Apprentissages

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Un point a fait l’objet de longues discussions, celui de la liberté. Je lui faisais part de ma préoccupation de toujours rester lucide et seul décideur de mes actions, la peur de me faire endoctriner, manipuler, entrainer par des idées, des gourous, des substances. Inconsciemment, je crois que je ne voulais plus jamais me retrouver asservi comme cela s’était passé avec cet immonde aumônier. Plus jamais ça. J’aurais aimé lui en parler, mais je devais respecter l’image qu’il avait de moi.

— « Ni dieu ni maitre ! », tu as raison. C’est la devise des anarchistes. Dis-moi, tu as tourné gauchiste, tu n’es quand même pas anarchogauchiste ? me demanda-t-il en souriant.

— Tu veux aussi que je mette une étiquette pour ça, rigolais-je.

— Non ! les étiquettes sont réductrices quand on les pose. Toi, tu dois savoir, sans t’afficher. Ton désir de maitrise de ta vie est normal. Mais as-tu réfléchi à ce qu’est la liberté ? Regarde cette fourmi. J’ai effacé sa trace avec mon doigt. Regarde l’énergie, la force qu’elle déploie, son besoin de la retrouver : il y va de sa survie. Est-elle libre ? Ne sommes-nous pas comme elle, avant tout gouvernés par notre instinct, notre biologie, la peur, nos hormones ? La liste est longue, car on peut ajouter nos habitudes, l’endoctrinement, la drogue… Mais pense aussi au chien qui parcourt des centaines de kilomètres pour retrouver son maitre, l’amoureux qui traverse l’enfer pour rejoindre son cœur ou Roméo qui s’empoisonne sur la tombe de Juliette. Tu verras que nous sommes également asservis à nos sentiments, qui nous entrainent parfois vers le sublime ou le pire. C’est quoi, être libre, maitre de soi ?

— Alors, nous ne décidons de rien, nous ne sommes que des automates sans volonté…

— De toute façon, nous sommes toujours au milieu de règles à respecter, nous sommes contraints par le cadre, mais nous pouvons choisir. Nous avons quand même notre volonté, notre liberté, qui peut soulever des montagnes. Tu connais l’histoire du facteur Cheval ? Non ? C’était un facteur, dans la Drôme, qui parcourait chaque jour des dizaines de kilomètres à pied. Il rapportait des pierres, des cailloux, des tonnes, pour bâtir un palais idéal pour sa fille. Cette sculpture géante, très bizarre, nous bouleverse, car elle matérialise le rêve, la détermination inébranlable d’un individu. C’était son choix, sa vie et peut-être sa liberté. Combien ont réussi des choses extraordinaires avec leur esprit, leur passion : les artistes, les aventuriers, les découvreurs… Notre liberté est infime, ce qui la rend grandiose. L’important, finalement, n’est pas d’être libre, mais de savoir ce qui gouverne à cet instant notre autonomie pour pouvoir décider en conséquence.

Il ajouta encore :

— Il n’y a pas que la liberté. Je suis toujours stupéfait de voir comment la foi peut aussi amener à réaliser des choses extraordinaires, mais parfois horribles ! Je ne sais pas ce que c’est et tu ne sembles pas non plus concerné. Mais pense à ces personnes qui se sacrifient pour les autres, pour leur croyance. Tu as entendu parler de Martin Luther King, de Gandhi, de Nelson Mandela…

— Tu n’as pas de modèles plus faciles à suivre pour moi ?

Et de rire, simplement, ensemble.

Ce n’était pas de la grande philosophie, mais des idées compréhensibles pour mon cerveau naïf et immature, m’obligeant à réfléchir, à mon niveau. Mon grand-père balaya ainsi à peu près toutes mes habitudes, mes traits de caractère, mes principes :

— Es-tu bien avec tes principes ? Penses-tu que tu dois être vigilant sur certains aspects, que tu te corriges sur d’autres ?

Et inlassablement :

— Que veux-tu être, que veux-tu vivre ?

Il associait aussi des valeurs morales qu’il estimait fondamentales pour être un homme de bien : le respect de l’autre, la tolérance et l’empathie, la reconnaissance de notre dette aux autres, l’honnêteté morale. Et toujours : conserver une vulnérabilité pour pouvoir être touché, ne pas se blinder dans sa forteresse intérieure et ses certitudes, par paresse ou lassitude. Il ajouta cette phrase énigmatique, que je continue de saisir petit à petit :

— Soit étranger à toi. Regarde-toi comme un autre.

Tout cet été, nous avons autant échangé par nos silences que par des paroles. Une fois, lors d’une de ces haltes, je me retournai subitement pour poser une question. Le regard que Grand-père posait sur moi me surprit par tout ce qu’il retenait : une folle admiration, un amour infini, avec une telle force qu’ils en deviennent gênants, parce que vous savez que vous ne pourrez jamais satisfaire complètement cette exigence. Ressentir cela, adolescent, de son grand-père, surtout de la part de cet homme d’exception, engendrait un trouble difficile à expliciter. Cependant, cela était tellement chaleureux qu’on ne pouvait y résister. Je m’y blottis, par facilité, par reconnaissance, par besoin.

Son regard contenait aussi une attente, immense ; il espérait pour moi les meilleures choses, que je devais accomplir ma vie ! Ce n’étaient pas ses regrets, ses projets manqués, ses remords : je ne crois pas qu’il en eut le moindre ! Même empreinte d’affectueuse attention, cette injonction apparaissait très lourde à porter, exigeant une perfection permanente. Cette ambition me dépassait. Je lui ressemblais, disait-on, mais sans posséder sa force de caractère et sa volonté.

Je perçus pour la première fois la nature très particulière de notre relation. Je n’avais que lui comme parent aimant, comme source de tendresse. Il incarnait ma référence masculine et donc le modèle à suivre : il était, et demeure, le phare de ma vie. Ce que je pressentais confusément, c’est que je devrais, un jour, casser cette relation si importante si je désirais être moi-même, lâcher cette main qui me guidait si je voulais voler de mes propres ailes. Pour l’instant, j’écartais cette idée insupportable, car j’avais encore trop besoin de ce refuge, de sa solidité et de sa sagesse.

Curieusement, nos rapports, depuis toujours, demeuraient uniquement verbaux. Il passait énormément d’affection et d’amour dans ces échanges, mais jamais exprimés par des gestes physiques, à part un baiser à l’arrivée et au départ. Dans de rares occasions, il s’oubliait et sa main passait dans les cheveux ou sur l’épaule. Cela ne me manquait pas, car je ne les connaissais pas non plus dans ma famille.

Entre mes parents et leurs enfants, on ne se touchait pas, on évitait la proximité. Avec bien sûr le voussoiement pour maintenir la distance. Je me souviens de cette explication : il est normal que les (petites) gens nous vouvoient, par respect de notre classe. Mais, entre nous, nous nous voussoyons, ce qui n’est pas pareil ! (Je n’ai toujours pas perçu la différence…) Grand-père et Romain sont les seules personnes de ma famille que j’ai constamment tutoyées. Il me demeure cette impression : tutoyer d’emblée une personne, surtout un homme, c’est exprimer une invite à l’intimité.

Inutile de préciser que l’affection de ma grand-mère se témoignait aussi en dehors du champ corporel.

Nous nous étions tout dit ; mais un nœud persistait. Quand je lui parlais de mon père et de leurs deux autres enfants, il avoua son ignorance, son incapacité à expliquer, sa souffrance.

— Je ne comprends pas. Ils sont tous les trois pareils, froids, renfermés. Il est vrai qu’avec ta grand-mère, nous avons énormément travaillé et que nous étions souvent absents. Mais nous le savions et, quand nous étions présents, nous nous consacrions entièrement à eux. Nous n’étions pas sévères. Nous leur avons montré notre amour, notre tendresse, notre joie d’être parents. Cependant, l’ambiance n’était jamais gaie. Ils ont toujours eu cet air triste. Je ne sais pas pourquoi et comment cela s’est produit. Et en plus, ils ne causent pas…

Plus tard, il continua :

— Ton père et ta tante ont trouvé leur semblable en se mariant, ce qui n’a rien arrangé ! Je ne sais pas comment une belle plante comme toi a pu apparaitre dans un tel milieu et croitre sans en subir les conséquences. La loterie de la vie t’a peut-être distingué comme seul gagnant dans cette famille. C’est un peu pareil pour Romain. Tu sais, vous voir tous les deux si différents de vos parents nous fait tellement plaisir. Ça ne corrige pas notre erreur. Mais ça nous console. Si on veut…

— Oui, je ne sais pas comment j’ai fait pour grandir parmi eux. J’ai toujours eu l’impression de vivre dans un igloo, d’avoir à me battre pour trouver de la lumière, de la chaleur.

L’été touchait à sa fin, les orages d’aout s’étaient éloignés et, déjà, des lumières d’automne annonçaient la rentrée. Alors que je préparais mon départ, ma grand-mère, dans sa retenue majestueuse, me lâcha incidemment :

— Si tu savais comme il est fier de toi, comme il se retrouve en toi. Tu as son caractère, sa force et surtout son charme.

Ce fut un autre Jérôme qui revint de ces vacances. Ces deux années m’avaient complètement changé et ce dernier été achevait ma mue. J’avais découvert le sexe et mes préférences. Mon corps s’était métamorphosé en un homme. Je savais que j’appartenais à un milieu aisé, sans crainte d’affronter des problèmes pécuniaires. Intellectuellement, ou plutôt scolairement, je me distinguais avec facilité. Affectivement, la douce image de Tomas et la chaleur de mon grand-père m’accompagnaient.

Je me pensais prêt à aborder le monde, certainement pas à le conquérir, n’ayant trouvé nulle ambition en moi. Je me sentais une personnalité équilibrée, bien dans sa peau, sans états d’âme. Malgré toutes ces mutations, finalement, j’étais toujours le même, mais maintenant, je savais qui j’étais.

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