La disparition
La période des concours se rapprochait et accapara tout notre temps et notre concentration. En juillet, les résultats tombèrent, plutôt glorieux pour nous trois, malheureusement dans des écoles différentes. Nous avons partagé et fêté notre joie, même si nous apercevions déjà la fin de cette période heureuse.
Troisième été sans Tomas, il m’avait prévenu. Notre correspondance s’était un peu distendue, tout en conservant son intensité. Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de ces beaux jours ? Les mots, les mots tendres qu’on murmure. Les caresses les plus pures. Les serments au fond des bois. Que reste-t-il, que restera-t-il de nos amours, Tomas ?
Nous avons repris nos pérégrinations à trois, dans les Alpes du Sud cette fois, dans un itinéraire difficile et rude. Une nostalgie s’installait doucement, car nous sentions que la cassure s’était produite : nous allions changer de vie. Notre amitié se solidifiait pour résister aux coups du futur.
Vers la fin de notre périple, lors d’une pause dans un village c’est par la une des journaux que j’appris la mort brutale de mon grand-père. L’enterrement étant le lendemain, je laissai tout tomber et courus rejoindre le Berry. J’embrassai Charles et Henri et me sauvai en pleurant.
J’arrivai juste à temps pour l’enterrement, ratant la messe, ce qui m’allait bien. Je me rendis directement au cimetière, où je fus surpris par l’importance de l’assistance. Je me tenais à l’écart, sans avoir salué quiconque, surtout pas ma famille. Je désirai rester seul, avec mon grand-père. La vérité était que j’aurais voulu pouvoir pleurer dans des bras fraternels, mais je ne le voyais pas. J’apprendrai un peu plus tard que Romain voyageait en Asie pour plusieurs mois.
J’assistai de loin, étranger à ce qui se passait. Le choc retenait encore la douleur. Une très belle bimbo, avec une minijupe noire, un collant noir gainant de magnifiques jambes perchées sur des talons incommensurables me rejoignit. Cette nymphette déguisée en deuil, indécente, était Caroline, ma sœur ! Elle me cita, tout excitée, les noms de personnalités politiques, économiques, artistiques, scientifiques qui défilaient. Elle était très branchée sur toutes ces célébrités, grande dévoreuse des hebdomadaires à cancans. Elle me dit que l’église débordait de monde, avec deux anciens premiers ministres, des anciens ministres tout court et plein d’autres sommités. Une armada de policiers protégeait tout ce beau petit monde, accompagnée de quelques photographes. Cette agitation l’émoustillait, car elle allait pouvoir briller auprès de ses copines. Elle se servait de moi pour répéter son personnage de petite-fille d’un puissant. C’était le premier instant intime que j’avais avec ma sœur… Elle ne se rendait pas compte de mon effondrement, incapable de comprendre l’immense importance de Grand-père pour moi. À sa décharge, elle l’avait à peine connu.
Je n’avais jamais été proche de ma sœur. Petite, elle se jouait à la poupée. Au lieu de jouer avec un baigneur, elle se prenait pour sa poupée, se parlant et se pouponnant. Ce comportement très curieux était sans attrait pour moi. Elle était entièrement et exclusivement tournée vers sa personne, ignorante de son grand frère. Plus âgée, elle se gava avec des revues de mode. Elle compléta ces apprentissages avec ses copines, émettant des rires niais de godiches. Ne disposant que cet échantillon comme référence, j’avais projeté sur toutes les autres filles ce comportement aberrant. Cette stupide gamine acheva de se faire formater le cerveau dans une grande école de commerce et apparut alors totalement épanouie. Nos mondes ne pouvaient pas se croiser.
Elle entama sa vie telle qu’on l’attendait, sérieuse d’un côté, débutant une brillante carrière dans un cabinet d’audit. Grande jouisseuse de l’autre, elle s’éclatait dans des loisirs et des compagnons très haut de gamme, le tout tournant dans un tourbillon infernal dont de faibles échos me parvenaient. On attendait ensuite l’assagissement, le beau mariage, les enfants avec la mère formidable qui soutient la carrière de son mari, tout en se dévouant à de multiples causes charitables, la vie parfaite qui vous rend si heureuse.
Elle suscita mon admiration en cassant tout brutalement. Lors d’un séjour au Club, elle rencontra le grand amour avec un moniteur de fitness et, soudainement, quitta tout pour vivre avec lui. Ils se trouvèrent rapidement sans ressources, car rejetés par sa famille marocaine. Ils survécurent chichement dans ce pays où un rien suffit. Je les ai vus à cette période, au début de leur galère. Issam était un bel homme, usant de son charme pour conquérir les âmes faibles.
Leur relation ne dura pas. Elle rentra effondrée et partit dans une dérive douce, essayant toutes les vies alternatives ou solutions délirantes qui s’offraient, dans les endroits les plus improbables, sans vraiment sombrer, sans vraiment vivre. Je la suivrai de loin, sans grande curiosité, attendri cependant par la précarité matérielle et spirituelle de cette bourgeoise élevée dans la soie et les certitudes. Nous avions si peu échangé, nous avions si peu à partager.
Je commencerai à m’intéresser à elle à la sortie de mes enfers, ressentant que nous partageons sans doute les mêmes déchirures congénitales. Sans encore beaucoup de chaleur, nous bâtissons lentement une nouvelle relation. Je tente de la connaitre, butant sur les décombres encore présents dans sa tête : cette mauvaise construction n’a pas résisté au premier ébranlement de la vie. Cette fragilité extrême m’émeut, autant que le souhait de rallumer une petite flamme familiale.
Du fond du cimetière, je vacillai, sensible à la population des environs que je connaissais, petites gens sans importance dont la peine visible s’affichait, mais dont on daignait à peine recueillir les condoléances. Certains me virent et me rejoignirent pour me serrer dans leurs bras. Ils avaient besoin de partager leur tristesse. Je pense que nombre de ceux qui étaient venus, les grands et les petits, avaient aussi besoin de quitter Grand-père. On ne débarque pas au fond du Berry en fin d’été pour se montrer. Grand-père m’avait évoqué sa vie professionnelle, juste pour me donner des exemples. C’était apparemment un grand bonhomme pour beaucoup de monde. Je le retrouverai cité dans de nombreux articles. Souvent, on me demande si je suis parent avec lui. Je nie toujours : notre relation appartient à mon intimité, je n’ai pas envie d’avoir à la raconter et je ne veux pas être apprécié au travers du voile de sa renommée. Encore maintenant, je perçois son importance et son influence, ressentant de la fierté pour ce qu’il a réussi. Pour moi, il était Grand-père. Il était.
Quand tout le monde fut éparpillé, je restais des heures à pleurer sur sa tombe ouverte, anéanti, dans le silence, alors que les vagues de douleur roulaient sans fin. Pourquoi était-il parti si vite, j’avais encore tant à apprendre de lui, tant à lui dire, tant de tendresses à recevoir, tant de questions à lui poser ! Où allais-je trouver son sourire, son affection ? Plus personne ne me guiderait, ne me protégerait. J’étais seul au monde avec moi-même. Quel abandon !
À la tombée de la nuit, je rejoignis ma grand-mère. Tout le monde était parti, elle était seule, doublement délaissée. Nous nous prîmes la main, nous la tenant des heures durant. Le bonheur se partage, pas le chagrin. Me laisser prendre sa main montrait son extrême détresse. Je devais être le troisième homme à pouvoir la saisir, après son père, j’espère, et Grand-père. Je savais qu’il avait été sa lumière, son soleil. Son bonheur avait été de vivre simplement à côté de son dieu. Elle avait réussi sa vie familiale, sa vie professionnelle, mais son époux avait été son unique raison de vivre. Je l’entendis déplorer doucement :
— C’est la seule vacherie qu’il ne m’ait jamais faite, partir avant moi !
L’épuisement annihilait sa douleur. Alors que nous regardions dans le vide, un souvenir remonta : nous n’étions encore que de petits enfants, mais, malgré notre innocence avec Romain, nous avions remarqué la façon singulière et unique qu’elle avait de regarder Grand-père. Pour rire, nous avions monté un petit numéro. Le soir, quand elle lui lança, à son habitude, ce regard si caractéristique, nous fredonnâmes la comptine que nous avions préparée : « Grand-mère aime Grand-père, Grand-mère aime Grand-père ». Elle sortit ses yeux de fusil, mais devant nos bouilles joyeuses de cette évidence, elle ne put que rengainer. Ce jour-là, nous avons franchi le fossé et il en resta un lien particulier entre elle et nous. Nous l’avions désarçonnée et forcée dans ses retranchements. Je lui narrais doucement cette petite réminiscence. Je savais qu’elle pleurait, même si sa main et sa respiration ne la trahissaient pas.
J’écris ces souvenirs avec devant moi son portrait, une photo encadrée, sauvée du massacre. Il montre une fille magnifique dans l’éclosion de ses dix-huit ans, par une matinée ensoleillée de printemps. Le cliché rend déjà à la fois cette classe et cette distance. De grande taille, d’un fort caractère, elle ne craignait personne. On l’imagine, directrice d’une importante maison d’édition, toisant les yeux dans les yeux, d’égale à égal, un cacique imbu de son importance, l’obligeant à céder. Vive intelligence, compétence, ascendance : difficile de résister à son charme. Toute en douceur apparente, car un ordre était un ordre, avec une totale impossibilité de s’y soustraire. Nous avions été bien placés pour le savoir ! Tout pliait devant elle. Surtout, son maintien et sa grâce exprimaient son rang et son autorité. L’image que je garde d’elle reste très proche de la photo. Bien sûr, son éclat de jeunesse s’était un peu fané, remplacé par son assurance, mais son rayonnement n’avait pas une ride. La Reine Antoinette, était-elle surnommée, toujours à bonne distance de ses oreilles !
L’unique personne à avoir franchi la redoute était Grand-père. Inconsciemment, je crois qu’il en a payé le prix en abandonnant ses pulsions de tendresse, en apprenant la retenue, sauf avec ses deux petits-fils !
J’aime contempler ce portrait, pour la force et la beauté de cette personnalité peu ordinaire. Plus d’un me dira ma ressemblance frappante avec elle, ce que j’assimilerai toujours à un compliment, fier de ce don et de cette continuation.
Je ne trouvais aucun mot pour la consoler, apportant simplement ma petite présence, le seul à la comprendre, à savoir ce qu’ils avaient vécu, à la soutenir, côte à côte, dans notre désolation.
Je suis resté avec elle quelques jours, la maternant un peu. Je l’aidais à vider les affaires de Grand-père qui lui rappelaient trop son absence et à trier celles qu’elle souhaitait conserver tendrement.
Elle ne lui survivra que quelques mois, n’ayant plus rien à chérir. Ce sera pendant les vacances d’hiver, alors que j’étais descendu la voir, qu’elle mourra, elle aussi brutalement, presque dans mes bras. J’aime à penser qu’elle voulait partir avec moi près d’elle, petit succédané de Grand-père. Je la remercie de nous avoir quittés avant le naufrage dégradant de la vieillesse. Elle ne l’aurait pas supporté, non plus.
Mon père, ma tante (la mère de Romain) et mon oncle décidèrent immédiatement de vendre cette maison qui ne représentait rien pour eux et tant pour moi. Je ne pus récupérer que quelques bricoles alors qu’ils étaient en train de la vider, se répartissant entre eux, peu gentiment, les précieux objets que mes grands-parents avaient choisis et choyés, soigneusement agencés dans leur cadre de vie, ces objets qui les avaient accompagnés, qui avaient partagé leur parcours commun. Ils détruisaient les traces de ces deux existences, sans respect, sans émotion. J’avais vraiment envie de les buter.
Je sauvai de justesse sa collection de bandes dessinées et imposai son stockage chez mes parents.
Ils ont fait vite, avec rage, semblant vouloir effacer une malédiction, leur passé, leur jeunesse. Ventes aux enchères, brocanteurs, chiffonniers, tous les vautours ont dépecé la bête en moins d’une semaine. Je suis resté, ne pouvant quitter ces lieux, assistant à ce carnage, déchiré à chaque lambeau qui partait. Seuls les murs résistèrent, affichant la cicatrice des tableaux en taches sombres, immense enveloppe vide dont les seuls souvenirs s’enfouissaient dans mon âme. J’arpentai une dernière fois la mémoire de mon enfance, devenue un tombeau.
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