La révélation

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Le temps s’écoulait ainsi, avec ces moments merveilleux d’intelligence commune et un horizon que noircissait un non-dit de plus en plus prégnant. Pascale se cantonnait à des anecdotes de son enfance, de ses vacances en Charente, chaque été, un souvenir par-ci, un livre ou un film par-là. Souffrant de ce silence, de ses réponses évasives sur son passé et sa vie, je profitais du fichier du Bureau des élèves pour obtenir quelques bribes d’informations sur elle. Parisienne, plus jeune d’un an que moi. Je tiquai sur son prénom, Pascal, genre masculin, alors qu’elle s’appelait Pascale, fille.

Un soir, l’air de rien, j’amorçai :

— Pascale, tu ne dis pas grand-chose sur toi. Je te dis tout de moi, car je me sens en confiance. Toi, tu crains quelque chose ? De moi ?

— Non, bien sûr, je te fais confiance aussi, complètement. Mais tu as raison, je ne dis rien de moi. Je n’ai jamais parlé de moi, à personne, en dehors de ma famille. Je veux, j’ai besoin de te le dire, Jérôme, mais c’est très difficile pour moi. Je vais le faire, laisse-moi un peu de temps.

Je fus soulagé : elle allait me le dire ! Le moment avait désormais plus d’importance. Je l’attirai près de moi. Je la pris de dos, l’enlaçai tendrement. L’arrière de sa tête se posa contre mon épaule. Je lui murmurai, guidé par mon intuition :

— J’ai dû mettre à jour le fichier du BDE, car il y a une erreur sur ton prénom, ils ont oublié le E final.

— Ah, tu as vu ça…

Un long soupir acheva sa pensée.

— Alors je dois te dire… Écoute…

Un long silence l’occupa.

— Non ! ce n’est pas une erreur, mon état civil est sans E.

Sa voix trop neutre me trompa.

— Ah bon, pourquoi ? Tes parents n’ont jamais fait corriger ?

Petit silence. Je lui caressais les cheveux, prêtant peu d’intérêt à cette petite erreur administrative et n’ayant pas perçu qu’elle cheminait sur son terrain accidenté, cherchant seulement à la détendre par mon attention affectueuse.

Elle reprit :

— C’est très intime. Je n’ai pas répondu à tes questions sur ma vie parce que c’est compliqué. Ou plutôt, c’est très simple, mais pas facile à dire. Écoute…

Petit silence.

— Je suis né garçon, disons plus exactement : avec un sexe de garçon. D’où mon état civil, achève-t-elle dans une expiration.

Je sentais son corps vibrer.

— Voilà mon secret. Personne ne le sait. Sauf ma famille. Et toi maintenant ! Je ne suis pas « normale » (j’ai entendu les guillemets !) Je ne sais pas comment tu vas réagir, mais je suis soulagée, tu sais ! Jérôme, tu…

Ses paroles me pénétrèrent enfin. Premier flash : C’était invraisemblable ! J’ignorais complètement que des personnes pouvaient, dans la réalité, être homme et femme en même temps. Second flash : celle qui me semblait inaccessible, car femme, se trouvait être un homme, en fait, partiellement (ça ne veut rien dire : être un homme partiellement…), donc accessible. Je ne comprenais plus rien. Je ne pouvais rien penser, rien articuler.

Long silence, car elle devinait tout ce travail de compréhension et d’acceptation qui se déroulait en moi. Elle reprit :

— Mon enfance, j’étais indifféremment garçon ou fille, dans mes jeux, mes amis, mes habits, sans bien savoir que j’étais l’un et l’autre. Mes parents ne sont jamais intervenus sur ce sujet. Ils me laissaient être celui, celle que je voulais. Cela ne semblait pas les préoccuper, donc moi non plus. En revanche, ils me protégeaient en me défendant bec et ongles quand quelqu’un se permettait une observation, un trait d’humour déplacé.

Elle continua :

— Ils ne laissèrent rien m’atteindre, d’une vigilance extrême avec les enseignants, mes camarades et surtout les parents de ceux-ci. J’avais deux dogues prêts à mordre si on touchait un cheveu de leur enfant. Si tu savais la bêtise des gens, même pas la méchanceté, l’ignorance et les préjugés.

— Une fois, vers sept ans je crois, je me suis pointée habillée en fille à un diner qu’ils avaient avec des amis. Remarques de certains : « Pascal, tu n’es plus un garçon ? Pourquoi t’es-tu déguisé en fille ? C’est drôle ! ». « Il est ce qu’il veut, comme il veut, quelle importance s’il est heureux comme ça » cingla la répartie parentale, d’une voix ferme assortie d’une pointe de mépris pour la stupidité de la réflexion. Sur le coup, je n’ai rien compris !

Petit silence.

— Ça n’a jamais été facile pour moi. Enfant, dehors, j’étais un garçon. À l’école, à la piscine, ça allait. Je me forçais à être un vrai garçon, même si je n’aimais pas toujours leurs jeux et leur compagnie, mais je n’étais pas le seul dans ce cas, ça ne se remarquait pas trop. À la maison, je pouvais redevenir ce que je voulais. À la puberté, je me suis senti devenir fille, dans ma tête. Mes seins ont poussé. Mon sexe d’homme aussi, un peu plus tard. Mais je n’en voulais pas. Mes parents m’ont changé de collège, loin, et inscrite en tant que fille. Les vestiaires sont devenus une torture. J’ai été exemptée de sport, moi qui aime tant bouger. Pas de colonie ou autres activités de groupe quand cela impliquait de dormir en commun. Avec les filles, j’avais peur des conversations sur les règles, les problèmes féminins, inventant des réponses ou les esquivant. Plusieurs fois, je me suis plaqué le pénis avec du sparadrap pour le cacher, pour les spectacles ou en maillot. Apparaitre en public m’était insupportable.

Elle poursuivait, mue par la nécessité d’enfin tout dire.

— Tu sais, c’est très dur quand les gens ne peuvent pas t’affubler un sexe sur ta personne ! Ils te harcèlent avec des questions stupides et gênantes. J’ai donc choisi de forcer ma féminité. De toute façon, c’est ce que je suis : une femme !

— Je me suis beaucoup repliée sur la famille, il n’y a que là que je pouvais être moi. J’ai été très protégée. Tout ça avec amour et tendresse, car je pouvais, je peux toujours, parler librement de ce que je vis, au plus intime, avec eux.

Ces révélations me noyaient. Je restais incapable de réagir, tiraillé entre l’imagination de la nature de son sexe et la difficulté, les souffrances qu’elle avait vécues et qu’elle vivait encore. J’écoutais, lui caressant les cheveux, la joue, la main, pour lui exprimer simplement que je me trouvais avec elle, pour elle, quelle qu’elle soit.

— À la puberté, quand mes seins puis mon sexe d’homme se sont mis à pousser, mes parents ont jugé bon d’en savoir davantage. Jusque-là, j’étais juste un peu spécial. Je crois que ni eux ni moi ne voulions savoir. Analyses génétiques et hormonales, scanner et tout le tintouin, recherchant des médecins non invasifs, des psychologues, sensibles et délicats. C’étaient des gens formidables qui m’ont traité avec beaucoup de respect sous tous les aspects. Il en ressort que j’ai un génotype XX, que je suis une femme. Il semblerait que le gène de la masculinisation, normalement positionné sur le chromosome Y, soit passé chez moi sur un chromosome X, d’où mon sexe de naissance. Mes hormones oscillent entre masculin et féminin, ce qui me vaut cette double appartenance anatomique ! Je n’ai pas vraiment d’utérus, et bien sûr pas de vagin, ni de vulve. À la puberté, les hormones féminines m’ont donné en partie un corps de femme alors que les hormones masculines ont fait grossir mon sexe d’homme. Même si j’ai des testicules fonctionnels, j’ai une prostate atrophiée, je suis donc stérile aussi de ce côté. Il parait que je suis un cas très rare, voire unique. De toute façon, les personnes intersexuées comme moi sont forcément des cas uniques. Je suis un traitement hormonal, côté fille bien entendu. Je suis régulièrement surveillée, mais apparemment, depuis ma « puberté », cela semble stabilisé.

— Malgré tout ça, dans ma tête, maintenant, je me sens, je me vis comme une femme, une vraie femme, qui aime les hommes, même s’ils sont pédés, comme toi.

— Je n’ai pas de chance d’être tombée sur un mec comme toi, ajoute-t-elle en se tournant vers moi avec un petit sourire triste dans lequel on a envie de se fondre pour le soulager.

Elle le démentit immédiatement par un baiser, m’empêchant de répondre. De toute façon, je ne trouvais rien à dire.

— Je n’aurai jamais d’enfant, j’ai mis infiniment de temps à l’accepter, et encore… Mais dès que je le pourrai, je me ferai opérer pour devenir une femme, entièrement. Je suis donc transgenre d’une certaine manière, et transsexuel… transtout, quoi !

— Jérôme, tu es le premier à qui j’en parle. Tu sais pourquoi ! Tu m’as séduite dès que je t’ai vu ! Jérôme, je tiens à toi, veux-tu que nous essayions de mieux nous connaitre, de plus partager ? De voir si nous pouvons nous aimer, moi la double-face et toi le pédé…

Sans que je n’aie rien réfléchi, rien maitrisé, mon âme éclata :

— Bien sûr Pascale, que je veux vivre avec toi. Juste, c’est trop énorme tout ça, trop gros pour moi ! Laisse-moi un peu de temps…

Quand je me retrouvai dans ses bras, nos bouches scellées, mon cœur battait à se rompre, la tête me tournait, je perdais conscience, planant en plein vol. Que se passait-il ? Ce fut tout pour ce jour-là largement suffisant pour m’empêcher de dormir, pour la seconde fois de ma vie !

Paisiblement, nous fîmes connaissance plus intimement, progressant à nos vitesses pour apprivoiser toutes ces particularités. La première fois que je vis ses seins, tout ronds, pas trop gros, je trouvais cela mignon. Je les entourai délicatement de mes mains explorant, caressant ces rondeurs insolites pour moi. Ces deux menues cerises venaient achever le gâteau délectable de son corps fin si ressemblant à celui d’un garçon, sans hanches. J’aimais cette perfection, sa peau d’une douceur que je n’avais jamais rencontrée, son visage délicat, si bien équilibré, ses légères pommettes sous ce regard si captivant.

La découverte de son sexe reste un moment unique dans ma mémoire. Si je croyais avancer en terrain connu, elle pénétrait dans l’inconnu. Elle me dit que c’était la première fois qu’elle faisait l’amour avec quelqu’un. Qu’elle avait déjà eu des érections, sans jamais oser dépasser cette sensation pour aller explorer un domaine qu’elle sentait ne pas lui appartenir. Alors je lui promis que nous allions tous les deux prospecter ce petit territoire, tranquillement, pour trouver comment lui apporter cette expérience et, j’espérais, de la satisfaction.

Nous partîmes dans ce voyage de recherches réciproques de plaisirs. Je lui parlais des possibilités, de la sensation que cela procurait. Nous essayions, adoptions ou rejetions, parlant abondamment des sensations vécues. Intérieurement, je pensais qu’en lui donnant du bonheur avec son sexe d’homme, elle l’accepterait et qu’elle abandonnerait son idée d’opération qui me terrorisait. Pouvait-elle se vivre complètement en femme et faire l’amour en homme ? J’aurais tant aimé que ce mensonge se réalise…

Au-delà de ça, nous avancions, continuellement ensemble, dans notre découverte intellectuelle et affective. Ce n’était pas le plus désagréable et paraissait sans limites !

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