Fin d'époque

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L’été arriva. Tomas avait bien sûr réussi avec brio le concours de première année de médecine. Pas étonnant, être médecin avait toujours été sa vocation ; il m’en parlait souvent. Les parents de Tomas avaient encore un projet de vacances lointaines en famille : nous ne nous verrions donc pas. Pourquoi ne les affrontait-il pas ?

Henri fuyait sa famille et la famille de Charles évitait son extravagant rejeton. Nous retrouvant dans la même situation, nous avons décidé de rester dans notre cocon amical et de partir tous les trois ensemble. Henri proposa d’aller marcher dans le Massif central, région que je localisais à peine sur une carte.

La tente, la popote, quelques vêtements dans un sac à dos et nous voilà déambulant sur les sentiers. Henri, le plus sérieux, avait tracé notre route et nous guidait avec ses cartes. Nous avancions, dénichant de modestes campings ou dormant à l’orée d’un bois, ivres de notre jeunesse, de notre complicité, de notre invulnérabilité toute puissante. Indifférents à la pluie, aux menus problèmes, nous cheminions, insouciants de tout ce qui n’était pas notre bonheur d’être trois amis. La barbe nous poussait, nous ressemblions parfois à des hommes des bois, au fumet un peu intense. Notre amitié nous rapprochait déjà ; elle sortit renforcée de nos petites aventures.

La rentrée arrivait, la reprise du harnais avec la ligne de mire des concours. La routine de forçat nous retrouva.

Un épisode singulier se produisit : au printemps précédent, j’avais été mêlé à une conversation graveleuse, tournant rapidement à des blagues douteuses sur les pédés. N’arrivant pas à m’en extraire pour ne pas me démarquer, redoutant encore plus de prendre parti pour mes frères de gout, je m’étais renfrogné, craignant la trahison de mes rougeurs. La bêtise de certains de mes camarades était navrante. Pour mon malheur, j’appris ainsi le nom d’un bar, dans cette ville, où cette « sale engeance » se retrouvait pour forniquer. Lors d’une sortie suivante avec mes amis, nos pas nous menèrent par hasard dans ce coin. Le bar existait, avec des horaires d’ouverture que je pus entrevoir. Ces éléments s’étaient gravés dans ma mémoire.

Je me refusais à envisager l’idée de m’y rendre, même si le souvenir de Kenzi revenait de plus en plus souvent, me lançant d’éprouvantes vagues de frustration. Juste avant les vacances, je m’y étais retrouvé cependant un soir, juste à son ouverture. J’entrai avec une fière assurance, un peu chancelante, dans un bar totalement désert. Je n’osais regarder ni le patron ni la décoration, craignant de dévoiler mon envie. Le patron me servit un demi, me dévisagea. Stoïque, je me retins d’avaler d’un coup cette boisson que je n’aime pas. Je sortis aussi dignement que j’étais entré, une petite ivresse en plus. Rien ne distinguait ce lieu ! Quelle déception ! D’autant plus que je savais que je ne pouvais y rester, contraint de rentrer avant la fermeture de l’internat. Cette expérience décevante me brulait encore. Je voulais revivre les emportements absolus que j’avais connus avec Kenzi, ceux qui vous laissent exténué, mais plein de votre nature. Plus d’un an sans une nuit un peu chaude. Je me voyais vieillir sans ne plus jamais vivre une de ces expériences.

Je ne rentrais que rarement les weekends, détestant ce que je trouvais à la maison… Ce weekend là, assoiffé de désir, alors que mes amis étaient absents, j’ai osé retourner dans ce lieu, décidé cette fois à aller jusqu’au bout. Je trainais en ville, passant et repassant pour guetter un début d’animation, redoutant de franchir à nouveau ce seuil. Mon esprit était gouverné par mes glandes quand je franchis la porte. Une dizaine d’hommes étaient présents, en couple ou en groupe. Le silence à mon entrée m’obligea à marcher d’un pas décidé vers le comptoir.

— Bonsoir.

— Bonsoir ! Tu as dix-huit ans ? Ce bar est réservé aux…

— Oui. Vous voulez mes papiers ?

Comment osais-je un tel coup de bluff ?

— Qu’est-ce que je te sers ?

Je sirotais mon verre, sans alcool cette fois, n’osant lever les yeux, sentant tous les regards me chauffer le dos, pour ne pas dire son bas. Il n’y avait que des vieux, d’au moins trente ans. Encore une fois, je n’avais pas anticipé la réalité. Comment me sortir de là ? Au secours ! Un homme m’accosta :

— Je ne t’ai jamais vu ! C’est la première fois que tu viens ?

— Oui, gargouillais-je.

— Tu sais où tu es ?

— Je crois…

— Tu n’as pas peur ? Un joli petit minet comme toi ! Il n’y a que des loups ici. Des voraces qui aiment la chair fraiche ! Tu es puceau ?

— Non. Mais vous avez raison. Ce n’est pas un endroit pour moi. Je vais partir. Merci.

— Alexandre ! Et toi ?

— Jérôme.

— Viens t’asseoir à une table ! Tu ne risques rien. Je rigolais ! Nous ne sommes pas des hyènes lubriques ! Juste des mecs comme les autres, qui cherchent l’amour et le sexe ! Entre eux !

Je ne pouvais que le suivre. Je me détendis un peu. Il avait au moins quarante ans, mais il paraissait gentil.

Il me citait des noms, me racontait des histoires, inaudibles dans l’état second où je planais. Cette foule m’intriguait par sa variété. Ce qui me frappait le plus dans leur diversité était l’impression de liberté qui planait. Ils avaient l’air détendus et heureux de se retrouver.

— Bon ! Maintenant que ton verre est fini…

— Oui. Vous avez raison.

— Je regardais ma montre et fus terrorisé.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— L’internat est fermé ! Je ne peux pas rentrer !

— Ah ! Bon ! … Écoute : je dois voir un pote. Après, tu peux venir dormir chez moi. On ne fera rien !

— Euh… je…

— Tu as le choix ? Rassure-moi quand même : tu es bien majeur ?

— Oui ! Enfin, presque. Dans quelques mois…

— Putain ! Tu es un peu léger sur les bords. Attends-moi et ne te laisse pas embarquer !

Il resta longtemps à discuter. Je devais présenter une particularité, car je n’eus pas une minute à moi. Je lançais invariablement : « J’attends Alexandre ! ». Il devait être connu, car pas un n’insista vraiment.

Nous partîmes à pied. Je me serais battu, car je savais pertinemment que le lycée serait fermé. Je m’étais jeté à l’eau, poussé par une pulsion irrépressible. Il me fallait être ce que j’étais, ressentir à nouveau ce que Kenzi avait initié. Maintenant, j’étais persuadé que j’avais fait la plus grosse connerie de ma vie.

— Tiens, installe-toi sur le canapé. Je vais te chercher une couverture. Tu as soif ?

Comment refuser ? Mon inhabitude de l’alcool me joua un tour. J’en avais besoin. On parla de tout, de rien, de moi. Il avait des mots doux, admiratifs, gentils, agréables dans la douce ivresse qui montait. Ce n’était pas ce que j’avais espéré, mais j’ai aimé. C’était donné avec tendresse et respect. Nous avons recommencé. Il me protégeait, mais refusait que je le protège : « un jeune comme toi, vous ne portez rien ! ». Nous avons dormi ensemble. Je suis rentré le dimanche matin, croisant la sortie de la grand-messe, ne comprenant pas ce que j’avais voulu vivre, tout en étant rempli de cette aventure, en me promettant de ne jamais la renouveler, me méfiant de ma volonté.

Les brulures survinrent peu après. Je me rendis chez le premier médecin que j’avais trouvé. C’était une femme, d’un certain âge, peu causante. Le diagnostic tomba, évident : chaude-pisse, blennorragie en jargon médical.

— Tu vas prévenir ta petite amie que tu t’es chopé ça ! Obligatoire ! Tu retrouves celle qui te l’a filé et tu lui dis d’aller se faire soigner. Tu reviens dans une semaine.

La semaine suivante, je suis retourné voir la médecin. Au lieu de la vieille revêche, je trouvais un jeune toubib, plutôt avenant, pour m’accueillir. Il m’indiqua qu’il remplaçait sa tante, si je me souviens bien, et qu’il allait reprendre son cabinet. Il examina ma fiche, puis me demanda si j’avais prévenu ma petite amie. Son attitude compréhensive m’incita à lui faire confiance en lui parlant du contexte. En retour, il me demanda si j’avais du temps : la salle d’attente était vide et il souhaitait me parler. Il sortit des planches, m’expliqua le fonctionnement sexuel de l’homme, me donna des conseils, non seulement de protection, mais aussi d’usage. Il me détailla les mécanismes de l’orgasme masculin, m’indiqua comment la stimulation de la prostate pouvait procurer du plaisir, comment se préparer… toutes ces choses essentielles ! Un vrai cours d’éducation sexuelle, grandement plus utile que ceux du collège et du lycée, complété par des mises en garde. Il me donna toutes les informations pour me protéger, avant un long développement sur le SIDA, dont j’avais seulement une vague idée. Il me dit les trithérapies, leur lourdeur, leur durée à vie. Il me parla de ma sexualité, de mon homosexualité, en adulte responsable.

Il me proposa un suivi régulier qui lui apparaissait nécessaire. Une habitude s’installa. Chaque fois, le docteur Verdier passe un très long moment à m’écouter, me conseiller. Je lui confie tout, assuré de trouver de la compréhension et ce petit plus que je n’ai jamais pu définir. Quand il m’avait demandé mon nom, j’avais répondu machinalement : « Jim », puis aussitôt corrigé : « Jérôme ». Il m’appelle toujours Jim.

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