Charles, Henri

7 minutes de lecture

Je n’appréciais vraiment ces changements qu’au contraste au retour à la maison : son vide me sauta au visage ! Comment avais-je pu vivre seize années dans cette absence totale de mots, d’attention, d’affection ? Heureusement que ma sociabilité pouvait s’étendre ailleurs ; j’avais des camarades chaleureux, car on venait facilement à moi, sans doute par une sympathie attractive que je dispensais. Même si cette camaraderie s’effaçait dès que l’on se quittait, les retrouvailles donnaient lieu à des retrouvailles enthousiastes. Au-dessus, il y avait Serge, un compagnon précieux qui me guidait et que j’admirais. Romain, mon frère pour toujours. Tomas, dont le simple nom accélérait mon cœur. Je savais aimer, même si on avait évité de me l’apprendre.

Que faire de ces sentiments ? J’aurais voulu comprendre, en parler. Grand-père était merveilleux, mais ce n’était pas lui qui pouvait m’aider pour ces choses. Comment aimer ? Avec Kenzi, nous avions « fait l’amour », mais en était-ce, malgré l’estime et l’affection que j’avais ressenties ? Le besoin de sexe qui me travaillait me lançait à la recherche d’un compagnon pour l’assouvir : ce plaisir, comment le qualifier ? Avec Tomas, cela avait été des baisers, des caresses, des étreintes, sans jamais vraiment franchir le pas ; pourtant, c’était de l’amour, avec un grand A.

Je voyais mieux mes forces, mes manques, mes frustrations, mais que d’interrogations encore ! L’aiguillon de Grand-père ne guidant plus ma réflexion, je retrouvais ma nature contemplative, acceptant le monde comme il est. Ce fut dans cet état d’esprit que j’arrivais pour la rentrée, avec une seule certitude : avoir quitté la maison était ma meilleure décision, même si un fond d’angoisse m’habitait.

Serge avait placé Bourdieu sur le haut de la pile des livres de ma « rééducation ». Je n’en eus pas besoin pour analyser mes nouveaux camarades. On trouvait d’abord, dans ce lycée unique en son genre, les héritiers. Facilement identifiables, avec la peau un peu trop lisse, la chevelure un peu trop abondante, le sourire un peu trop parfait, ils se ressemblaient par cette beauté un peu surfaite. On percevait dans leur allure cette suite infinie de générations de femmes splendides pour hommes riches. Je représentais un parfait prototype de ces combinaisons. Les manières un peu trop raffinées, les sujets de conversation un peu trop convenus, on sentait la confrérie grégaire cherchant avant tout à se différencier pour ne pas se mélanger. J’appartenais à cette communauté, j’en maitrisais les rites et fonctionnements, bien que ne participant que très rarement à leurs loisirs. Mon attirance allait principalement à un second groupe, constitué des rejetons de la bourgeoisie intellectuelle. Plus curieux, plus ouverts, plus cultivés, je trouvais fascinant et attrayant d’échanger avec eux. Ils savaient tellement de choses, sur tout ! Un troisième groupe rassemblait ceux admis pour leur intelligence remarquable et donc leur faculté à améliorer les statistiques de réussite. Leur méconnaissance des codes soulignait leur gaucherie. Je projetais sur eux l’admiration et le respect que j’avais pour Grand-père : ils avançaient sur des chemins similaires.

Je me trouvais parmi mes pairs. En commun cependant, nous partagions un petit air craintif, car nous nous demandions comment nous allions réagir et survivre dans ce nouveau monde qu’on nous avait décrit comme laborieux et compétitif. Les cours démarrèrent avec une intensité redoutable, accompagnés d’un discours d’exigence et de découragement. Je résistais et commençais à apprécier cette ambiance de puissantes stimulations intellectuelles.

Partie hébergement, je me retrouvais dans un immense dortoir, dans le modèle de ceux bâtis il y a cent ans : sous une hauteur de plafond incroyable, une douzaine de box de quatre lits, s’alignaient de part et d’autre d’une allée, avec les sanitaires à un bout et les toilettes de l’autre. Les immenses fenêtres étaient dépourvues de tout rideau. Cet environnement un peu rustique m’amusait.

Je n’avais pas anticipé cet aspect heureux de ma nouvelle vie : j’allais côtoyer dans les moments intimes de la toilette et du déshabillage une nuée de garçons. De quoi affoler quelqu’un comme moi ! Ce contexte serait sans doute d’une autre force que les vestiaires qui n’offraient guère plus qu’un fugace coup d’œil vigorant. Beaucoup de ces jeunes gens se mouvaient sans fausse pudeur, avec un naturel désarmant, acteurs inconscients de ce qu’ils déclenchaient. Pour ma part, j’étais beaucoup plus réservé, par nature, par éducation et surtout par crainte d’afficher un trouble trop rapide et difficilement dissimulable.

Mes voisins de box étaient un lunetteux sans intérêt, Nicolas, un lit vide, marquant l’abandon d’un gars dès le début, et un mec agréablement construit, Henri, noir de poils, mat de peau. J’avais de la chance de trouver un tel compagnon dans ma proximité. Discrètement, j’épiais Henri quand il se dévêtait, laissant tomber ses vêtements un à un, laissant entrevoir des bouts de peau. J’entrais alors dans des états de transe que je tentais d’étouffer. Nous n’avions échangé que quelques banalités et j’avais retenu la moindre allusion au trouble qu’il me causait.

Était-il possible qu’il soit… Le faisait‐il volontairement ? Je devinais un garçon agréable, une amitié possible. Me dévoiler, c’était une possibilité extraordinaire ou le risque d’un refus, d’un rejet, d’une réputation de…

Je refrénais mes pulsions, sachant comment les calmer, préférant la construction d’un lien plus fort. Ce n’était pas plus facile : comment exprimer un souhait de connaissance, avec tout autant ce risque de refus ? Je me tenais près de lui, en classe, au réfectoire, écoutant ce qu’il disait, cherchant à le connaitre, m’éloignant dès que le rapprochement s’intensifiait. Son visage accueillant m’encourageait. Ma balourdise inhabituelle provenait de mon hésitation entre les possibilités. Je ne savais pas faire en réfléchissant. Dès que j’abandonnais mes velléités de connaissance, les choses se mirent en place avec évidence et nous sommes vite devenus inséparables. Immédiatement, je sus que cette relation dépassait la facile camaraderie, me réchauffant le cœur sans l’emporter.

Je découvris ainsi Henri, qui ne pouvait pas renier ses origines italiennes, calabraises exactement, avec son physique et son nom. Les gènes de sa mère, bretonne, étaient restés invisibles chez lui, contrairement à sa sœur, rouquine aux yeux bleus. De son père ingénieur et de sa mère infirmière, il avait hérité le côté pratique, utile, rationnel. Il savait comment les choses fonctionnaient et remettre en marche la plupart des objets, ce qui me sidérait chaque fois.

Quelques années plus tôt, lors d’une colonie de ski, une monitrice, de dix ans son ainée, l’avait fortement attiré, avec une réciprocité immédiate, et ils avaient rapidement laissé tomber toutes leurs retenues pour se trouver, alors qu’il était à peine pubère. Il me précisa, avec trop d’insistance, que c’était purement platonique, malgré la force qui les attirait. Ils avaient continué à se voir ensuite quand une dénonciation anonyme mit fin à l’idylle. Ses parents, très ambigus, ne voulant rien lui reprocher, l’envoyèrent en pensionnat, loin, très loin. Il n’avait pas pu revoir son amoureuse, Hélène, et leur liaison s’était arrêtée. Il en voulait à ses parents, évitait de rentrer chez lui, dans cette grosse ville industrielle de province, estimant qu’il n’avait plus rien à leur dire. Chaque fois qu’il nous parlait d’Hélène, sa voix devenait humide. Plutôt réservé, sage, respectueux de tout, ce traumatisme l’avait rendu méfiant dans ses relations avec les filles. Il m’avouera, des années plus tard, que mon approche l’avait séduit, flatté d’être abordé si timidement par celui qui attirait les regards. Il avait besoin d’une amitié masculine, reposante.

Nous découvrions notre complicité quand un troisième se rapprocha de notre tandem, le garçon le plus atypique de notre communauté. Avec ses cheveux longs, son air nonchalant, ses grinçantes remarques abruptes, il était à l’écart, sans que l’on puisse savoir si c’était de son fait, par mépris des autres ou parce que rejeté comme trop étrange. Avec une grande discrétion, il s’inséra entre nous avec une facilité déconcertante.

Charles avait tronqué son prénom, enlevant un Édouard, civilement accolé. De même, il avait raccourci son nom au premier mot, omettant une suite de machin, de chose. C’était un sang bleu, un vrai noble, dont la généalogie remontait au douzième siècle, très fier de cet ancrage. Il portait même un titre, tout petit, car seulement cadet. Avec son immense famille par alliance, il nous citait tous les châteaux auxquels il était relié ! Sa propre famille disposait encore d’un château, mais sans intérêt. Son père dirigeait une entreprise assez conséquente pour assurer un train de vie confortable, et pouvoir participer à toutes ces occupations et ces loisirs de privilégiés dans leurs lieux réservés. Le reste de la richesse, colossale avant la Révolution, s’était évaporé dans les vicissitudes de l’histoire, abandonnant aussi quelques têtes au changement de temps.

Il nous racontait tout cela, avec recul et son humour caustique, n’y accordant aucune importance, empreint de cet élégant dédain de caste.

Second sur cinq enfants, il était un peu la brebis galeuse. Il avait toujours survolé sa famille et ce monde en dilettante, piochant du plaisir par-ci par-là, ne s’attachant à rien et à personne. De grandes qualités intellectuelles lui avaient permis le même comportement à l’école, et globalement de bien réussir.

Cette vue distante, extérieure, lui avait servi, très tôt, pour remarquer une poignée de garçons qui se retrouvait dans tous les lieux de villégiatures. Ils disparaissaient discrètement et revenaient avec d’étranges sourires sur la figure. Il se fit accepter parmi eux et fut ainsi associé à leurs séances de fumette, but de leurs réunions cachées. Ils se rejoignaient de saison en saison, et progressaient au rythme des produits qu’ils se procuraient. Cela finit par se savoir et, malgré les quelques remontrances indispensables, ils continuèrent leurs rencontres plus discrètement. Charles continuait avec une addiction et un prosélytisme forcenés. Dès qu’il le pouvait, il partait dans ses stimuli artificiels.

Dans son milieu, où aucun trait ne dérange, déjà catalogué comme original, cela passa inaperçu. Le plus distinctif était sa liberté à oser des gestes très intimes avec n’importe qui, avec une distinction et une grâce qui bridait la révolte et déclenchait, parfois, un sourire amusé de contentement. Étant attaché à rien et redevable de rien, il avait le cœur sur la main et le visage souriant en permanence. Ceci masquait une grande volonté, capable de choses étonnantes pour parvenir à ses fins, quand il l’avait décidé ! L’important demeurait de ne jamais afficher les contingences matérielles ou physiques, de toujours tenir son rang. Voir cet énergumène s’approcher de nous en sollicitant discrètement notre amitié attisa notre curiosité.

Notre jeunesse s’abstint de questions inutiles et notre vie de triplette commença, de connivences et de confiance, de chaleur et de rires. Le travail primant, nous nous épaulions ce qui nous permit de concourir avec les grosses cylindrées de la tête de classe.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0