Arrestation

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Une fois, nous nous sommes fait embarquer, un peu violemment. Au commissariat, durant notre très longue attente, tous assis par terre, je remarquai un jeune planton parmi les bleus chargés de nous surveiller, à peine plus âgé que nous, tout fluet dans son uniforme trop grand. M’ennuyant fermement, par jeu, j’arrivai à accrocher son regard et lui lançai un de mes sourires les plus enjôleurs. Je le vis rougir en détournant la tête, ce qui était désarmant.

Relâchés en plein milieu de cette nuit de printemps, nous décidâmes de la finir dans le square en face du commissariat, en attendant le premier métro. Un peu avant cette heure de reprise, je vis mon jeune bleu en sortir. Sous une impulsion incompréhensible, je quittai discrètement le groupe, un brin endormi, et courus rattraper le flic. Je l’abordai :

— Bonjour !

— Euh, oui, bonjour !

— Tu as terminé ton service ?

— Oui, je rentre avec le premier métro.

— Je peux faire quelques pas avec toi ?

Il haussa les épaules, ce que je pris pour une non-réponse négative. Je le suivis sur le quai, montai avec lui dans la rame. Ma stupidité m’apparut alors : pourquoi avais-je suivi ce jeune flic ? Pour un regard échangé ? Tétanisé, je restais sans voix, le fixant bêtement. Il eut un ricanement et me demanda avec gentillesse ce que je lui voulais. La journée agitée et la nuit assis à terre rendait toute réplique impossible. Il se mit à parler dans cette voiture déserte, de sa journée, des manifestants, glissant petit à petit vers des éléments plus personnels. Cela piqua ma curiosité et je me mis à le questionner. Une sympathie s’installa doucement. Il me questionna en retour, me forçant à esquiver, car je me trouvais inintéressant, ne connaissant pas grand-chose de la vie.

Nous nous dirigions vers le nord de Paris. Je le talonnais dans ses changements alors qu’il continuait de me parler. Ses parents venaient d’Algérie, de Kabylie plus exactement, ce qui expliquait son physique de blond et ses yeux clairs. Il racontait le travail dur, dégradant parfois, pour son père, la vie dans la cité, la difficulté de vouloir s’en sortir par l’école et non par le trafic, grâce à une éducation stricte. Il disait les privations, l’absence de loisirs, de vacances, le peu de copains quand les jeux des autres garçons vous rebutent, le malaise pour aborder les filles, la religion, la mosquée du vendredi. Tout un monde dont j’ignorais l’existence. Je comprenais, sans doute mal, mais je l’écoutais et il continuait d’ouvrir son cœur devant l’étranger que j’étais.

Nous sommes arrivés en bas de l’immense immeuble qui abritait son studio et l’appartement de ses parents, sans que je m’en sois rendu compte, sans savoir où nous étions. Autour de nous, dans la pénombre qui pâlissait, des gens apparaissaient, car on se lève très tôt dans ces banlieues lointaines, m’expliqua-t-il. Je sentis la fatigue me submerger tout d’un coup. Il dut le remarquer. Il me proposa de monter boire un thé.

Le temps qu’il le prépare, je m’effondrai sur son lit, principal meuble, avec une table et sa chaise, de son minuscule logement.

Quand je me réveillai, je devinai une main qui survolait ma joue, passait doucement sur la pointe de mes cheveux. Je gardais les yeux fermés, savourant ces esquisses d’effleurements. J’ouvris innocemment les yeux, vis sa tête penchée sur moi. Je lui souris, car il me fixait avec admiration. Avant que je ne réagisse, il se courba vers moi pour un baiser.

Je me laissai faire. Ankylosé par une position inconfortable, je me redressai en lui lâchant :

— Dis donc, tu me surprends !

— Excuse-moi. Je ne t’ai pas demandé la permission. Mais tu me fais envie depuis que je t’ai remarqué parmi tous ces jeunes cons. Je suis désolé.

L’incongruité de la situation me sauta aux yeux : j'avais à peine dix-sept ans, je venais de suivre un inconnu, tenaillé par une envie que je refusais. Nous étions deux hommes et nous venions de nous embrasser. J’avais aimé ! Il avait quelque chose d’attachant et de rassurant.

— C’est à moi de m’excuser pour t’avoir suivi et forcé ta porte. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Je t’ai laissé faire ! Tu sais que tu es très beau. Hier, tandis que nous vous gardions, je t’ai tout de suite repéré. Tu sors du lot ! On sent que tu es le petit bourge bien sous tout rapport, le mec parfait et idéal. Tu me faisais envie. Je te regardais de biais, je te fantasmais complètement quand tu m’as souri, d’où ma gêne. La fin de nuit a été un peu dure et je t’avais oublié. En plus, tu es très jeune. Excuse-moi. Tu devrais partir maintenant.

Mes narines découvraient la douce odeur du thé à la menthe. Même si c’était une pulsion irréfléchie, le suivre avait été ma première action non dictée par un tiers. Je voulais comprendre, me mentis-je.

— Oui, tu… vous avez raison. Je peux gouter le thé avant ? Je ne connais pas et…

— Bien sûr !

— Nous avons siroté doucement cette boisson brulante.

— Je suis désolé de vous avoir suivi. Mais aussi, j’ai aimé écouter votre histoire. C’est la première fois que je rencontre un…

— Un Arabe ? Un beur ?

— Euh, oui… bien que vous n’ayez pas l’air d’un…

— Il éclata de rire.

— Tu es vraiment le plus con des fils de bourges ! Mais tu es adorable ! Moi, c’est Kenzi. Ça veut dire trésor en kabyle. Et arrête de me vouvoyer ! Sors de ton seizième !

— Jérôme ou Jim. Tu as de la chance d’être appelé trésor par ta mère !

— Peut-être ! Bon, je dois dormir.

— Je vais y aller. Je peux te poser une dernière question, très personnelle ?

— Si tu veux.

— Tu es gay ?

— Parce que je t’ai embrassé ?

— Oui. C’était bien !

— Et toi ?

— Je ne sais pas. Je crois que oui. J’ai eu une expérience avec un cousin et j’ai un petit ami, mais on n’a pas été très loin… Toi, tu m’attires, mais je ne sais pas quoi faire…

— Hou là, là ! Bon ! On va prendre un café alors !

Pendant qu’il le préparait, il reprit :

— Je n’avais pas terminé mon histoire. Ado, j’aimais regarder les garçons, mais je n’ai jamais osé mettre de mots là-dessus. Tu sais, dans notre communauté, le sexe est refoulé et l’homosexualité est une tare. Tu ne peux même pas t’imaginer être homo. J’ai réalisé que j’étais gay à l’école de police, avec mon compagnon de chambrée. Il m’a aidé à accepter ma situation et il m’a appris le plaisir entre hommes. J’ai compris alors mes difficultés avec les filles, cette impossibilité que j’avais à entrer dans ces groupes de machos butés, qui ne s’intéressent qu’à la religion en tenant les murs, attendant l’heure du deal. C’est compliqué à vivre et je n’en ai pas encore parlé à mes parents. Je les respecte trop. Je ne sais pas comment ils vont réagir, mais j’ai confiance. Et toi ?

Cela me força à mon tour à lui raconter ma merveilleuse initiation avec Romain, mon plaisir à détailler un garçon, mon envie de Tomas. Nous n’avions pas osé franchir le pas. Avec Romain, nous étions allés au bout, deux ou trois fois (pourquoi mentais-je ?), c’est là que j’avais été sûr. Je ne lui parlais pas de mes pratiques solitaires, un peu honteux de leur importance par moments.

Il m’écoutait, mais ses yeux exprimaient une gentillesse infinie. Cette fois, c’est moi qui me suis penché vers lui.

La douceur accompagna notre rencontre, avec un souci permanent de mon acquiescement et de mon confort. Il veillait sur moi et mon plaisir avec tant de délicatesse ! Mes baisers tentaient d’exprimer ma reconnaissance sur laquelle je ne pouvais poser des mots.

Nous avons dormi, nous avons grignoté, nous avons recommencé. Tout m’était découverte pendant cette poignée d’heures partagées avec lui !

Je ne pus m’empêcher de poser des questions sur son pénis, insolite pour l’analphabète sexuel que j’étais.

— Je n’ai jamais vu de sexe comme le tien : il n’y a pas de…

— Ben oui, je suis circoncis, comme tous les musulmans, les juifs.

— Ah bon ! Ça doit faire mal !

— Je ne sais plus, j’avais trois ou quatre ans. Ça ne te plait pas ?

Je le quittai en fin d’après-midi, en le raccompagnant dans l’autre sens, vers son commissariat. J’ai aimé le regard de fierté qu’il m’a lancé, ne voulant pas distinguer s’il visait sa conquête ou plus.

Le souvenir de sa tendresse m’obligea à retourner au commissariat. Son sourire en me voyant venir fut une récompense merveilleuse. La vie était si belle et si facile. Notre belle relation s’éteignit avec les vacances.

À chaque occasion, je lui demandais s’il avait avancé avec ses parents. Il finit par sauter le pas. Il me dit le malaise et le courage qu’il avait dû trouver. Il en avait d’abord parlé à sa sœur, qui avait, sans aucune remarque, accepté sa révélation. Elle l’avait réconforté et encouragé à se livrer aux parents. Ces moments très difficiles, périlleux, prouvèrent qu’il avait eu raison de leur faire confiance. Pour sa mère, de toute façon, il serait toujours son fils, son petit trésor ; le reste ne comptait pas. Son père, après un temps pour assimiler, lui dit avec solennité :

— Je n’aurai pas de petits-enfants de toi, mon nom se perdra… mais si c’est ta nature, soit heureux comme tu es ! Si ta vie est meilleure que la nôtre, alors je suis content. Mais fais attention à toi. Tu sais que les bandes n’aiment pas les chbebs. Ils leur font la hagra. Prends soin de toi et ne nous oublie pas.

Je l’enviais d’avoir des parents aussi ouverts et chaleureux. Je n’avais jamais échangé un mot d’intimité avec les miens. Je lui dis la chance qu’il avait.

L’approche du bac et le report de la réforme ramenèrent le calme plus efficacement que les CRS.

Les parents de Tomas ayant décidé un voyage en famille dans l’Ouest américain, nous voir s’avéra impossible. Mais quand, alors ? Que c’était long, que c’était dur !

Le bac avec mention brillante pour moi. Pareil pour Tomas. Il se lançait dans la médecine et moi dans une prépa.

Ne supportant plus l’ambiance de la maison, je négociai ma scolarité en internat. Pas de problème, dans un désintérêt total de mes résultats, de mon avenir. J’avais envie de les buter.

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