Serge

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La vie, ma vie, repartait lentement, malgré le creux qui l’habitait désormais. Je repris les palabres avec les potes, même si je me forçais. À la maison, seul le travail m’occupait ; je bossais comme un forcené, au-delà du nécessaire. Je délaissais mon sexe, tellement lié à Tomas.

Je sortis doucement la tête de l’eau. De rares lettres de Tomas me faisaient entendre le même désarroi et la même souffrance. Je lui répondais en le réconfortant, masquant mon propre déchirement pour ne pas l’accabler, sachant qu’il ne serait pas dupe. Je lui demandai si nous pouvions trouver un camp de vacances cet été, n’importe quoi, qui aurait pu permettre de nous retrouver, nous retrouver, nous retrouver…

Je m’intéressais peu aux autres élèves de ma classe. Je remarquai pourtant un garçon, toujours au premier rang, attentif et concentré, puis disparaissant dès que les cours étaient finis. Son air sympathique tranchait avec son comportement singulier et son aspect : cheveux longs, constamment en parka kaki et en jeans. Un jour, par curiosité, j’arrivai à le coincer à la sortie :

— Eh, Serge, où tu cours aussi vite tout le temps ? Chez ta copine ?

— T’es con, toi ! Non, j’vais à une réunion.

— Une réunion ? De quoi ?

— Je milite dans un mouvement politique. Tu veux venir ?

Me voilà à le suivre, attiré par l’inconnu. La réunion, ennuyeuse pour moi qui étais d’une ignorance crasse des questions politiques, s’étirait en paroles passionnées. Je compris cependant que c’était une organisation de gauche. Des gauchistes ! Dans mon milieu, c’était bien sûr une abomination. Leur sincérité et leur fougue me touchèrent, entièrement absorbés qu’ils étaient dans leurs débats. Les bribes que j’arrivais à saisir me semblaient pleines de bon sens.

À la sortie, je partageai avec Serge mes impressions. Je m’étais un peu ennuyé, mais j’avais entendu des choses intéressantes. Il me dévisagea, puis me lança :

— Toi, tu as besoin que je t’éduque politiquement ! On prend un verre ?

Je n’aurais jamais dû le suivre, car me voilà séduit par son histoire. Fils, comme moi, de la bonne bourgeoisie, ses parents étaient des cathos de gauche (« Si, si, ça existe ! », m’assena-t-il), très engagés dans quantité de causes ; il avait toujours baigné dans cette ambiance. Naturellement, il pensait que ses parents, gentillets, ne posaient pas les vraies questions et n’osaient pas pousser au bout leurs réflexions. Il était tombé sur ce groupe où ils cherchaient tous à se former pour trouver des moyens d’agir.

Il m’expliqua leurs analyses politiques, la richesse accumulée par quelques-uns alors que le monde entier vivait dans une pauvreté extrême. Puis il me sortit la totale : la lutte des classes, les grosses sociétés internationales qui manipulaient les gens et les états. Les enfants qui mouraient de faim ou que l’on transformait en esclaves. Les guerres pour le pétrole. Tout y passait, avec l’histoire des conquêtes sociales, la nécessité de se grouper et de se battre. La pollution, l’accaparement des biens publics, des profits… Je découvrais tout ça avec ébahissement, n’ayant jamais eu conscience de ces sujets.

Ceci s’étala bien sûr sur plusieurs mois, et s’étendit à bien d’autres points, car je l’accompagnais, j’écoutais, j’apprenais. Je ne comprenais pas tout, mais j’adhérais dans mon cœur à cet idéal de justice. Je saisis que, même si je vivais avec un tout petit peu d’argent de poche, sans envies, sans dépenses folles, je me classais parmi les très favorisés dans un pays très privilégié. Comment agir avec un tel handicap ? Se dépouiller ? De quoi ? Quelles actions mener ? Contre qui ? Que de questions enivrantes !

Nous discutions sans fin ! Il me consacrait beaucoup de temps, me submergeait de livres « pour me rééduquer la tête ». Nous prenions plaisir à débattre, car je le poussais dans ses retranchements de réflexions avec ma naïveté de nouveau converti. Si on pouvait changer le monde, le rendre meilleur, plus juste…

Cet investissement à fond me permettait d’éloigner mon chagrin. Gros coup de chance cette année-là : le ministre de l’Éducation nationale éprouva le besoin de mettre les lycéens dans la rue, c’est-à-dire de proposer une réforme.

Je m’impliquai à fond, tracts, banderoles, occupation du lycée, manifestations, confrontations avec les autres groupes activistes. J’appris ainsi que le plus important est de lutter contre son frère en pensées plutôt que contre l’ennemi commun. Je découvris ce bonheur de défiler ensemble, de se tenir par les bras, de crier sur l’air des lampions :

— Au cu…, au cu…, aucune hésitation, non, non, non à la réforme…

— Machin, si tu savais, ta réforme, ta réforme, où on s’la met !

La camaraderie qui en découlait, les accolades et les embrassades, la course lorsque les lacrymogènes devenaient trop forts ou que les CRS commençaient à s’activer brutalement étaient enivrantes, comme les éclats de rire partagés, quand nous arrivions à nous en sortir.

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