La séparation
Chaque réunion, chaque sortie devenait un moment fort ; nous ne pouvons pas toujours nous l’exprimer comme nous l’aurions tant désiré, mais attendre puis sentir la présence de l’autre près de soi était déjà un bonheur extraordinaire. Le coup de tonnerre que nous pressentions nous a foudroyés cinq mois plus tard.
Cet horrible weekend commença au rassemblement, quand je vis arriver Tomas. Il me cherchait, mais son regard me fuyait. L’air anéanti, il monta dans le minibus sans que nous ayons pu nous saluer. Je grimpai pour le rejoindre, mais déjà Fouine rieuse s’était assis à côté de lui.
Johan, son totem lui correspondait beaucoup mieux, était le benjamin de la troupe, avec un petit museau pointu, les yeux pétillants et espiègles, le sourire en permanence. Il se faufilait partout, se défilait aussi aisément, nous claironnant par un éclat de rire sa farce réussie. Il était notre mascotte à tous et plus spécialement de nous deux. Il avait vite senti la nature de notre relation. Il nous approchait en fredonnant à notre intention : « Oh, les amoureux ! Oh, les amoureux ! ». Il se laissait attraper, nous lui frottions gentiment la tête, les oreilles, que nous agrémentions de quelques chatouilles. Ce diablotin appréciait notre proximité où nous lui offrions sa petite place.
Ce jour-là, j’aurais cependant souhaité qu’il nous ignore. J’essayais de le pousser du regard, mais sa moue me retint d’insister. Je m’assis derrière eux.
Seul dans ma rangée, je pus glisser ma main dans les cheveux de Tomas. Je lui massais doucement le crâne. Je sentais la pression de sa tête qui cherchait le bout de mes doigts. Je descendis ma paume le long de sa joue. Il la saisit et l’appuya contre la vitre froide. Les gouttes de ses larmes coulaient, je frissonnai d’anxiété et de sollicitude. Que se passait-il ? Comment le consoler ?
Nous fûmes les derniers à sortir. Il se retourna, ravagé, murmura : « Jim, c’est affreux… ». Nous fûmes alors interpelés et sommés de nous dépêcher. Dehors, c’était la grande animation, les appels, les autres qui couraient et venaient. Nous suivions le mouvement, essayant de garder le contact des yeux.
N’y tenant plus, je lui attrapai la main, le tirai loin du groupe malgré les admonestations.
— Tomas, qu’est-ce qui se passe ?
— Mon père a été affecté d’urgence en Allemagne, avec une promotion. Il est parti il y a dix jours et nous le rejoignons tous, cette semaine. Je suis obligé d’y aller. Jim, je ne te verrai plus…
Mon corps céda avant mon esprit ; une ouate m’enveloppa, je n’entendais plus rien. Tout ce terrible weekend, nous avons été bousculés sans trouver un moment pour nous parler. Cela arrivait parfois : une agitation stérile qui excitait tout le monde.
Au retour, nous étions assis côte à côte. J’étais un peu sorti du brouillard. Nous nous tenions la main, évitant les autres contacts, fuyant nos regards ; nous sentions bien qu’au premier rapprochement, la fontaine inépuisable aurait jailli, apportant un soulagement libérateur. Impensable ! À l’arrivée, une simple étreinte, appuyée, un murmure : « Jim », « Tomas ». Nous étions corsetés dans notre apparence, nous refusant à laisser transparaitre cette souffrance insondable, voulant nous protéger de l’effondrement.
Ce fut fin. Cela s’arrêtait là.
Le chemin pour rentrer s’étirait, les pieds lourds trainaient, les bras tombaient, les yeux larmoyaient, l’esprit tournait à vide dans un fracas infernal.
Horreur ! Je ne savais rien de lui. Son nom, oui, mais son adresse ? Son téléphone ? Cela avait été inutile, cela devenait vital. Nous n’avions même pas pensé à échanger ces ridicules informations, si égarés que nous avions été.
Les jours suivants, je ne parlais plus, je ne mangeais plus, statufié en désespoir. Je restais cloitré dans ma chambre, dans cette maison froide et sans âme. Je me liquéfiais, les yeux rouges en permanence. Dans cette foutue baraque, personne ne perçut que je m’enfonçais dans des profondeurs terrifiantes. Je hurlais intérieurement :
— Au secours, aidez-moi ! Je suis éventré, le cœur à nu.
Pas une parole, pas un geste d’attention. Parmi qui vivais-je ? Cet abandon, cette ignorance accentuaient ma glissade vers l’abime.
Au lycée, je fuyais mes camarades, les rembarrant sèchement quand ils m’approchaient. Je me tenais appuyé sur le même poteau du préau, à regarder mes chaussures, à sentir mon corps se vriller de douleur. En classe, je me terrais dans un coin, au fond, entendant au loin les psalmodies des professeurs.
Pourquoi cela finissait-il ? Nous nous trouvions si bien et nous étions tranchés en deux, si brusquement, par une volonté qui nous dépassait. Tu es moi, tu es tout, sans toi, je ne vaux plus rien.
Je savais notre lien indestructible et éternel, mais sans échange, comment allait-il survivre, sinon dans le refuge dérisoire du rêve et de l’imagination ? Combien de temps allions-nous être séparés ? Personne à qui se confier, personne avec qui partager cette douleur.
Heureusement, plus malin que moi, à peine un mois plus tard, il m’envoya une lettre, dépourvue de tout signe sur l’enveloppe. Ma mère me l’a remise sans commentaire, avec sa pesante indifférence. Je l’ouvrai : quand je vis la signature de Tomas, mon cœur s’emballa ! Je me précipitai dans ma chambre pour la dévorer. Des banalités pour tout le monde, car, apparemment, il l’avait écrite sous un autre regard ou ne voulait pas me compromettre. Je devinais derrière ses mots un message bien différent, celui que j’attendais de lire sur notre relation, notre amitié. En bas, sa nouvelle adresse. Que c’était loin !
Cette lettre me réjouit et me désespéra, car elle montrait les obstacles que nous avions à surmonter pour nous retrouver.
Ce fut à cette occasion que j’ai découvert qu’il écrivait son prénom sans h, Tomas. Je ne le savais pas ! Des années plus tard, il m’expliquera cette subtilité : quand il avait accepté son attrait particulier et interdit pour les garçons, il avait décidé de gommer légèrement l’hom de son prénom pour marquer cette différence.
Peu après, Edgar, un de mes camarades, s’approcha lentement de moi :
— Qu’est-ce qui se passe Jim ? Tu n’es plus le même. Tu nous évites. On ne t’entend plus rire, nous taquiner, nous inventer des histoires. Tu as l’air si loin. Tu nous reviens, dis ?
Ces quelques mots m’obligèrent à tourner la tête, à la relever. J’entrevis une petite, une minuscule lumière au loin. Je me secouai en soulevant mon regard qui croisa celui d’Edgard, plein d’inquiétude, de sympathie. C’était vrai que mes potes étaient toujours là, avec les moments forts que nous partagions.
Chose très osée dans un groupe de garçons, il me prit la main. Ne pouvant me retenir, je l’entourai de mes bras, je le serrai, alors que toutes les larmes jaillissaient de mon corps, me libérant soudainement. Il était gêné. Observant que personne ne nous remarquait, il me permit d’évacuer cette désolation de mon cœur. Je n’avais besoin que d’une main tendue ! Nos camarades nous regardaient maintenant, en silence, ne comprenant pas.
— Alors, les gars, vous n’avez jamais vu un mec pleurer ? leur lançai-je en m’essuyant la figure. Faut sortir de vos préjugés. Allez, bougez-vous !
Ma petite bande nous rejoignit, mi-figue mi-raisin. Quelques bourrades nous permirent de reprendre contact avant que la cloche ne sonne.
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