Romain
Qui a décidé de ma vie ? Je suis sorti de l’enfance tel une boule d’argile molle, sans aucun rêve, sans aucune question. Des rencontres merveilleuses ou terribles vont façonner et bosseler cette glaise tendre. Avais-je besoin de vivre cela pour devenir un adulte ? Dérouler ce fil, c’est évoquer tous ceux qui ont participé à la construction de la chimère que je suis aujourd’hui, amalgame d’un peu de ceux qui m’ont marqué durant cette dizaine d’années. Cela débute par la révélation de ma nature.
***
Depuis une éternité, vue de ma jeune personne de quatorze ans et demi, je passais la majeure partie de mes vacances d’été chez mes grands-parents paternels. Dans leur maison du Berry, je retrouvais mon cousin Romain, plus âgé d’un an que moi.
En me remémorant ce refuge magique, je le revois dans son détail. Ce « château » venait du côté de ma grand-mère, grosse bâtisse d’un siècle précédent, destinée à étaler sa puissance aux gens des alentours. Une allée de tilleuls touffus montait légèrement vers un imposant perron de pierre. Cette partie, au nord, était cernée d’arbres gigantesques, ce qui rendait l’accès sombre et froid, même au cœur de l’été. Du côté midi, le salon ouvrait sur un parc en pente douce, se perdant dans un paysage infini et lointain, souvent brumeux dans ses limites avec le ciel. D’immenses arbres éparpillés lui conféraient une grâce majestueuse. Entre la façade et le parc s’étendait une large terrasse pavée à l’extrémité de laquelle une pergola offrait un abri ombragé.
Notre endroit préféré était la cuisine, vaste pièce semi-enterrée qui desservait la salle à manger par un escalier de service que nous transformions en passage secret les jours de cache-cache dans cette maison aux recoins innombrables. Le matin, au petit déjeuner, le soleil la baignait, alors que l’après-midi, elle réconfortait de sa fraicheur les deux garnements épuisés par leurs équipées. Domaine exclusif de la mère Bastien, elle nous y gavait de tartines plus grandes que nous, de confitures et de sirops qu’elle nous préparait spécialement, ajoutant une gourmandise en surprise. Nous nous enfuyions dans le parc par un demi-escalier, qui nous permettait aussi de venir trouver une consolation ou un pansement après un petit malheur.
Mon grand-père nous accompagnait souvent. La nature avait été l’unique terrain de jeu et d’aventures de son enfance. Il nommait les plantes et les arbres, nous enseignant comment les utiliser pour s’amuser ; il reconnaissait les oiseaux à leur cri, savait repérer leur nid ; il lisait les traces des animaux et savait comment pêcher des grenouilles ou des écrevisses, attraper des insectes avec les mains ou les lézards avec un brin d’herbe. Pour les jeunes citadins que nous étions, il nous semblait un enchanteur merveilleux, car il nous livrait toujours un phénomène extraordinaire propre à nous faire écarquiller les yeux.
Il nous apprenait à nous orienter, à tendre des arcs, à tailler des flèches, des bâtons, des sifflets, à construire des cabanes, à jouer avec toutes ces ressources. Il nous encourageait à gucher dans les arbres. Il avait acheté à chacun un Opinel à virole, ce qui nous rendait extrêmement fiers.
Le parc s’étendait à l’infini, mais je pense que ma taille de l’époque et ma fascination amplifiaient fortement cette perception. Cette immensité ne suffisant pas, nous explorions sous sa conduite les alentours, les bois, les étangs, les fermes. Il y était connu et respecté ; quand nous pénétrions dans une de ces maisons, une friandise nous attendait, souvent ces modestes gâteaux de la région, aux noisettes et aux amandes, avec la croute si craquante.
Plus rarement, nous y descendions aussi aux petites vacances. Nous avons ainsi assisté plusieurs fois, en novembre, à la vidange d’un des nombreux lacs qui entouraient la propriété. Le lever avant le jour, le froid qui nous enveloppait de frissons et nous réveillait, la brume qui égarait les bruits, ce cheminement irréel qui nous amenait jusqu’à la pièce en travail, cette ambiance me ravissait. Soudainement surgissaient les hommes dans leurs grandes bottes trainant le lourd filet. Venaient ensuite les scènes de tous ces poissons énormes s’agitant dans les bassines, quel spectacle pour un gamin !
Mes souvenirs d’enfance, ce sont ceux-là. De ma vie quotidienne, de ma famille, rien : sans doute, son peu de consistance a seulement effleuré ma mémoire.
***
Avec Romain, nous avions toujours partagé la même chambre. Cet été-là, pour déjouer la chaleur des débuts d’après-midi, une petite sieste nous détendait. Nous en profitions pour dévorer l’immense collection de bandes dessinées de grand-père.
Un beau jour, alors que je somnolais à moitié, mon cousin me demanda si je voulais qu’il me montre quelque chose que je ne connaissais certainement pas. En totale confiance de mon ainé, je m’abandonnai à lui. Bien qu’habitués à nos nudités réciproques, une curieuse impression m’envahit quand il me tira mon slip. Sa main éveillait des vaguelettes de bienêtre qui remontait mon être. Je fermai les yeux, laissant ces sensations inhabituelles, mais délicieuses, s’installer en moi. Mon corps grandit et se déploya. Les flots rugirent et éclatèrent dans une gerbe inoubliable.
— Que c’est agréable ! Tu me le refais ?
— C’est mieux d’attendre un peu. Mais si tu veux voir sur un autre ce que cela fait…
Je ne réfléchis pas un seul instant. Découvrir la chaleur et la douceur de cet objet, sentir sa vibration en réponse à mes gestes fut un ravissement. Dans la chambre flotta bientôt une douce odeur suave, étrangement semblable à celle des châtaigniers en fleur qui entouraient la maison. Nous partageâmes un grand sourire avant que Romain s’étende auprès de moi et que nous nous endormions dans les bras l’un de l’autre. Alors que la somnolence me gagnait, je perçus que je venais de franchir un cap : des horizons merveilleux s’offraient dorénavant à mon existence, avec comme attente celle de revivre ce moment sublime.
Nous avions largement dépassé l’heure de fin de la sieste, obligeant Grand-père à monter nous réveiller. Notre enlacement figé par le sommeil, il nous surprit dans cette position, nos jeunes virilités déployées. La confusion nous mit dans un désordre d’agitations. Grand-père était déjà ressorti et ce fut avec l’âme tourmentée que nous descendîmes le rejoindre. Le mal torturait moins nos esprits que la transgression d’un plaisir défendu. Son silence nous rasséréna, sans lever l’ambigüité.
Tout l’après-midi, j’observais mon cousin avec une attention nouvelle, émerveillé devant l’infinie beauté de son corps. Je ne l’avais jamais regardé avant. Je l’enviais, car, plus âgé, il me devançait inévitablement, sans jamais l’avoir considéré autrement que comme mon compagnon de jeu. Pareils à tous les gamins, nous adorions nous battre, parfois rudement, toujours sans brutalité. Je goutais ces moments d’attouchements un peu musclés, quand nous affrontions nos jeunes forces. Je recherchais l’émoi indéfinissable, lorsqu’il me maitrisait, immanquablement le plus fort, me chevauchant, ses genoux bloquant mes bras. Je sentais alors sa chaleur palpiter contre la mienne, nos moiteurs se mélanger, sensations physiques enivrantes. Je commençais à comprendre ce curieux trouble qui m’envahissait de plus en plus dans nos étreintes combattives.
L’expérience avait été trop forte pour ne pas entrainer un approfondissement de cette ardeur si électrisante. La prudence s’était invitée, bridant nos élans vers des emportements que nous désirions absolus. Plus jamais nous ne nous laissâmes surprendre, alors que nous nous retrouvions dès la moindre relâche. Ces délicieuses explorations étaient sans limites.
Étrangeté pour moi, les caresses de Romain allumaient une stimulation duveteuse qui me faisait percevoir mon corps étrangement. Dans ma famille, le contact physique était proscrit. Ces sensations nouvelles me révélaient mon entièreté.
Un évènement bizarre survint. De plus en plus souvent, quand les mains de Romain me caressaient, ma peau semblait renouer avec une perception oubliée. Une sorte de musique, une onomatopée à trois sons l’accompagnait : « tatita », « pipita ».
Cela me trottinait dans la tête. Un soir au diner, je lançais :
— Ça veut dire quoi « tatita » ?
Mes grands-parents se regardèrent interrogatifs. Ma grand-mère avança :
— Tatija ?
— Oui, peut-être, je répondis, tandis que cette prosodie résonnait en moi de façon lointaine.
— Alors ça veut dire qui, rectifia Grand-père. C’était Jeannette, la jeune fille qui s’est occupée de toi et de Caroline quand vous étiez petits. C’est toi qui l’appelais « Tatija ». Vous étiez toujours à rire tous les deux. Tu ne te souviens pas ?
— Non. Et pourquoi elle a arrêté de s’occuper de nous ?
— Je ne me souviens plus très bien. Elle venait d’un village d’ici, tu sais, Saint-Martin. On y est passé quelques fois. Je sais qu’elle y est revenue.
J’engrangeais dans un coin de ma mémoire ces informations qui ne m’évoquaient absolument rien, hormis l’apparition d’une faible lueur. Le ton avait malheureusement clos le sujet.
La conversation revint sur le sujet précédent ; avec les dernières pluies, les premières chanterelles étaient apparues. Nous avions passé l’après-midi à remplir notre panier, que nous étions en train de déguster. Ensuite, nous avions aidé toutes ces personnes familières, accourues dans les bois, à garnir les leurs. C’était toujours un jeu pour nous et pour elles, que ce soit pour les champignons, les escargots, et tout ce qui surgissait ainsi soudainement.
***
Mon tempérament me poussait à accepter innocemment ce qui advenait. Si Romain m’avait appris ces échanges enchanteurs, c’était dans l’ordre des choses. Je ressentais que se donner du plaisir avec un garçon était une chose naturelle. Je venais de découvrir ma sexualité, sans bien percevoir la particularité de cette direction ni la force qu’elle aurait pour moi.
En raccompagnant Romain à la gare, Grand-père nous déclara :
— Mes garçons, je sais ce que vous avez vécu cet été. Romain, Jérôme, vous n’êtes encore que des enfants. Vous avez trouvé des distractions particulières, mais cela ne veut rien dire sur votre vie future, tout cela est sans importance. Gardez ce que vous avez partagé pour vous, n’en parlez pas, c’est mieux ! Voyez comment vous allez évoluer, si cela vous fera autant plaisir dans quelque temps ou si une fille vous fait tomber fou amoureux d’elle.
Le rouge me chauffa le visage. Il savait donc ! Je devinais Romain dans la même confusion. Avions-nous fauté ? Cela avait été si fort, si bon, de l’autre côté de cette barrière que nous sentions sans pouvoir la définir. Grand-père nous mettait de garde, sans aucun reproche. Que faire de ces injonctions si contradictoires, de ces élans irrépressibles et de ces recommandations ?
Le train approchait lentement. Un dernier élan nous rapprocha, le besoin de nous dire le bonheur que nous avions partagé, malgré tout. Nous nous prîmes dans les bras, nous serrant fort, réprimant l’envie de retrouver nos lèvres.
Romain monta dans le train. Nous n’échangeâmes rien durant toute cette année.
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