À la fin de l’hiver, un incident faillit rompre notre jeune amitié. Charles, pour plaisanter, m’arracha des mains une lettre de Tomas qui venait juste d’arriver. Sans réfléchir, je lui décochai un coup de boule qui l’envoya valdinguer.

— Ne recommence jamais ça !

Je lui repris violemment l’enveloppe. Je partis, lui tournant le dos, quand je réalisai la brutalité de mon geste. Je me retournai, me baissai vers lui :

— Excuse-moi, c’est tellement important pour moi, excuse-moi.

Je l’aidai à se relever, puis le serrai dans mes bras.

— Jim, tu m’expliques ?

— C’est… c’est une lettre de…

J’y avais pourtant réfléchi. Je voulais leur dire ma vraie nature, sentant que notre attachement pouvait être plus fort. Dire sa différence est tellement difficile.

— C’est une lettre d’amour !

— Tu as une petite copine et tu ne nous as rien dit !

— Ce n’est pas une petite copine ! C’est… mon petit ami !

La même angoisse que devant Grand-père m’étreint, le risque de tout perdre.

— Ah !

— Tu veux dire que tu es gay ?

— Oui, je suis gay ! Je préfère que vous le sachiez maintenant. Voilà ! Et Tomas est mon amoureux, même si je ne l’ai pas vu depuis presque un an. Il est parti en Allemagne avec sa famille.

— C’est ça, les lettres que tu reçois chaque semaine ?

— Oui… Les gars, vous n’allez pas…

— On s’en fout ! Tant que tu ne nous dragues pas !

— Charles essaie bien de nous faire fumer son herbe ! Pourquoi je ne pourrais pas vous tenter avec mon plaisir ?

— Vas-y ! À tes risques et périls !

— Non ! Vous êtes mes amis, j’ai un amoureux ! Je ne confonds pas !

— Ça veut dire que tu veux bien essayer un joint ?

Un éclat de rire mit fin à cet épisode si bref que j’ai cru ne pas l’avoir vécu. Ma révélation était une non-information. Il fallut que j’attende plusieurs semaines, avant que des allusions ironiques et hypocoristiques me fassent comprendre que le message était passé.

Sur le coup, je me suis mis à trembler dès que je les ai quittés, choqué par leur absence de réaction.

Avec Tomas, nous nous écrivions librement, sans contrôle aucun. Je recevais ses lettres à l’internat, lui, dans sa piaule d’étudiant, souvent plusieurs pages, ou juste quelques lignes. Je lui parlais de Charles et d’Henri, du lien qui nous unissait, évoquant une amitié très forte, mais non comparable aux sentiments que j’éprouvais pour lui. Tomas, mon amour n’est que pour toi. Ses réponses ne m’étonnèrent pas : il me comprenait, mais lui ne pensait qu’à moi et à son bachotage, isolé dans ses bouquins. Nous nous livrions à des variations sur les mots de l’amour et du manque. Ses lettres, je ne les ai pas conservées, devaient finalement ressembler aux millions de lettres d’amour, avec une particularité : elles avaient été écrites pour moi, par lui.

N’en pouvant plus de cette séparation, je me suis mis dans la tête d’aller le rejoindre pendant les vacances de printemps. J’avais économisé sur mon argent de poche la somme nécessaire au billet de train, ne voulant rien quémander à mes parents. Je leur avais juste fourni une vague excuse pour expliquer mon absence.

Le voyage en train durait presque une journée pour atteindre cette ville allemande, où il se trouverait pendant les vacances, chez ses parents.

Je m’étais décidé à la dernière minute et avais prévenu Tomas de justesse : sa réponse était cependant arrivée à temps. Il débordait de joie à l’idée de me revoir, mais ne savait pas comment m’accueillir, difficile de m’héberger dans sa famille : ils n’avaient jamais entendu parler de moi. On verra bien : que je vienne, vite, que je vienne !

Quand je l’aperçus sur le quai de la gare, je fus frappé : il remplissait l’espace à lui seul, rien n’existait à côté. Une douce étreinte me permit de retrouver cette chaleur, cette odeur. Nous repartions à zéro, tout recommençait, tout était là, intact.

Quand nous nous détachâmes, l’heure tardive avait vidé le quai et la gare. Il m’emmena dans sa famille ; il leur avait raconté qu’un ancien camarade scout venait le voir, sans en dire plus, pour un jour ou deux : plus longuement aurait paru suspect. Il me demanda d’« être sage », ses parents ne sachant rien de notre relation. Je le lui promis, en échange d’un petit préalable : en plein milieu de la place, devant la gare, dans l’ombre d’un réverbère, nous échangeâmes alors un long baiser, comblés de nous refondre ensemble, sur cette place désertée. Nous avancions, collés l’un à l’autre, nous serrant si fort que nous marchions de travers, essayant de rattraper cette interminable absence de contact.

Ses parents m’accueillirent très gentiment. Je pourrai occuper la chambre d’un des petits frères de Tomas, absent durant ces vacances. Quelle nuit d’enfer : tous ces kilomètres parcourus et restés séparés par dix centimètres de mur !

Le lendemain, il m’emmena en ville, dont je ne me souviens absolument pas. Nous déambulions épaule contre épaule, mais nous avions besoin de plus, d’intimité, de contacts physiques, de caresses sur la peau, de sentir nos corps se rapprocher. Nous ne pouvions même pas marcher en nous tenant la main. Aucun endroit discret pour s’enlacer, se toucher, s’embrasser ne se présentait à nous. Pas un cinéma ouvert pour se blottir dans son obscurité. Seules étaient accessibles les sombres brasseries sinistres, aux décorations d’un style indéfini, avec leurs habitués bruyants agglutinés au bar devant des bières colossales, regardant en coin dans le miroir ces deux jeunes mecs bizarres qui dérangeaient leur petit monde routinier. Ces lieux manquaient de chaleur pour les amoureux, surtout gays.

L’après-midi, la pluie nous contraignit à rentrer. Nous nous réfugiâmes dans sa chambre, mitoyenne de celle de sa sœur. Ne pouvant plus nous retenir, nous nous sommes étreints avec délice, nous frottant l’un contre l’autre, alors que nos bouches se scellaient jusqu’à la douleur, le tout dans le silence obligé, sans le moindre soupir, le moindre gémissement. Ne pouvant nous déshabiller, nos mains s’enfouissaient sous la chaleur des vêtements, tandis que nos oreilles guettaient un craquement de plancher, un bruit de serrure. J’étais avec lui, il était avec moi, mais nous avancions tels des équilibristes sur un fil, attentif au premier souffle, redoutant la chute sans filet. Le délice dans la crainte, l’impossibilité de se laisser emporter par la folie, le contrôle constant rendaient ces échanges maladroits, frustrants, incomplets. Pourtant, nous eûmes du mal à redescendre et à effacer notre ivresse.

Au diner, ce fut l’enchainement de banalités sur le scoutisme, les études, la comparaison des villes de garnison, puis l’obligation de rester ensuite pour poursuivre ces conversations inutiles, par gentillesse de la part de ses parents. Enfin, nous nous sommes retrouvés devant nos chambres, sans pouvoir nous souhaiter tendrement une bonne nuit, après avoir dissimulé toute cette soirée les sentiments qui avaient occupé toutes nos pensées.

Cette seconde nuit s’avéra tout aussi lamentable et pitoyable. Rongé par le manque de sommeil et la frustration, je lui dis que je voulais partir, que je ne pouvais plus supporter cette présence-absence : nous tenir côte à côte et ne pouvoir nous fondre, être nous simplement. C’était trop de contraires entre le bonheur absolu de se trouver avec lui et le malheur total de ne pouvoir partager avec lui. Il ressentait la même chose, ses yeux clairs reflétant une tristesse infinie qui me brisait encore plus le cœur. J’aurais tant voulu le voir heureux de me voir.

Le cœur chaviré, nous nous quittâmes. Nous avons quand même pu voler à la face de ce monde hostile une dernière étreinte, un dernier baiser sur le quai, au milieu de ces voyageurs embarrassés qui nous regardaient, en bousculant volontairement ces jeunes dans leur démonstration. Ultime baiser d’adieu au fond de nos larmes.

Que s’était-il passé ? Nous nous étions retrouvés et cela s’était transformé en un fiasco lamentable, un déchirement épouvantable. Pendant les interminables heures de mon retour, le paysage a défilé flouté par l’eau de mes yeux.

J’ai mis du temps à comprendre. J’avais précipité les choses, ne lui laissant pas la possibilité de réfléchir, n’ayant pas non plus anticipé les côtés pratiques. Il aurait été si facile de nous retrouver dans sa petite chambre d’étudiant, par miracle forcés de nous serrer dans son lit étroit d’une place, avec l’infinité du moment pour notre passion, dans notre bulle, vivant notre partage hors des autres. Encore trop jeunes, sans avoir affiché, sans vivre tout à fait notre amour de mecs, nous nous étions retrouvés apeurés par cette société qui broie les différents, par cette morale qui empêche deux êtres qui s’aiment de vivre simplement et ouvertement.

Les larmes du retour pleuraient la déception absolue de ces deux jours. Elles étaient amplifiées par les germes d’une douleur plus profonde que je n’identifiais pas à cet instant. Ma vie, c’était Tomas. Au tréfonds de mon âme, une fissure était apparue  : cet échec avait laissé entrevoir la possibilité d’une vie sans lui, l’impossibilité de notre union. Mon cœur ne pouvait accepter la pensée d’un anéantissement potentiel et ce conflit entre risque indistinct et désir absolu irradiait des ondes néfastes de souffrance et de désespoir. Ce ratage nous traumatisa. Mon esprit, craignant l’irruption de la fêlure, redoutant un second ratage, ne me fit plus tenter de revoir Tomas à la sauvette. C’était notre vie ensemble, inséparables, ou rien. Ce refoulement d’un risque surévalué me coutera cher.

En rentrant, Henri et Charles perçurent immédiatement que je n’allais pas bien. Sans questions, sans paroles, ils surent m’aider à surmonter cette déception, cette ignorance des mécanismes de la vie et ce doute rongeant mon avenir.