Pascale

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Avec la reprise des cours, j’ai retrouvé ma place au Bureau des élèves. La promotion suivante arrivait. J’espérais pouvoir étendre mes relations à quelques-unes des nouvelles recrues. Mon abattement avait faibli, notamment grâce à Vincent. Une sourde douleur continuait, masquée par le besoin de plaisirs.

La moitié de l’école me demeurait totalement inconnue puisque je ne fréquentais aucune fille, ne comprenant décidément rien à leur fonctionnement. Depuis toujours, mes rapports scolaires avec elles étaient excellents. Je percevais bien que certaines me regardaient avec une sorte d’attente dans les yeux. Certaines avaient essayé de m’aborder, me draguant plus ou moins subtilement. Je leur avais souri alors, et, sans conscience de le mettre, j’avais dû glisser dans ce retour l’expression d’une fin de non-recevoir, car aucune n’insista longtemps. Pourtant, j’aurais aimé avoir des relations plus approfondies avec certaines, qui me semblaient de belles personnes à rencontrer : je ne savais pas faire. Sans vouloir me l’avouer, ce monde inconnu m’effrayait !

Lors de la première soirée de rentrée, j’arrivai un peu en retard. Dans le bruit et les lumières clignotantes, je cherchai un visage connu pour passer un moment agréable, méprisant l’inévitable amalgame tapageur des ivrognes autour du bar.

Dans un coin, en discussion, une mystérieuse silhouette, de trois quarts dos, capta mon regard. Des courbes attrayantes, une chevelure mi-longue, délicatement ondulée. Fille ou garçon, difficile à dire dans ces éclairages agités, avec une allure empreinte d’adolescence, aux proportions ambigües. Cette image m’obséda les jours suivants.

Les soirées se succédaient en ce début d’année, sous prétexte de souder les promotions. Une seconde fois, je repérai ce personnage, légèrement à l’écart, discernant son visage, tel un joyau posé sur son écrin, un corps captivant. Les traits fins, son aspect glabre laissait encore douter de son sexe. Intrigué, j’allais pour m’approcher quand je sentis une main sur mon épaule, un doigt discret glissé sur ma joue. Vincent ! Il arriva à mon niveau et lança à l’inconnue :

— Tiens, bonjour Pascale, je ne savais pas que tu avais intégré ici !

— Bonjour, Vincent.

Je fus ignoré. Tant pis. Nous nous éloignions.

— Tu connais ?

— Oui, c’était une bizuth quand j’étais en deuxième année, on la remarque, forcément !

— C’est une fille ? On ne dirait pas.

— Oui, là, elle n’a pas l’air en forme, mais quand elle rayonne, elle devient lumineuse et tu es sûr de son attrait, de son sexe. J’ai failli être tenté, tellement elle est séduisante. Mais, tu sais pourquoi, j’ai hésité, et puis ça me semblait trop compliqué à vivre. On a quand même fait un peu connaissance. C’est quelqu’un de bien ! termina-t-il avec enthousiasme.

— Une fille, dommage, pensais-je.

Les jours passaient, mais la vision de Pascale me poursuivait et m’obsédait. Comme par un fait exprès, je la croisais de plus en plus souvent. Je voyais qu’elle cherchait mon attention. Je ne pouvais que lui répondre d’un petit sourire. Ce manège dura quelque temps et, un soir, alors que j’étais seul, elle s’approcha de moi et me demanda :

— Bonsoir, Jim. Tu veux bien m’accompagner faire quelques pas sur le campus ?

Sa voix accueillante me retint de résister.

— Oui, pourquoi pas ! Pascale, c’est ça ?

Elle approuva de la tête.

— Et toi, comment connais-tu mon nom ?

— J’ai entendu Vincent t’interpeler, simplement !

— Mon prénom, c’est Jérôme, mais tout le monde m’appelle Jim, depuis toujours.

— Jérôme, j’aime bien ! ponctua-t-elle.

Nous sortîmes dans cette douce soirée d’automne. Je ne disais rien, j’attendais, ne sachant pas quoi du reste.

— Jim, excuse-moi de te le dire carrément, mais je t’ai vu dès le premier jour et depuis j’ai envie de faire ta connaissance.

Ce n’était certes pas la première fois qu’une fille adoptait une stratégie aussi frontale. Cette fois, étrangement, je me sentis un peu démonté. Elle reprit :

— Tu as l’air de quelqu’un d’intéressant, je ne veux pas te draguer, juste t’approcher, si tu veux bien. Pénétrer, à peine, dans ta proximité pour te découvrir…

Ma curiosité était piquée. Mais elle était une fille : j’ignorais comment réagir, ne voulant pas la froisser pour une raison qui me tourmentait secrètement !

— Tu demandes toujours la permission pour parler aux gens ?

— Non ! Mais tu es un peu spécial, différent des autres.

— En quoi ?

— Ton nom, ton physique, ta distance…

— C’est tout ?

— Pour aujourd’hui ! je t’en dirai plus si tu acceptes ma compagnie.

Elle se mit à parler de sujets anodins, avec une perspicacité qui rendait la conversation passionnante. Notre promenade dura délicieusement jusqu’à la tombée de la nuit, sans que je m’en sois rendu compte. Ces instants de partage avaient eu une magie nouvelle pour moi. Nous nous quittâmes sur une petite bise, un petit sourire, qui portaient déjà tant !

Le lendemain, très naturellement, nous avons repris nos pérégrinations. Elle attaqua d’une voix facétieuse :

— Alors, Jim, tu as survécu à une soirée entière en tête-à-tête avec une fille ?

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que j’ai constaté que tu étais, étrangement, peu entouré de filles. Tu les fuis ?

— Erreur d’observation ! Je suis peu entouré, simplement. C’est vrai que je me suis très peu lié l’an passé, hormis Vincent.

— Pourquoi ? Tu devrais avoir une petite cour autour de toi ! Tu as beaucoup de charme…

— Disons que je n’avais pas la tête à ça ! C’est un peu compliqué…

— Je ne veux pas être indiscrète ! C’est amusant que tu te sois lié avec le plus taciturne des individus !

— C’est un concours de circonstances ! Oui, il faut aller le chercher, mais Vincent est quelqu’un de bien.

— Je sais ! Vous êtes… très proches ?

— Ta question est ambigüe. Que veux-tu savoir ?

— Laisse tomber ! Et côté fille ? Dans votre promo, il y en a des jolies ! Et comme elles sont intelligentes…

— Peut-être ! J’ai un peu de mal avec les filles : je n’arrive pas à comprendre votre fonctionnement. Je suis rapidement perdu par des questions curieuses sur les sentiments, par exemple.

— Je ne te parlerai donc pas de mes sentiments pour toi !

La diablesse ! Son petit sourire en coin qui accompagnait sa remarque était trop alléchant. Mon petit égo palpitait à l’idée de m’entendre dire des compliments, certainement, par cette fille. Encore une fois, elle bifurqua vers d’autres sujets, me laissant intimider.

Je ne contrôlais plus la situation. Je retrouvais à ses côtés une plénitude similaire à celle que j’avais ressentie auprès de Tomas. C’était une fille, mais cela n’avait plus d’importance. J’ignorais où nous allions, avec comme seule aspiration, celle de continuer. Son seul babillement me suffisait. Son interpellation me sortit enfin de ma douce torpeur.

— Où étais-tu ? Je t’ai senti partir !

— Mais avec toi ! lui répondis-je alors que mon inconscient formait un de mes plus beaux sourires.

Je lui répondis, involontairement, mon inconscient ayant d’avance pris les choses en main, par un de mes plus beaux sourires. Elle s’arrêta, me fixa. Son visage s’ouvrit, d’où jaillit un sourire qui semblait défier le monde entier. Il se focalisait sur moi comme s’il m’accordait un préjugé irrésistiblement favorable. Un regard qui vous comprenait, dans la mesure exacte où vous souhaitiez être compris. J’adoptais totalement le pléonasme de Vincent : « Quand elle rayonne, elle devient lumineuse ». J’étais subjugué par cette fleur magnifique qui venait de s’épanouir devant moi, pour moi. Un doux moment de flottement nous figea, avant que ses lèvres volettent sur les miennes. Je me laissais aller dans ce léger baiser, balloté vers un bonheur qui me submergeait. Mon cœur ne m’appartenait plus, ne voulant battre que pour elle.

C’était trop intense pour moi. Je tentai une pirouette :

— J’ai beaucoup réfléchi ! Finalement, bien que tu sois une fille, je veux bien que tu restes dans ma proximité, comme tu dis. Ma toute proche proximité.

Puis, plus sérieux :

— Je tiens déjà trop à toi. C’est bon, c’est bizarre, je ne me reconnais plus ! Oui, essayons de nous connaitre… mais j’ai tellement peur de nous faire du mal.

— Jim, j’ai envie d’être avec toi. Simplement, longtemps. J’ai besoin de toi. Pour le reste, on verra, ça n’a pas d’importance. Tu n’as aucune obligation, tu fais ce dont tu as envie.

L’envie de la prendre dans mes bras les ouvrit. Elle se blottit (ô, félicité absolue !) et nous sommes restés un long moment, en silence, dans notre petit monde déjà infiniment grand. En dehors de cet enlacement, nous n’échangions aucun autre geste de tendresse ; j’ignorais comment les prodiguer à un corps si étrange, craignant de l’offenser. Je laissais la douceur du bonheur monter en moi.

La nuit suivante fut la première nuit blanche de ma vie. J’étais écartelé entre un sentiment profond d’attachement en train de se nouer et la conviction de l’impossibilité de cette histoire, incapable d’imaginer la moindre relation sexuelle avec une femme. Mes sentiments étaient aussi forts que ceux pour Tomas, mais tellement différents. Avec lui, notre lien avait germé dès notre première rencontre, avant de forcir doucement. Il n’y avait pas eu cette force soudaine, avec cette énergie immense et irrésistible. Mon esprit bouclait : Tomas, c’est l’amour de ma vie, c’est avec lui que je veux vivre. Mais j’ai besoin de voir Pascale, absolument. Le tourbillon, le malstrom du bonheur impossible. Soudain, une évidence : Pascale était là, j’étais trop bien avec elle. Advienne que pourra, vivons l’instant ! Vivement demain, à nouveau dans ses bras ! Le reste… Puis le trou noir du sommeil sans rêves.

Je ne me lassais pas de ses yeux. Leur couleur oscillait selon l’environnement et son humeur, du brun au bleu foncé en passant par des nuances de gris vert, très étonnant. Se plonger dans son regard, insoutenable pour le commun, demandait une forme de courage. Elle trouvait là, sans doute, sa façon de gérer les distances. Moi, j’aimais m’y fondre, car j’y lisais des choses merveilleuses. Elle vous dardait avec ses yeux de l’intérieur, qui pénétraient au creux de votre âme, sans vous laisser d’échappatoires. Heureusement, le plus souvent, elle mettait son regard à faible puissance, encadrée par de petites rides qui le rendaient bienveillant, avec une pointe de dédain. Parfois, aussi, elle l’éteignait.

Tantôt dans un coin du foyer, tantôt dans une de nos chambres, ou dans la campagne autour du campus, le même manège se reproduisait chaque soir, devenu le point pivot de ma vie. Notre approche était lente, savoureuse. Même si nous nous tenions la main et partagions de petits baisers, nous restions très distants physiquement : si j’ignorais comment prodiguer des gestes de tendresse sur un corps féminin, elle semblait également ne pas savoir plus d’aptitudes pour caresser celui d’un garçon.

Plusieurs fois, je cherchais à la faire parler d’elle, mais elle demeurait évasive. Je savais juste qu’elle vivait dans une famille « formidable », qu’elle vénérait sa sœur ainée, plus ravissante et plus douée qu’elle ; assertion que je réfutais au motif que sa perfection était indépassable ! Elle me répondit qu’elle avait beaucoup de défauts, elle ! Elle avait aussi un frère, un drille pétulant, selon son expression, deux parents, enseignants, agrégés, aimants. Elle parlait surtout de ses centres d’intérêt, de ses lectures riches et variées.

Face à cette discrétion, c’était moi qui parlais, pour une fois, toujours conscient de la banalité de ma vie et de mes idées, simplement pour étirer ces instants dans cette allégresse d’absolue confiance, balayant ma non-famille, évoquant avec émotion mon grand-père, sa disparition. Comme Tomas, elle sut trouver des mots d’empathie.

Malgré cette chaleur, nous sentions un malaise s’installer. Je devais lui révéler mon secret, tout en percevant qu’elle en détenait un autre. Pour continuer, nous devions nous libérer en nos livrant, au risque de faire disparaitre le monde enchanteur.

Me trouvant moins habile aux subtilités psychologiques, je me jetais, encore une fois, du haut du précipice.

— Pascale, tu sais, je n’ai jamais eu de petites copines…

— Je suis la première ! Je dois être particulière !

— Non. Euh, je veux dire oui, bien sûr, mais ce n’est pas pour ça ! Voilà : je suis déjà amoureux… d’un garçon !

— Tomas ?

— Comment tu sais ?

— Parce que tu m’en as parlé d’une façon tellement forte !

— Ça se voit alors ?

— Que tu es homosexuel ? Non, pas tant que ça ! Je rigole, Jérôme ! Pas du tout, ajouta-t-elle devant mon effondrement.

— Voilà ! Je ne sais pas si nous pourrons aller bien loin… Pourtant, tu sais, ce que j’éprouve pour toi est aussi fort que ce que j’éprouve pour Tomas. Lui, il est loin et je ne sais pas si je vais le revoir. Toi, tu es là et je suis tellement bien avec toi !

— Continuons, Jérôme ! Moi aussi, j’ai besoin de toi.

La conversation dérapa, à mon grand dépit. Elle ne m’avait rien livré d’elle, alors que je m’étais avancé dans le vide, pour elle. Elle n’avait pas réagi non plus à mon annonce, comme si cela n’avait aucune importance. J’aurais tant voulu qu’elle m’aide à y voir plus clair. Continuer ? Comment ? Pourquoi ?

Nous reprîmes nos causeries. Je me racontais sans retenue, puisque l’essentiel avait été dévoilé. Je lui disais mes défauts, mes emportements, mes colères. Elle m’écoutait, semblant attendre mes paroles suivantes. Quand je n’en pouvais plus, je rompais le charme, lui effleurait les lèvres et j’annonçais que j’allais me coucher, gardant une interrogation dans le ventre.

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