrivain leva son regard vers une Laura au visage parfait, figé dans le geste de frapper de nouveau. Elle le vit dans ses yeux, dans son cœur : il savait qu'elle donnait désormais la mort avec autant de facilité qu'il avait pour écrire avec elle. Et il savait que leur relation professionnelle était terminée.
Elle le laissa là, à son sort funeste. Détruire la carrière de cet homme ne l'avait pas chamboulé, vu que dans ce monde le travail n'existait pas ; seul l'ennui louvoyait dans les rues de Nokk-Leh-Vhaar.
Revenir à cette cité lui rappelait ces premiers souvenirs d'enfance : elle jouait parmi les badauds, surpris de voir une petite fille gambader entre les rues comme s'il s'agissait juste d'une grande maison aux longs couloirs. La proportion de jeunes dans Nokk-Leh-Vhaar était très faible, et celle des enfants plus faible encore. Sachant que la cité s'étendait derrière le mur et vers l'infini, on ne rencontrerait probablement jamais ces petites raretés.
Plongé dans ses souvenirs, Laura se remémora comment les êtres de tout monde, les plus connus, les plus influents, les plus créatifs l'avaient élevé, curieux et motivés par sa présence lumineuse. Au début, tout allait bien : elle apprenait des choses chez les uns et les autres, jouait à des jeux trop complexes pour des enfants vivant une vie normale, et ne s'arrêtait jamais pour répondre aux besoins physique du corps.
Son adolescence – si on pouvait l'appeler ainsi – se composait d'activités moins fastes, plus longues en durée nihili. L'ennui l'avait gagné et gangrena jusqu'à la plus petite parcelle de lumière infantile en elle ; ne resta plus que la sombre, froide et prudente Laura Blake, celle d'avant la nihilienne.
Mais ces souvenirs d'enfance n'étaient pas flous comme on l'entendait : elle se souvenait de chaque son, de chaque lumière et de chaque odeur. La texture du bois, de la pierre et du velours. Du sol sous ses pieds nus. Heureusement qu'elle portait ses baskets moisis à ses pieds, ou bien elle se serait perdue dans la nostalgie.
Le temps passa plus vite en repoussant l'ennui, et elle parvint enfin à l'un des seuls bâtiments fixes de la ville : la mairie. Il ne s'agissait cependant pas d'une préfecture où s'enregistrer, où récupérer ses papiers d'identité et jongler incessamment avec l'administration. Il ne s'agissait que d'un endroit avec un registre, consultable par tout le monde à Nokk-Leh-Vhaar. Un bâtiment entier pour un seul livre sur un seul piédestal, qui inscrivait automatiquement chaque sortie et chaque entrée dans les Limbes.
Personne ne se trouvait là ; les gens ne trouvaient aucun intérêt dans le présent et préféraient s'enfermer dans les illusions du passé, en discutant avec leurs prédécesseurs. De ce fait, personne ne trouvait l'intérêt de voler quoi que ce soit, surtout parce que les objets n'étaient pas réels et n'avaient aucune valeur. Bref, Laura était seule.
Elle s'approcha du piédestal où reposait le livre, qui n'avait aucun nom. En fait, le livre était le projection de la vision des Autres, incluant les Limiers, les Sirènes et les Gardiens eux-mêmes. Ce qui voulait dire que le livre ne tirait pas partie de l'omniprésence de la Chose, qui répugnait à partager sa vision globale des Limbes avec quiconque.
D'un geste lent, elle tourna les pages du livre, afin de trouver le nom de « François Breton ». Mais tout ce qu'elle trouva, c'était un humain décédé et dont l'Âme avait rejoint le « Trou » au centre de la Ville Lunaire, et était donc considérée comme irrécupérable. Les Âmes qui rejoignaient le Trou étaient rares mais pas uniques : il s'agissait d'un tri aléatoire et malchanceux. On considérait ces Âmes stockées dans un espace infranchissable, un domaine encore plus profond que les Limbes.
Laura fut ennuyée par une telle découverte : non seulement elle avait due supporter le voyage et l'exaction de T. Gautier, mais en plus, elle se retrouvait dans un mystère encore plus épais. Si François Breton était définitivement et complètement mort, alors qui était l'homme qui avait partagé sa boisson ? Ce n'était pas un métamorphe comme les nihili, car le Tranchecœur lisait l'Âme à sa plus profonde couche. Ce n'était pas non plus une illusion, car la nature de sorcière de Laura les perçait à jour. Ce n'était pas non plus une hallucination, car son corps ne subissait plus les affres de l'esprit.
Une seule chose subsistait, un seul indice possible : la sensation fugace qui l'avait traversé lorsqu'elle avait vu cet éclat familier dans le regard du musicien. Mais c'était impossible, car Laura et lui ne pouvaient exister dans le même plan physique. Et elle aurait percé à jour ses déguisements à l'aide de ses dons.
—…ra ?
Elle se retourna vivement. Cette voix… Ludwig ! pensa-t-elle avant de s'élancer, poussée par quelque émotion persistante au fond de sa vacuité.
* * *
La chose la plus importante est souvent celle qui nous fait le plus de mal à nos yeux. Rien n'est plus douloureux que d'être trahi par cette dite-chose, lorsque nous lui octroyons notre véritable dévotion, au-delà de toute chose. Pourtant, même cette dévotion finira par disparaître dans le temps si nous ne la cultivons pas. Et malgré cela, elle finira par changer pour se mêler au flot des âges.
* * *
Parce qu'il y avait un but. Parce qu'il y avait une destination. Parce que mon corps désobéissait à ma tête. Ce furent ces phrases qui guidèrent Laura à travers les méta-nappes de réalité, jusqu'à la Ville Lunaire, cette cité de gratte-ciels sous une coupe de nuit, cité que même la Chose ignorait l'origine. Quand Laura passa le rideau de pluie, la chaleur des Plaines Aviaires laissa place à la fraîcheur de la nuit.
La Ville Lunaire n'avait pas son pareil dans les Limbes. Même Nokk-Leh-Vhaar, dans son immensité et sa complexité, ne rivalisait pas avec la beauté étrange de ces lieux. Pourquoi ? Parce que la Ville Lunaire était le reflet de toutes les Âmes des Limbes, et le nexus des Arbres-Murmures de tous les mondes. Dans les rues, on pouvait distinguer sur les murs des tags de branches étirées, de feuilles ciselées, de troncs spiralés. Les Arbres-Murmures étaient les gardiens des histoires de la terre, même celle que les humains avaient créé. Laura se sentait en sécurité dans cet endroit, parce qu'il était le seul où l'Enfant de la Chose et ce dernier n'avaient pas les pleins pouvoirs.
Un sanctuaire. Une zone où personne n'avait vraiment de dons ni de pouvoirs, juste la vague sensation qu'une force plus vaste faisait vibrer ce lieu.
Un frisson ressurgit dans son échine en arrivant vers l'épicentre de la Ville Lunaire ; pas d'immeubles ou d'arrêts de bus, juste un terrain plat, des Arbres-Murmures desséchés et au centre du centre, le Trou, le gouffre en trois dimensions qui n'aspirait rien d'autre que la substance immortelle des Âmes. Ce Trou, et Laura l'avait appris durant ses séances de torture en cet endroit, était le lieu de naissance de la Chose. Ce qui l'avait rassuré en un sens : quand on naît, on meurt forcément à un moment ou à un autre…
—…ra…
Ludwig ! Sa voix portait peu, mais la nihilienne pouvait deviner son origine ; son regard fut attiré par un des immeubles au bord de la place du Trou, partiellement en ruines. Un clignement d’œil plus tard, elle se trouvait juste devant l'entrée.
Elle tendit la main vers la porte pour la pousser, avant d'arrêter son geste ; et si c'était une farce de la Chose ? Il restait encore un peu de l'Enfant en lui, alors c'était tout à fait possible… Mais Laura l'avait senti à travers le Tranchecœur, il s'agissait bien de Ludwig. Si on pouvait la tromper elle, on ne pouvait tromper la Vérité elle-même.
Après avoir retenu sa respiration, elle ouvrit la porte. Celle-ci révéla une salle étrange, au sol lumineux, au plafond et aux murs presque entièrement noirs. Au centre, une chaise. Assis dessus, lui, voûté par un poids trop lourd. Son regard baissé se leva vers elle, des yeux voilés et aux couleurs fânées. Ce fut comme se prendre un coup de feu ; Laura tituba en arrière. Parce qu'il n'y avait pas de haine. Parce qu'il n'y avait pas de peur. Parce qu'il n'y avait que de la joie. Les émotions explosèrent en dynamiques dynamites dans le cœur de Laura, à tel point que le Tranchecœur vrombit à son côté. C'était si puissant qu'elle en eut la nausée, mais en même temps la sensation de respirer de nouveau, bien plus qu'autrefois.
— Laura ? C'est… C'est toi ?
— Oui… Oui ! s'écria-t-elle, des larmes sur les joues.
Elle se précipita pour le prendre dans ses bras. Il lui rendit son étreinte, qui fut plus brûlante qu'un fer chauffé à blanc, lui arrachant une plainte de douleur et de soulagement. Cette étreinte-là fut à jamais gravée dans sa mémoire.
Quand elle s'écarta, Ludwig semblait avoir retrouvé de la couleur aux joues, aux pupilles. Son sourire éclatait presque de rire, une joie infantile collée au visage.
— Tu t'es fait désirée, lâcha-t-il dans la plus grande courtoisie.
Laura pouffa et caressa la joue de la personne qui était la seule à pouvoir remplir son cœur vide.
— Ne change jamais, lui ordonna-t-elle dans tout son orgueil de vivante.
— Ça, je ne peux pas te le promettre.
— Alors promets-moi de m'aimer.
— Je te le promets, quoi qu'il arrive.
Il n'avait pas le Tranchecœur, ni ses pouvoirs de Porteur. Pourtant, Laura ne sentit pas personne plus honnête, plus intègre et plus vraie que Ludwig Lénot.
— Tiens, dit-elle en tendant l'artéfact.
Nul besoin de porter emphase sur l'acte, qui n'avait rien de désintéressé mais était plus sincère que tous les gestes réunis de Laura au cours de son inexistence. Ludwig posa délicatement sa main sur l'objet et sur celle de Laura. Il caressait du doigt sa peau de velours, presque hésitant pour prendre ce qui lui revenait de droit.
Et le Tranchecœur, comme toute bonne Vérité qui se respecte, laissa libre cours à sa créativité ; les deux êtres avaient laissé leur bien le plus précieux pour sauver l'autre. Et, comme les émotions était les seules choses qui pouvaient être partagées sans avoir besoin de connaître quoi que ce soit du monde, alors le Tranchecœur devint deux. Il ne se sépara pas à l'instar des artéfacts classiques dans les contes amoureux. Non. Il y eut deux Tranchecœurs, un dédoublement parfait.
Dans la main de Ludwig, le hachoir avait retrouvé sa splendeur véritable, un éclat inégalé et un tranchant capable de scinder le cours des songes. Dans celle de Laura, une épée dont le fil était si fin qu'il pouvait passer entre les mailles des regards de Dieu, à la garde sculptée dans l'os le plus pur et le plus blanc, symbole de mort et de renouveau.
Les deux ouvraient les yeux d'étonnement. Chacun sentait les émotions de l'autre, non pas en écho mais en parfaite harmonie – de quoi satisfaire les pensées platoniques – sans pour autant perdre leur individualité et leur liberté d'action. C'était une sensation tellement contradictoire, fruit de l'Âme que leurs esprits soufflèrent du nez, balancèrent le dossier dans une caisse et n'en parlèrent plus. Un bug parfaitement maîtrisé que leurs langues traduisirent de la meilleure manière possible :
— On dirait que c'est moi qui cuisine et toi qui chasse, commenta Ludwig un peu perdu.
— Mais oui, bien sûr…, répondit-elle en agitant son épée. Je l'accrocherais dans le salon, pour éviter qu'on se coupe avec.
Ils opinèrent du chef et lâchèrent d'autres propos hors contexte, alors qu'ils étaient les seuls à avoir accès à ce miracle. Quoi ? Vous les auriez voulu voir se parler en maximes philosophiques ? De faire des allusions métaphysiques aux portées universelles ? Le problème, voyez-vous, c'était qu'ils n'étaient qu'eux-mêmes face à l'immensité contenue dans ces objets. Et ils s'aimaient au-delà de toute compréhension autre qu'eux-mêmes. C'était largement suffisant pour éviter de ronfler encore sur des réflexions profondément touchantes et prolixes.
Laura décida qu'il était temps de quitter Ludwig. Comme ça. Parce qu'elle savait que, où qu'il puisse se trouver, elle le retrouverait toujours. Elle ne pouvait pas sentir toutes ses émotions, parce qu'ils étaient tous deux Porteurs de Vérité et pouvaient se contrecarrer l'un à l'autre. Mais elle ne lui en voulait pas de vouloir un peu d'intimité : elle préférait qu'il conserve assez de secrets, car cela le rendait d'autant plus délicieux.
— Je vais y aller.
— Et moi ? Tu sais comment je sors ?
— Ludwig, tu as l'objet le plus tranchant de tous les univers réunis. Littéralement. Tu trouveras un moyen.
— Et même pas un petit mot d'encouragement ? bougonna-t-il.
Elle sentait sa tristesse de la quitter si tôt. Alors elle l'embrassa tendrement, pour qu'il n'oublie pas le goût de ses lèvres. Il lécha les siennes quand elle s'écarta, et Laura lui lança un regard mi-intrigué, mi-dégoûté.
— Je te l'ai jamais dis, mais t'as un goût de prune, s'expliqua-t-il sans gêne.
— Argh ! Maintenant, je vais me penser femme mûre.
— Ça te terrifie tant que ça ?
— Est-ce que j'ai pris une ride ? lança-t-elle en l'ignorant.
Il éclata de rire, et elle aussi. Ils s'embrassèrent de nouveau, avant que Ludwig ne lui souffle :
— Dès mon retour dans le monde des vivants, je te retrouverais.
— Mais sois sûr que je ne resterais pas les bras croisés. Si je te cherche, ce sera deux fois plus rapide. Et tu n'es pas mort, je te rappelle.
— Pas faux.
Et elle disparut sans un bruit, laissant derrière elle le souvenir de ses prunelles améthyste plus profondes que jamais. Lui s'enfonça dans cette réminiscence et dans l'océan de bonheur le plus savoureux de son existence. Pour la première fois de sa vie, il s'aima en retour et se félicita de ne pas avoir abandonné, de l'avoir attendu, d'avoir crû en elle.
* * *
Quand Laura revint dans sa chambre, la Chose l'y attendait bien entendu de pied ferme. Campé devant la fenêtre, elle ne le vit que de dos. Pourtant sa posture exprimait une colère bien construite, comme toutes les émotions qu'il mimait chez les humains.
— Je ne t'ai pas congédié, que je sache, lâcha-t-il d'un ton sans équivoque.
— Je suis ta « fille », pas ton esclave, que je sache.
La Chose se retourna, et Laura lui découvrit un visage méconnaissable :
L'extérieur était un homme mûr, au visage de singe et au nez de corbeau, aux yeux de rat et au sourire de loup. Laid et inquiétant, voilà l'impression qu'il donnait. Quand à l'identité de cette copie, Laura se dit qu'elle n'avait sûrement pas été aimée une seule fois dans sa vie.
L'intérieur, qu'elle distinguait malgré les infinies couches protectrices, était glacé, puérile et frôlait l'incompréhension. Un véritable puits de ténèbres sans queue ni tête, et… Laura sentit une pointe d'agacement, pas celui qui vous amène à la colère mais plutôt le genre qui vous ennuie sans jamais vous embraser. Ce n'était pas logique ; la Chose était le vide elle-même, elle ne pouvait pas ressentir d'émotions.
À moins que.
À moins que la Chose soit à l'image de ses enfants, une succession de couches pour masquer les émotions les plus enfouies. Laura se rengorgea d'autant plus, se redressant pour faire face à son « créateur ». Peut-être qu'au fond, il n'était pas le premier être du multivers. Peut-être qu'il n'était qu'un imposteur qui s'était convaincu, à force de se dissimuler sous des milliers de visages, qu'il était plus complexe qu'une simple identité.
La Chose, face à sa remarque, sourit. Et Laura sentit les couches se raffermir pour dissimuler le fond qu'elle avait entrevue. Cela lui suffit à ne pas tomber dans l'imprudence de clamer haut et fort qu'avec son Tranchecœur, rien ne pouvait lui arriver. Car la Chose, si imposture soit-elle, restait une force de la nature au même titre que la Vérité. Elle devait s'en méfier et suivre la maigre piste de sa découverte pour percer à jour les faiblesses de cet ennemi invincible.
— Tu es impertinente, je te l'accorde. Non pas que ça me déplaise… Mais je dois te prévenir : si tu tentes quoi que ce soit contre moi ou mes plans, je ramènerais Yannis dans ce monde pour que son existence te bannisse de nouveau dans les Limbes. Suis-je clair ?
— Très, répondit-elle avec déférence.
— Bien. Je te contacterais en temps et en heure. Prends des vacances pour l'instant et amuse-toi.
Il se dirigea vers la porte, et Laura se rendit compte que l'épée-Tranchecoeur n'était pas dans sa main ; à la place, le hachoir rouillé pendait à sa ceinture. Le Tranchecœur avait déjà senti que la Chose était un danger pour Laura et que l'artéfact devait se dissimuler. Avant de sortir, la Chose dit.
— Ah oui, ton frère m'a appelé : il veut te voir pour affaires – la Chose lâcha son sourire le plus paternel – Ne l'embête pas trop, tu veux ? J'ai été dur avec lui et il cherche encore à faire ses preuves. C'est un bon garçon.
— Je ne manquerais pas de le lui rappeler, mentit Laura.
Elle se dit qu'Eikorna avait un plan. Avec le vrai Tranchecœur, Laura l'aiderait puis irait rejoindre Ludwig. La guerre était à leurs portes, pourtant Laura ne s'était jamais sentie aussi peu nihiliste.
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