Vincent

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Mon entrée dans cette école, cette si Grande École, se transforma en épreuve pour moi. Je venais de perdre ma référence et mon refuge affectif. J’avais annoncé à Grand-père mon succès. Il n’avait pas été surpris et ma joie l’avait beaucoup amusé. J’aurais aimé continuer avec lui mes réflexions sur l’élite dirigeante, qu’il m’aidât à éclairer ce que j’allais devenir.

J’avais perdu également la chaleur de la promiscuité de mes deux compagnons. Mon amour vivait lointain, hors d’atteinte. Je me voyais comme une feuille au milieu de la rivière, ballotée par le courant qui l’emporte vers son destin. J’avais repris ma correspondance avec Tomas, un peu délaissée. Je lui avais raconté dans le détail qui avait été Grand-père pour moi, sa transmission inachevée, les interrogations qui demeuraient. Sa longue réponse me montra sa proximité affective : savoir que l’on était deux à faire un était une douceur apaisante !

Le campus était perdu dans une campagne inaccessible. Cela m’indifférait, car je n’avais plus personne à aller voir. Sur ce site grandiose, les bâtiments où nous étions logés, filles et garçons mélangés, dans des chambres individuelles, exposaient leur modernité déjà surannée.

Je survolais cette immense promotion sans trouver personne d’intéressant, n’ayant guère envie de sympathiser non plus. Je me tranquillisais en me disant qu’avec le temps de la consolation, les choses allaient finir par devenir vivables, que je rencontrerai forcément des gens appréciables dans cette cohorte. Je constatais un nombre étonnamment élevé de personnes fières d’avoir réussi, affichant un certain mépris pour le reste de l’humanité, se jugeant destinées à gouverner le monde. Du reste, certains professeurs nous répétaient que nous étions l’élite de notre pays : flatterie de ces jeunes égos déjà boursoufflés ou appel à la responsabilité, je n’ai jamais bien discerné.

En même temps, le soir de la journée d’intégration, voir « mes Camarades » se vautrer par terre dans un coma semi-éthylique après avoir absorbé du dissolvant cérébral me laissait pressentir que la gouvernance du monde allait plutôt partir dans de mauvaises mains. Je me tenais soigneusement à l’écart des beuveries, car je considérais que l’alcool faisait partie de ces choses qui peuvent vous faire perdre le contrôle. La démonstration s’étalait lamentablement devant mes yeux. Sans bien en discerner la cause réelle, ma hantise était de ne plus avoir la maitrise de mes actes. Mon expérience avec le curé m’avait laissé entrevoir des pulsions incontrôlables. Ma sortie dans le bar gay, le verre de bienvenue m’avaient également prouvé que je pouvais glisser facilement vers une libération aux conséquences incertaines.

Je restais discret et isolé. J’évitais notamment une bande issue d’un lycée prestigieux et qui semblait ne réfléchir que par les poncifs des abrutis, avec la voix forte et souvent gueulante. Leur comportement m’était incompréhensible. En prépa, des professeurs passionnés et passionnants nous avaient stimulé le cerveau à coup de schlagues pour aboutir à nous doter d’un moteur intellectuel dont nous ressentions la puissance et la rapidité. Tout ça pour ça ! Le retour de l’humanité la plus basse. En amphi, ils menaient des chahuts les plus débiles.

Ma vie s’enfonçait, morne à pleurer. Je me présentais au Bureau des Élèves, pour m’occuper, avec sans doute l’espérance naïve de pouvoir agir pour prévenir la reproduction de cette déchéance des saouleries. J’arrivais ainsi à me créer un petit cercle de personnes sérieuses.

Le groupe de sportifs issu d’un lycée réputé devenait de plus en plus bruyant. Ils m’énervaient, car, au-delà de l’envahissement sonore, leur humour gras étalait sans retenue, racisme, machisme, homophobie. Je découvris que ces imbécilités me blessaient. En quoi mes préférences pouvaient-elles être l’objet de ce mépris ? Je ne pouvais que m’associer aux femmes et aux « bougnoules », victimes de leurs vindictes. Nous étions socialement semblables et je n’arrivais pas à comprendre en quoi ces différences exigeaient leur rejet désobligeant. Je les observais, intrigué, espérant trouver un angle pour les contrer discrètement. Je ne pouvais manquer celui qui se détachait du groupe par sa taille et sa stature malgré une discrétion recherchée. Il semblait plus suivre le groupe que partager leurs insanités. De figure quelconque et dépourvue d’aménité, il dégageait une fragilité trouble. Ces contradictions apparentes m’attirèrent autant que le souhait de me lier à un membre de ce groupe pour résoudre l’énigme de leur connerie.

Mes tentatives maladroites, pourtant légères, parvinrent à le braquer. Déçu, je laissais tomber, ne possédant aucun mode d’emploi de ce genre d’individu coincé. Il lui fallait simplement du temps, car il mit une semaine à me sourire, d’une manière touchante, avec une pointe d’imploration. Comment ai-je su que ce premier contact serait éternel ? Par son évidence ? Pourtant, que de silences à nos débuts ! Échanger une parole prit longtemps, puis, enfin, il m’accepta à ses côtés sans refermer sa coquille. Nos conversations se réduisaient aux mots essentiels, ce qui me convenait, car j’étais plus souvent dans mes pensées moroses que dans le temps présent, tandis que sa personnalité et ses réactions m’intriguaient, me forçant à poursuivre cette étrange relation.

Une anecdote me revient, révélée bien plus tard. Par je ne sais quel hasard, je possédais une chemise rose. C’est elle qui le marqua, engoncé dans des couleurs vertes et marron désastreuses. Son rêve était de porter un pull marin rouge, chose impossible, car cela, craignait-il, aurait attiré les regards sur lui et révélé sa nature secrète.

Il prit l’habitude de passer me chercher dans ma chambre quand nous devions descendre. Il s’asseyait discrètement sur le lit, attendant que je finisse mes préparatifs. Cette fidélité me touchait. Je soupçonnais que, comme moi, il venait de subir un traumatisme qu’une proximité accueillante pansait un peu. Nous attendions ensemble, sans bien savoir quoi, ce qui nous rapprochait.

Un oubli de ma part déclencha la suite. J’avais quelques revues avec des photos d’hommes, sans plus d’ambigüités que de vêtements, qui m’aidaient dans mes rêves. Elles étaient soigneusement rangées une fois leur fonction assurée. Je ne m’aperçus pas immédiatement que l’une d’entre elles avait échappé à la dissimulation requise. En me retournant, je vis qu’il la fixait, rouge de honte et de gêne. Désemparé, je cherchais une excuse plausible quand il lança un péremptoire :

— On y va ?

Il continua ses visites, cherchant des yeux dès son entrée l’objet coupable, que je prenais grand soin de cacher. Cette absence remplissait silencieusement notre côtoiement et je me demandais chaque fois si je devais en parler, ressortir un numéro.

Ce jeu compliqué dura plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il ose :

— Tu es… gay ?

Il connaissait le mot et me posait directement la question d’un ton loin de la dérision de ses camarades de prépa. J’y décelais une interrogation plus vaste, une ouverture à la confidence. Éluder s’avérait donc impossible et, sans bien en cerner la raison, je craquais devant Vincent.

— Oui, je suis homosexuel ! Peu de personnes le savent. Je veux être discret. Je te fais confiance.

— Jim, jamais je ne parlerai de ça ! Me le dire est une belle marque de confiance.

— Tu en penses quoi ?

— Mais rien ! Cela ne me concerne pas !

Son expression m’interpela : il aurait dû dire « Cela ne me regarde pas », par exemple.

— Vincent, c’est personnel, mais tu sais, tu peux me poser des questions. Si tu en as…

Il déglutit pour acquiescer. Est-ce à ce moment que j’ai deviné ? Il n’était pas question d’insister.

J’ai attendu quelques jours pour laisser à nouveau trainer une de mes revues. Sa rougeur fut immédiate. Cette réaction m’ennuya ; je voulais reprendre la conversation, absolument pas l’embarrasser. Il était trop tard pour reculer.

— Tu peux prendre si cela t’intéresse. Ça ne donne pas de maladie !

— Non, non…

Je la rangeais devant lui, lui dévoilant le lieu d’entassement de mes perditions. Le sujet était clos, bien que brulant. Un soir, en remontant, il m’accompagna, ce qui était inhabituel. Il se dirigea vers la pile discrète, tira un exemplaire au hasard et sortit quasi immédiatement après avoir prononcé du bout des lèvres :

— Je peux ?

Je retins mes commentaires plusieurs jours, avant de renouveler délicatement ma proposition de discussion sur le sujet. Mon attachement à ce camarade mêlait le plaisir de sa constance et le désir de l’aider à formuler la question centrale de son existence.

Je crois que je n’ai jamais mis autant de bienveillance dans mes rapports qu’avec Vincent. Je lui racontais Romain, Tomas, Kenzi. Il m’écoutait sans oser une question. Mes récits débutaient dans le vague et se poursuivaient dans le flou, craignant des mots que l’auraient choqué, mais désireux de lui montrer le bonheur qu’on pouvait trouver dans ce monde. J’excluais l’aspect sentimental, simplement par ce qu’il m’était intenable.

Un soir de folie, nous avons regardé ensemble plusieurs numéros. Nous étions remontés d’une soirée où je m’étais permis un verre ou deux, bien au-delà de mes capacités, par besoin d’un relâchement de mon désespoir. Je me mis à commenter les photos et les actions, avec un humour qui le força à sourire.

En partant, il posa sa main sur mon bras, avança sa figure vers moi, se reprit.

— Jim…

— Chutt…

Je posais le doigt sur ses lèvres.

— Quand tu seras prêt…

Dégrisé, ce soir-là, je me posais des questions : statistiquement, nous devions être deux ou trois homosexuels dans cette promotion. Que je sois tombé sur l’un d’eux, ou l’inverse, était improbable. J’étais sûr qu’aucun signe extérieur ne pouvait me trahir et rien ne laissait supposer que Vincent l’était, même refoulé. Quel curieux concours de circonstances !

Sa découverte s’est faite très lentement. Je le laissai mener ses explorations à son rythme, sachant maintenant l’importance de la durée pour lui. Il venait de loin et l’acception de sa nature était une révolution. Nos rapports ne ressemblaient en rien à ceux que j’avais eus auparavant. Un respect absolu et une immense tendresse devant sa progression les accompagnaient. Notre relation non plus ne ressemblait pas à celles que je partageais avec Charles ou Henri, encore moins avec celle pour Tomas.

Elle reste très singulière. Je crois que je suis quelqu’un d’important pour lui, autant qu’il l’est pour moi. J’ai été son révélateur sexuel, c’est vrai, et il me rappelle en permanence sa gratitude. Est-ce à cause de cette première ouverture ? Je pense que je suis le seul à avoir pénétré aussi loin son cœur, c’est-à-dire très peu. Il me bouleversa en m’évoquant sa famille, avec peu de mots et une émotion contenue. Son père, employé dans une banque, était parti un beau jour, quand il avait douze ans. Sa mère avait trouvé un travail de nuit et lui, l’ainé, s’était beaucoup occupé de son frère et de sa sœur. Aucunes vacances, aucun loisir, aucune activité, sauf celle de soutenir sa famille, sans une plainte, sans un regret.

Trop, dur envers lui-même, il manifeste une douceur et une gentillesse infinie avec les autres. Le fait que son parcours, bien que différent, m’évoque celui de Grand-père, associé à sa confiance, déclenche en moi d’irrésistibles élans d’attendrissement.

Plusieurs fois, je l’ai ramassé cassé. Aucune lamentation, aucune demande, mais je sens dans ces moments son désarroi à une froideur inhabituelle lors de notre rencontre. C’est un garçon adorable, débordant de qualités, mais affreusement solitaire, car son système de survie, de réussite, a aussi muré ses sentiments.

À force de ne pas s’occuper de lui, il ne peut plus percevoir les approches des autres. Je suis l’exception, la seule ouverture dans son âme. J’en avais forcé la porte pour d’autres motifs, mais maintenant je m’en félicite. Lourde responsabilité, bien qu’il ne m’ait jamais demandé autre chose que mon amitié. Je lui envoie alors le plus de chaleur que je peux, je le cajole et, parfois, doucement, je lui suggère de se faire aider. Ou plus simplement de brandir un panneau affichant « cœur libre à prendre ».

Avec Vincent, nous nous rencontrions régulièrement. Il évoluait doucement, sans que ni lui ni moi ayons envie de vivre plus proches encore moins de nous afficher. La seule entorse que nous nous permîmes se produisit à la fin du bal de la promo ; le DJ finissait la soirée en se faisant de petits plaisirs musicaux. Un couple de filles dansait dans la salle quasi déserte. Nous aidions des camarades à ranger. J’ai pris Vincent et je l’ai tiré sur le parquet. Il ne savait pas plus danser que moi, mais nous avons été pris par le rythme, oubliant les interdits, libres d’être ensemble dans l’indifférence de la fatigue de fin de nuit. Nous ne nous tenions pas, juste le plaisir de bouger en cadence face à une personne importante pour vous. Son regard m’exprimait une reconnaissance magnifique. Je tentais de lui retourner par une admiration aussi grande.

L’année s’était écoulée doucement. Les lettres de Tomas s’étaient à nouveau espacées et j’avais également ralenti le rythme des miennes. Je ne m’attendais pas à pouvoir le voir durant l’été, je ne fus donc pas déçu, enfin, je me forçai à le croire. Nos échanges s’étiolaient, mais mon attachement demeurait intact. J’aimais me réfugier de temps en temps dans ce lien pour m’y réchauffer. Quand j’étais un peu déprimé, je constatais que son image commençait cependant à s’estomper. Grand-père avait peut-être eu raison : c’était un amour fou de jeunesse qui allait disparaitre comme un embrasement des jeunes broussailles du cœur. Je doutai de cela, car le fait que son souvenir s’effaçait me faisait le même mal que lorsque nous nous étions écartés. De toute façon, la majeure partie de mon été devait être consacrée à un stage, donc je n’aurais eu que très peu de temps pour une rencontre.

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