Grand-père
Cet été-là, je me réfugiais dans le Berry, pour la première fois sans Romain. Mon grand-père rayonnait en m’accueillant, ma grand-mère réservée et souriante, à son habitude. La première semaine, je récupérais : les manifestations, le bac m’avaient vidé. Je me levais à pas d’heure et je passais mes journées à paresser, je tasounnais, en bon berrichon.
Au fur et à mesure que mes forces revenaient, des rites s’installèrent, dont celui de la promenade avec Grand-père, pour marcher et surtout se retrouver. Au début, il avait repris ses explications, moins pour m’apprendre que pour renouer avec l’ordre inaltérable de notre relation. Sous sa douce incitation, je me mis à lui parler de moi, de ma petite vie. Je fus étonné, car pour la première fois, quelqu’un s’intéressait vraiment à moi, à mes pensées. Avec Tomas, cela était hors champ : il n’avait pas besoin de savoir qui j’étais, car il m’acceptait complètement, comme je l’acceptais pour tout. Je percevais depuis toujours la gentillesse attentive de grand-père, mais jamais je n’aurais osé me confier, une petite pomme face à un monument !
Il me laissait dire, sans réagir, avec une grande attention, demandant une précision, un détail. Cette chaleur bienveillante d’écoute me poussait à une confidence totale, m’obligeant à évacuer ma grande question, à la première occasion.
— Tu as des camarades, des amis ?
— Oui ! Certains depuis le primaire. Ce sont des copains, quoi…
— Mais tu as aussi des amis, plus proches, auxquels tu tiens ?
— Oui. Il y a Serge. Il aime beaucoup la politique. Il m’a appris plein de choses. Je le suis dans les manifestations !
— Oui, on m’a appelé quand tu as été arrêté !
— Toi ? Pourquoi ?
— Parce que mon nom est connu et que c’est le tien ! Tu parles d’autre chose avec Serge ?
— Non. La politique nous prend tout notre temps ! J’ai aussi un autre ami, mais je ne le vois plus. Il a suivi son père en Allemagne.
— Un fils de militaire, donc. Il s’appelle comment ?
— Tomas, sans h !
— Comme tu prononces son nom ! Il est important pour toi ?
— Oui ! C’est mon meilleur ami ! On s’est connu aux scouts.
— C’est important d’avoir un grand ami !
J’avais tellement besoin de le dire. Pouvait-il l’entendre ?
— J’aime aussi beaucoup Romain, mais ce n’est pas pareil. Comme un frère, plutôt.
— Oui ! Vous voir ensemble est merveilleux. Vous vous complétez bien. Votre entente est allée très loin…
— Comment ça ? demandais-je, espérant une ouverture.
— Jérôme, ne m’oblige pas à dire ce que je ne veux pas dire !
— Ah, tu sais ce qui s’est passé entre nous ? Ce n’était pas méchant, juste des jeux de garçons… exhalais-je dans un grand soulagement.
— Jérôme ! Ne m’oblige pas à répéter !
— Grand-père, je dois en parler. Si je ne le fais pas avec toi, je ne peux le faire avec personne.
— Et ton Tomas ?
— Justement, ce n’est pas un ami. C’est mon amoureux. J’aime un garçon ! lâchais-je dans un cri de détresse plein d’espoir.
— Ah !
Que son silence est long ! Il ne me regarde pas ! Il a l’air si lointain. Pourquoi avoir dit ça ?
— Grand-père…
— Excuse-moi ! Tu viens de me donner un coup de vieux !
— Comment cela ?
— J’avais toutes les billes et j’ai oublié de réfléchir, c’est tout ! C’est tellement évident ! Romain aussi, il est…
— Je ne crois pas. Il a une petite amie dont il m’a beaucoup parlé. Je crois que c’était juste moi. Cela doit se voir sur moi, ou se deviner.
— Non, tu n’as rien de spécial. Juste, vous vous êtes rencontrés.
— Tu ne m’en veux pas ?
— De quoi ?
— De t’avoir dit ça ?
— Jérôme, ce que je sens, c’est que tu avais besoin de le dire. Me choisir pour le faire me touche énormément. Tu sais l’affection que je te porte, c’est un magnifique cadeau !
— Tu es le seul à m’aimer ! Enfin, chez les adultes…
— Je sais.
— Tu ne me rejettes pas ?
— Jérôme, c’est la dernière chose que je ferais ! cria-t-il sans se rendre compte de sa force.
Si seulement j’avais osé le prendre dans mes bras et le couvrir de baisers ! Mais cela ne se faisait pas.
— Parle-moi de « Tomas, sans h… », ironisa-t-il avec tendresse.
C’était ouvrir la porte de mon cœur, le laisser épancher son bonheur et son tourment. Grand-père me regardait, un sourire émerveillé l’éclairant.
— Je suis heureux pour toi, que tu sois amoureux si pleinement. Tu es beau quand tu parles de lui.
En rentrant, le regard interrogateur de Grand-mère de l’un à l’autre en disait long sur ce que nous avions partagé. Elle ne s’autorisa aucune question, sachant pertinemment qu’elle saurait.
Les jours suivants, maintenant liés par une liberté nouvelle, Grand-père se livra en retour, sans doute pour me dire son expérience, tout en souhaitant peut-être transmettre et persister dans une mémoire.
Il avait été dirigeant d’une grande entreprise nationale et avait occupé plusieurs postes clés dans l’Administration. Il avait connu et connaissait encore énormément de gens célèbres, des hommes politiques, du monde entier. Je n’avais pas eu la moindre conscience jusqu’à ce jour que sa carrière avait souvent côtoyé l’histoire, si ce n’était plus. Sur le moment, les noms qu’il évoquait entraient, pour la plupart, dans ma catégorie vaguement connus.
Il me raconta son origine très modeste, un jour très chaud, alors que nous nous reposions le long du ruisseau. Combien de petits moulins avions-nous construits sur son cours ! Nous échangions des banalités sur le confort moderne. Je m’étais allongé, lui restant assis, ne me voyant pas. Il se mit à parler. Pour lui ? Pour moi ?
— Dans mon enfance, il n’y avait aucun confort, l’eau au puits, les toilettes au fond du jardin et la cheminée pour se chauffer. Étais-je malheureux ? Non ! De toute façon, nous n’avions rien à comparer. Notre maison terminait un hameau, près de la ferme où travaillait mon père, avec un grand potager, des lapins, des poules. Nous n’avons jamais eu faim. Pour le reste, avec la bande de gamins de ce hameau, c’était la liberté dans la nature !
Il se racla la gorge, puis reprit d’une voix légèrement altérée :
— Le plus dur fut la mort de Roger, mon frère ainé. Il avait deux ans de plus que moi. Il était un peu simplet, mais je ne m’en étais pas rendu compte. Il avait toujours été comme ça, pour moi. Je voyais bien que je savais plus de choses que lui, mais bon ! Un jour, une de mes tantes a dit : ‟ Il est malin, le Jeannot, on dirait qu’il a pris tout l’esprit à son frère ! ” Cette phrase s’est gravée dans ma tête : j’avais volé l’intelligence de mon ainé ! À partir de ce moment, j’ai eu honte de mon intelligence, je ne voulais plus la montrer.
— Les jours de pluie, nous jouions dans la ferme. La grange ouvrait par une lucarne au ras du plancher. C’était notre refuge, avec le foin pour se rouler dedans. Ce jour-là, nous avions découvert une dame blanche, une chouette, dans une cavité à côté de la lucarne. On l’entendait et l’un de nous s’est agrippé à l’extérieur pour la voir, imité par chacun à tour de rôle. Elle était belle et impressionnante avec ses énormes yeux jaunes. Le dernier a été Roger. Alors qu’il était cramponné, un des gamins, qui nous avait déjà fait la blague, a crié ‟ Hou ! Hou ! ”. Roger, affolé, ou simplement distrait, a lâché et s’est écrasé par terre. L’enterrement a été dur. Et je ne pourrai plus jamais lui rendre l’intelligence que je lui avais soustraite. J’ai mis longtemps à surmonter tout ça.
— À l’école, le maitre s’appelait Monsieur Mathieux. Ils étaient deux instituteurs, avec des classes à plusieurs niveaux, mais j’ai toujours été avec Monsieur Mathieux. Avec sa blouse grise, ses lunettes et sa barbe, sans jamais un mot plus fort que l’autre, personne ne pipait. C’est lui qui m’a guidé intellectuellement. Il me faisait comprendre d’un pincement d’œil qu’il savait que je connaissais la réponse, mais que je devais laisser les autres parler. Après la classe, il me donnait des livres à lire, sur tous les sujets, il alimentait mon cerveau qui avait besoin de travailler. Les autres garçons étaient la bande de copains. Où cela a été dur, c’est l’entrée en sixième, grâce à Monsieur Mathieux qui avait poussé mes parents à me laisser continuer. Forcément en pensionnat, et à cette époque, ce n’était pas drôle ! Une véritable prison pour enfants ! Des règlements sévères, des camarades méchants, un confort inexistant. Ce que j’ai eu faim, et froid ces hivers-là ! Mais, bon, on ne se plaignait pas. J’étais malingre, faiblard, avec mon année d’avance, tout petit, donc la risée des costauds. En classe, je restais discret, mais j’avais des notes tellement bonnes que ça énervait les autres. Les brimades et vexations commencèrent pour moi, mais aussi pour un autre souffre-douleur, Félicien. Il n’était pas plus gros que moi, mais, en plus, il était noir ! Enfin, plutôt caramel, car il était antillais. Pour la bande de paysans de cette modeste préfecture, c’était un monstre, un jouet à malmener. Heureusement, Ferdinand était là. Le lycée n’était pas très loin de chez moi, mais le transport coutait trop cher. Je restais les weekends et ne rentrais que pour les vacances. Nous étions une trentaine dans ce cas. Dans notre classe, nous étions trois : moi, Félicien et Ferdinand. Lui, c’était le grand, placide et gentil. Personne n’aurait osé lui chercher des noises. Alors, forcément, nous nous liâmes durant ces weekends interminables. Bien vite, il devint notre protecteur. Sans Ferdinand, j’aurais été tyrannisé ! Plus tard, j’ai forci, mais je suis toujours resté très réservé, un peu renfermé, ayant continuellement honte de mon larcin et peur de la réaction des autres.
Il semblait happé par son histoire, revivant cette époque. J’écoutais attentivement, très ému par son relâchement envers moi.
— La suite s’est enchainée naturellement, entouré et encadré par des enseignants bienveillants. Il faut dire qu’ils me couvaient pour la bonne cause. J’ai eu un court moment de gloire quand j’ai passé mon brevet : j’ai eu la meilleure note du pays. Le maire est venu me féliciter. Après, les autres élèves envoyaient encore des petites piques, mais j’étais respecté ! J’ai fait une grande école où on était payé, forcément ! J’ai pu aider mes parents, j’en étais fier. Tu vois, c’est ça l’ascenseur social de la République, et j’ai pu en sortir dans les plus hauts étages.
Je ne pense pas qu’il en avait déjà tant raconté à une autre personne. Je me réduisais à une minuscule oreille, révérant profondément la confiance qu’il m’offrait.
— Je n’ai jamais eu d’amis, comme toi. Des camarades, oui, mais il y avait toujours une distance. J’ai appris à me suffire à moi-même. Je n’avais pas de loisirs, car je suivais aussi la fac en même temps. C’est là que j’ai rencontré ta grand-mère. Elle est venue me chercher. Tu sais bien qu’on ne peut pas lui résister ! Qu’une belle fille, elle était vraiment splendide, instruite, de bonne famille, s’intéresse à moi, quel honneur ! Je n’ai pas été troublé très longtemps, je suis tombé éperdument amoureux d’elle, immédiatement. Elle ne m’a pas donné son cœur, mais les clés de son cœur. Elle m’a tout confié dans un abandon total. Quelle responsabilité ! J’ai toujours veillé à la protéger, à ne jamais la blesser. Si tu savais ce qu’elle a enduré avec sa famille à cause de moi ! Elle en riait, trop orgueilleuse pour s’en offusquer, mais elle n’a pas pu leur parler pendant des années, complètement rejetée. Tu penses bien qu’elle n’avait pas besoin d’eux, mais quand même ! C’est seulement quand je suis devenu président de…, qu’ils ont accepté de nous, de me recevoir. Souvent, ils ne pouvaient pas s’empêcher de décocher une petite pointe, très subtile, pour me faire comprendre que je n’étais pas, et ne serais jamais de leur monde. J’ai tout appris d’elle, les codes sociaux de ces hautes classes, comment parler, se tenir. Sans elle, je n’aurais pas pu survivre dans cette caste. Et aussi l’indifférence en réponse au mépris qu’ils nous jetaient, à leur versatilité. Nous n’avions toujours pas besoin d’eux ! Je n’ai jamais oublié d’où je venais, à qui et à quoi je devais ma réussite, à qui je ne devais rien.
Il l’exprimait de telle façon que l’on entendait son absence de désir de revanche, de démonstration de sa force, de son pouvoir ou de sa richesse. Son insensibilité aux piques et remarques blessantes. La pitié que lui inspiraient ces gens crispés sur leurs principes. Il était un humain simplement parmi les autres, ayant eu de la chance. Il oubliait de citer sa gentillesse fondamentale.
Après ces présentations réciproques, il passa à un second degré, m’interpelant sur le fond.
— Qu’est-ce qui est important pour toi ? Quelles sont tes valeurs ? Sur quoi tu ne transigeras jamais ? Comment comptes-tu mener ta vie, que veux-tu en faire ?
Imperceptiblement, il me bousculait, me forçait à réfléchir sur moi, ce que je n’avais jamais tenté, ignorant la possibilité de cette démarche. Nous reprenions mes histoires, il reprenait ses questions. Les mots me pénétraient, circulaient en moi, résonnant ou ébranlant certaines parties de ma personnalité, trouvant leur place pour s’installer ou ressortant un peu après pour être remodelés, explicités, reformulés avant de me revenir. Restituer ces échanges n’est possible que par petites touches.
Quand il estimait que ma réponse arrivait trop rapide, pas assez murie, jamais un jugement, juste une relance :
— Tu crois vraiment ?
Il commença par ma sexualité. Cette fois, me dit-il, il avait réfléchi ! Il me fit sentir que j’avais emprunté un chemin distinctif, me démarquant d’une grande partie du commun, hors de la sacrosainte normalité. Beaucoup ne tolèrent pas les différences, avec parfois méchanceté, agressivité et violence.
— Ce chemin, ce n’est pas un choix, une détermination génétique ou autre chose. Tu es dessus, tout simplement. Il faut le savoir, avec ce que cela implique, en accepter les avantages et les inconvénients. As-tu mis un mot là-dessus ?
— Pourquoi un mot ? Sur quoi ?
— Sur ta sexualité…
— Bon, oui, je préfère les garçons, c’est sûr, mais je ne sais pas pour les filles…
— Laisse tomber les filles. Comment te définirais-tu ?
Je compris enfin où il voulait m’amener. Être attiré par un garçon était dans l’ordre de mes choses et cela m’était venu naturellement. M’obliger à me dire homosexuel, à me penser homosexuel, c’était me connecter au monde réel, au regard et à la perception des autres. Il savait que je devais avoir conscience de ce mot et de son affichage dans mon esprit. Tomas avait essayé dès les premières avances de me faire comprendre cette difficulté.
En revivant cet échange, je suis étonné par la tolérance de Grand-père. Aucun jugement sur mon orientation, une acceptation immédiate et totale. N’y voir que l’affection et la dévotion pour son petit-fils me semblerait trop réducteur.
Il me parla ensuite de l’amour, de Tomas. Était-ce une passion ou un attachement de jeunesse, sans doute extrêmement fort, exclusif, ravageur, mais avec le risque de s’estomper ? Sur ce thème, comme sur les autres, je pouvais rencontrer des dangers, des déceptions.
Il me poussa très loin sur mes priorités. Il me montra que j’avais énormément de chance, par mon origine, mes capacités, mon physique, mon caractère, mon charme.
— Il n’y a pas grand monde avec une corbeille de naissance aussi remplie que la tienne. N’oublie jamais que tu as été gâté par la vie. Tu n’y es pour rien, tu ne dois rien à personne, mais que vas-tu en faire ? Que veux-tu en faire ? La gaspiller, la partager, l’ouvrir ? Tu vas entrer en classe préparatoire, sans doute réussir un concours prestigieux. Tu appartiendras à l’élite, tu auras du pouvoir, le veux-tu vraiment, pour en faire quoi ?
Il me parla de Maurice Papon, dont le procès s’était déroulé quelques années auparavant. Cet homme avait fait son travail, consciencieusement. Il connaissait les conséquences pour les juifs qu’il avait envoyés à la mort. S’est-il posé la question des conséquences, pour lui, pour les autres ? Quand doit-on dire non ? Peut-on toujours le dire ? Quel prix est-on prêt à payer pour ce non ? De quoi sommes-nous responsables par nos actions ou nos omissions ?
Il évoqua les résistants pendant la dernière guerre, leur engagement total, normal et nécessaire pour eux, pour défendre une idée, un idéal. Les résistants étaient des terroristes pour l’occupant. Les terroristes actuels, avec leurs attentats odieux sur des cibles au hasard, quel idéal les motive ? Seulement l’endoctrinement religieux ou une force plus noble ? Comment apprécier, comment comprendre, peut-on juger ?
— Quelle cause est juste ? Quelles sont tes causes, Jim ? Veux-tu te battre et pourquoi ?
Il changeait de sujet, me parlant de Serge. Il se félicitait pour moi de son apport m’ouvrant les yeux sur la politique, car tout est politique, m’énonça-t-il. La nécessité d’avoir une conscience politique, de connaitre les rapports sociaux, les conflits qui opposent les groupes de cette société. De savoir qui on est, où on est, d’où on vient, ce que l’on représente et surtout qui sont les autres.
En bon maitre, il me conduisit vers ma conscience, la prise en main et la maitrise de ma vie. Il me fit découvrir mes moteurs, mes qualités et mes défauts, dans leurs aspects positifs et négatifs.
Dans ma « corbeille de naissance », il avait juste omis de se citer. Qui a la chance d’être guidé par un tel mentor, l’accompagnant dans son passage de l’enfance à l’âge adulte ? Car ce fut bien ainsi que je les quittais. Son regard de fierté, non pas de m’avoir fait grandir, mais de me voir en jeune adulte mûr et lucide, j’allais le garder comme un encouragement permanent dans mes décisions.
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