Tomas

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Mes vacances avec mon cousin se prolongeaient par le camp scout. Je participais depuis mes huit ans à ces activités, sans y trouver maintenant grand intérêt. Seuls les moments passés avec Tomas m’y retenaient encore. Arrivé depuis quatre ans dans la troupe, il habitait à l’autre bout de la ville et nous ne pouvions nous voir en dehors de ces moments. Immédiatement, nous nous étions rapprochés et entendus comme des frères.

Ce garçon, plutôt malingre, n’offrait rien de particulier, le visage souvent dissimulé sous sa mèche. Son regard doux brillait de curiosité et de finesse derrière ses lunettes rondes encadrant des yeux d’un marron translucide. Nettement plus réservé que moi, il était retranché à l’intérieur de lui-même, une façon de se mettre à l’écart d’un monde dont les futilités ne le concernaient pas. Il préférait lire, se passionner pour des multitudes de sujets. Puis soudain, par son mouvement si singulier de tête ou de main, il relevait sa mèche ; alors on apercevait sa bouille et son regard pétillait : coucou, me voilà ! Ces gestes symbolisent tellement Tomas pour moi.

Une vraie et profonde complicité nous liait. Nous nous retrouvions évidemment avec un grand plaisir ; nous comprenant à demi-mot, nous arrivions à être tous les deux ensemble bien qu’au milieu de nos camarades. Ceux-ci se moquaient gentiment de nous, nous obligeant à redescendre de notre monde dans le leur. C’était devenu un petit rituel dans notre troupe.

J’étais entouré de copains pour chahuter, rire, mais quand j’étais avec Tomas, une plénitude me prenait, laissant le reste du monde en dérision. Je ne m’étais jamais interrogé sur le lien qui nous unissait, me contentant et profitant de son existence, même si parfois l’impossibilité de le voir, de lui parler me frustrait. Son éloignement me pesait, mais restait dans l’ordre de mes choses.

Cet été-là, complètement transformé par les révélations de mon cousin, j’avais hâte de le revoir. En rejoignant la troupe, je percevais que notre si belle entente recelait quelque chose d’infiniment plus fort ; le partage avec Romain avait bouleversé mon ressenti avec Tomas. Et si je partageais avec lui comme avec Romain, serait-ce bien ? Peut-être pas ! Mais la pensée de le caresser, de l’embrasser (je rougissais à cette idée !) m’excitait. J’en avais tellement envie, malgré une réflexion qui assombrissait mon enthousiasme, due à la mise en garde de mon cousin : et si Tomas refusait ces plaisirs ? Quelle détresse en perspective !

Le regroupement intervint en soirée, avec les priorités de monter le camp et de préparer le diner. Je voyais Tomas, un peu plus loin, sans trouver le moyen de l’approcher, accaparé par toutes ces tâches qui s’enchainaient. Nous nous étions seulement dit bonjour, en nous serrant les mains et les bras.

La première journée était consacrée à une course d’orientation. Nous pûmes faire équipe avec Tomas, juste tous les deux, tandis que les équipes comprenaient normalement trois scouts. Comme nous étions quatorze, deux d’entre nous devaient accepter d’être isolés, ce qui nous était déjà arrivé plus souvent qu’à notre tour, toute la troupe connaissant notre amitié. À peine partis, alors que nous n’avions jamais échangé les moindres mots d’intimité, je lui expliquais à mots couverts que mon cousin m’avait amené à la porte du Paradis. Mon enthousiasme me faisait bafouiller, d’autant qu’une tentation me travaillait encore plus. Je commençais par elle : le serrer dans mes bras, fusionner avec lui.

Je m’arrêtai en plein milieu du chemin, vérifiai qu’aucun de nos camarades n’apparaissait. Tomas m’observait, un peu interrogatif. Je lui demandais alors si je pouvais lui parler librement, sans que cela puisse altérer notre relation. Son doux sourire des yeux, celui qui, je pense, m’a conquis depuis notre première rencontre, accompagna son oui. Je lui dis que j’aimerais, que j’avais envie de l’embrasser pour partager mon sentiment avec lui. Avant qu’il me réponde, je pris sa tête entre mes mains et déposais un gros baiser sur ses lèvres. J’allais pour me reculer, effrayé par mon audace, mais maintenant ses mains retenaient ma tête. Ce fut un échange léger, violent, interminable. Puis soudainement, il recula.

— Non, ce n’est pas possible, excuse-moi.

— Mais Tomas…

— Non, désolé, j’ai été surpris et je me suis laissé aller. Il ne faut pas, Jim.

— Pourquoi ? Tu sais, avec Romain…

— Tais-toi ! Tu m’en as déjà trop raconté. Ce n’est pas mon affaire.

Je n’avais pas rêvé : c’était lui qui m’avait retenu, même si je ne lui avais pas laissé le temps de me dire oui. Cela avait été intense et pourtant, il avait arrêté net. Mon désespoir et mon incapacité à comprendre me firent m’éloigner. Il restait planté au milieu du chemin. Je venais de détruire ce à quoi je tenais le plus. Des larmes montaient, insuffisantes pour éteindre le feu qui me tordait le ventre.

Des pas précipités, une main qui me retint. J’évitais de croiser son regard, son mépris et son rejet. Un spasme de souffrance étrangla mon cou.

— Jim…

Sa voix si douce…

— Jim, écoute !

Mes yeux restaient ancrés sur l’herbe à mes pieds. Chaque brin reste gravé au fond de moi.

— Jim, je tiens à toi. Tu es la seule personne qui compte pour moi. J’ai envie… Non !... Jim, ton cousin t’a appris des trucs. Je les connais, mais c’est défendu. Tu sais…

— Laisse, Tomas. Je n’avais pas le droit et je ne t’ai pas laissé le choix. Tu m’en veux ? Je ne veux pas te…

Que des mots sont difficiles à dire ! Se montrer, au risque de se faire rejeter est impossible.

— Jim, je ne t’en veux pas ! Simplement, j’ai aimé, j’en avais tellement envie, mais on ne peut pas, c’est tout !

On ne peut pas quoi ? On ne peut pas s’embrasser ? On ne peut pas s’aimer ? On ne peut pas se caresser, se toucher ? Pourquoi ne précise-t-il pas ? J’attends le coup de grâce, car à quoi bon aimer ?

— Jim, on garde ça. C’est de la folie. On reste amis.

Que voulait-il dire ? C’était trop tard. Nous avions franchi le pas. Nous étions face au vertige d’un désir infini, nous n’étions plus innocents. Mon corps et mon âme réclamaient cette fusion et il voulait que nous effacions notre destin ? Des vagues inconnues me traversaient. C’était si simple avant. Pourquoi tout se compliquait-il soudainement, au risque de perdre ce à quoi je tiens le plus ?

Nous avons repris notre chemin. Nous avions perdu trop de temps, sans veiller à notre direction : nous étions perdus. Je voulais comprendre, revenir au début. Nous avons regardé la carte, bien obligés de nous frôler, déclenchant des décharges de frustration. Comme des marionnettes, nous avons fini par retrouver nos camarades, sous leurs regards goguenards. D’habitude, nous étions les premiers, feignant l’indifférence à leurs arrivées. De gentilles moqueries nous accueillirent, sans que nous puissions répondre, dans un malaise diffus.

Cette nuit-là fut terrible. Des cauchemars achevèrent ce fiasco sans aucun sens. Ce camp devint un calvaire ; Tomas cherchait ma proximité et fuyait mon regard, rendant impossible le moindre dialogue. Mais qu’aurais-je eu à lui dire, à écouter ?

Le minibus nous abandonna devant le presbytère. J’allais partir, effondré, quand Tomas m’agrippa la main. Nous étions les derniers, car j’avais trainé, ne parvenant pas à m’extraire de ce nœud. Il posa ses yeux dans les miens.

— Jim, laisse-moi le temps. Je tiens tellement à toi. Il faut que j’accepte et que je trouve une solution.

Il se pencha et ses lèvres se posèrent sur les miennes un bref instant.

Quand j’ouvrir les yeux, son dos était déjà loin. Je fis demi-tour, ne sachant si mes larmes étaient de joie ou de souffrance.

Cet été fut le tournant majeur de ma petite vie. Auparavant, j’avais été pris en charge, ne m’occupant que de mes distractions, dans une mesure très limitée : au printemps, j’avais participé à mon premier rallye, tellement semblable aux fêtes régulières entre enfants. Cette nouvelle dénomination était destinée à nous faire comprendre que la chasse à l’épouse ou à l’époux était lancée. J’avais eu plusieurs propositions de danse, demandées par les plus jolies : je devais plaire, alors que ces amusements ne me concernaient encore guère.

Mes besoins alimentaires, sociaux, culturels étaient sous contrôle, bien que mon imprégnation culturelle fût proche du néant et que les rapports sociaux aient été cantonnés à la famille de ma mère. Grands-parents, oncles, tantes et cousins semblaient issus d’un moule unique, fait de certitudes et de comportements certifiés et rigides. Cet univers ne présentait aucun intérêt, mais ne connaissant rien d’autre, je n’étais pas malheureux dans cette morne vie sans amour.

Je me trouvais seul devant ces problèmes vitaux. Que s’était-il passé avec Romain, ces moments si intenses, si merveilleux ? Qu’avait voulu nous dire Grand-père ? Pourquoi Tomas était-il si proche et si distant ?

Au cours des différentes réunions suivantes, Tomas restait le même, avec des moments de rapprochement, des effleurements troublants, puis des fuites, des écarts insupportables. Pourtant, je devinais une évolution, sans savoir comment l’aider, ou simplement si je devais le faire. Ne pouvant agir, je me réfugiais dans un rêve utopique.

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