L'amour
Ses études finies, Pascale fut embauchée dans un grand cabinet américain de conseil à Paris. Nous vivions ensemble, comblés des étreintes et des moments partagés. Le travail professionnel intense ne nous rebutait pas : nous avions appris à carburer au-delà de nos limites. Nous savions exploiter et jouir de chacune des minutes qui nous rassemblaient.
Pascale adorait arpenter les magasins. À sa demande, je l’accompagnais volontiers dans ses lèche-vitrines. Elle me fit découvrir ainsi l’infinie diversité de l’habillement féminin, de coloris, de formes, de texture. L’air de rien, elle me proposa d’enfiler certains des siens. Je trouvai un véritable agrément à les revêtir et pour certains à les adopter, définitivement ou de temps en temps. J’étendis cette ouverture à la teinte. Place à la coloration !
Subtilement, elle me suggéra de les essayer en boutique, en même temps qu’elle. Ce qui s’avérait bien inutile, puisque nous étions de taille et de conformation assez similaires. Les vendeuses nous regardaient avec étonnement, puis avec attendrissement. Surtout quand nous en achetions deux exemplaires.
Elle imagina alors une comédie quand nous sortions. Nous mélangions nos vêtements, jouant sur son androgénie, pour déclencher le chavirage des différences, la confusion des genres. Me sentir glisser hors des schémas et libérer ma nature me grisait. Dans la rue, au restaurant, en soirée, en boite, nous rencontrions un petit succès qui nous ravissait.
Finalement, nous avons réuni nos garde-robes. Nos préparations vestimentaires se compliquèrent. Nous mettions parfois des heures à nous apprêter, modifiant sans cesse un vêtement ou un détail pour arriver à un équilibre parfaitement équivoque entre nous deux. Cela renforçait notre complicité et nous sortions, non pas ensemble, mais formant une seule unité, double. Venait alors la confrontation avec le public : elle est belle, il est beau. Mais c’est qui, il ? C’est qui, elle ? Nous étions appréciés et souvent invités pour ce spectacle original.
Elle m’avait gentiment amené au centre de sa personnalité, femme, mais pas uniquement, en me faisant résonner, homme, mais pas uniquement. Au-delà du jeu et de la démonstration, cela avait été un appel au partage le plus intime de son esprit, de sa double-face. Me pousser sur ces limites a été une vraie ouverture à la compréhension des différences.
Nous avions mis au point un numéro très spécial sur les plages. Nous y déambulions, fiers d’afficher notre jeunesse, notre beauté, notre mélange, notre flou. Nous nous tenions par la main, nous enlacions, nous embrassions légèrement pour accentuer encore l’effet.
Là encore, elle m’avait mené aux limites du convenu, du conventionnel, me les faisant franchir sans que je me sentisse remis en cause dans mes fondamentaux. Avec ce mépris des codes sociaux, c’était à nouveau une liberté qu’elle m’avait apportée, une ouverture absolue.
Au-delà de ces amusements textiles, notre entente intellectuelle et affective formait un socle solide. Nous passions des soirées à lire ou à regarder un film, emplis de la quiétude d’être simplement côte à côte.
Elle m’ouvrit à la littérature, au cinéma, et surtout à la musique, domaines dont j’ignorais tout. Elle me fit écouter toutes les mélodies de tous les temps et de tous les mondes, possédant une vraie culture musicale, ayant pratiqué le piano jusqu’à son entrée en prépa. J’aimais, je n’aimais pas. Ce qui me surprit le plus, ce fut de m’apercevoir qu’un air, une chanson pouvait vous emporter, vous entrainer dans un état de joie ou de tristesse.
Mon enchanteresse bienaimée utilisa un de ses sortilèges un soir, alors que nous étions détendus, juste à nous toucher.
— Je veux te faire écouter quelque chose.
Elle avait bien concocté son coup. Elle m’avait finement observé et connaissait maintenant les musiques auxquelles je réagissais. Elle mit le morceau, alla s’asseoir un peu plus loin de moi, me laissant isolé dans mon fauteuil.
Le mouvement démarrait, faiblement, anodin. Une tristesse montait lentement, vous pénétrait doucement pour permettre au chant d’une soprane de vous envahir. L’air commençait, mélancolique puis poignant. Je sentis s’ouvrir ma déchirure, celle de la perte de Tomas, toujours présente. La mélodie vint la chercher, l’emporta dans son tourbillon indicible, l’exprima dans ses profondeurs, la prit en charge et me la rapporta. La douleur demeurait, mais apaisée. L’air se termina, me laissant sonné. Sur mes yeux fermés, Pascale s’approcha pour essuyer deux larmes qui avaient coulé sans que je les sente. Le silence s’installa, j’ouvris les yeux sur son air espiègle, empreint de telle sollicitude. J’allais parler, lui dire que… Elle posa son doigt sur la bouche.
Elle remit le morceau. Je savais que j’allais être reconstruit, alors je m’abandonnai en totale confiance à cette musique. Cette fois, je participais à cette douleur générale, je souffrais et sortais consolé avec la même douceur dans son achèvement. Mes larmes ruisselaient en conséquence.
J’attendis la fin du silence.
— C’est la première fois que l’on me met du baume sur ma déchirure, c’est tellement bon d’être soulagé. Qui a écrit ça ? Qui chante ça ? Comment savais-tu que c’était composé pour moi, gentille sorcière ? Comment connais-tu ma détresse profonde ?
— Nous avons tous une musique doudou, celle qui nous berce, nous dorlote, nous rassure. Dans cet aria, l’air de la Comtesse, la Comtesse pleure son amour de jeunesse disparu.
— Je n’ai pas compris les paroles, mais c’était exactement mon chagrin.
— Tiens, écoute encore ça.
L’accompagnement musical portait à nouveau une voix féminine qui déroulait une plainte mélancolique, un déchirement sans fin. L’air durait une poignée de secondes, nous abandonnant sans espoir quand il se terminait. La brièveté et l’intensité renforçaient le saisissement. Encore une fois, l’expression audible de cette tristesse universelle soulageait par la communion qu’elle permettait.
— Tu as été touché, j’ai vu, de façon différente. C’est l’Air de Barberine, également dans les Noces de Figaro. Mozart, natürlich.
— Mozart est un génie !
— Bravo ! Tu es le premier à le révéler ! me récompensa-t-elle d’un baiser.
— Et toi, tu as un air doudou pour te consoler ?
— J’en ai plusieurs. Je sais aller chercher celui qu’il me faut quand j’en ai besoin.
— Tu m’en fais écouter un ?
— Dans la même veine de l’amour impossible, c’est le Chœur bouche fermée, dans Madame Butterfly.
La musique, cette mélopée sans instruments, sans paroles, douce et triste, se répandit. Je ne pus me retenir, mes larmes coulaient et lavaient mon cœur.
— C’est trop intense, trop fort. Ça remue trop profondément les sentiments. Heureusement que ce n’est pas long. Quelle merveille ! Je ne savais pas que ça existait, que la musique guérissait. Merci pour cette révélation.
— Tu as vu, quand tu entends un air la première fois, tu es complètement bouleversé, retourné. Quand tu le connais, tu peux lui confier ton sentiment. La musique va le transformer, te consoler.
D’autres chansons, d’autres airs, aussi envoutants, suivront.
Nous étions deux amants, deux aimants. Nos corps s’attiraient inlassablement, nos âmes fusionnaient dans la magie, la joie, le partage, les silences. Nous vivions l’amour dont on rêve en lisant les romans. Notre lien, si solide, devenait palpable.
Nous nous trouvions en harmonie sur tout. Je ne me souviens pas du moindre désaccord tellement nous vibrions sur les mêmes fréquences. Elle était moi, j’étais elle, en tout.
Nous vivions exclusifs, inséparables, profitant de chaque seconde, de chaque action, car, comme dans Cendrillon, nous savions qu’à minuit le charme serait rompu, que la page se tournerait.
Je l’aimais dans son entièreté. Je connaissais parfaitement son merveilleux corps maintenant pour nous emmener sur des sommets d’extase. Elle m’avait ouvert son monde féminin, je lui avais ouvert le monde du sexe masculin. Elle y trouvait beaucoup de contentement et me le disait après chacun de nos câlins. Cependant, son projet de changement de sexe revenait régulièrement dans ses conversations. J’entendais, mais j’esquivais, fuyant les discussions sur ce sujet autant que possible. Chaque fois, une sourde angoisse m’accompagnait ensuite, mettant du temps à se dissiper, de plus en plus de temps.
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