La fin

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Pascale s’était envolée en mission pour un mois aux États-Unis et je devais la rejoindre à New York, vers le milieu de son séjour. À JFK, elle m’attendait, toujours aussi attendrissante. Grande et intense embrassade, car je réalisais, encore plus, combien elle m’était essentielle.

Je remarquai immédiatement que l’éclat rieur avait disparu de ses yeux, remplacé par de la préoccupation. Je lui demandai si elle avait des soucis, des problèmes.

— Je t’expliquerai çà tout à l’heure, au diner.

En soirée, nous nous sommes retrouvés dans un petit restaurant douillet du côté de Greenwich Village. Je soupçonnai qu’il avait été choisi avec soin, afin que nous disposions d’une table isolée. Le moment semblait important. Pascale attaqua tout de suite :

— Après-demain, je me fais opérer. Ma mission est terminée. Je l’ai prolongée volontairement d’une semaine de congé.

— Qu’est-ce que tu as ? C’est grave ? Ça ne pouvait pas se faire à Paris ?

— Jim, mon petit Jérôme…

Ma dernière seconde de bonheur s’envola. L’instant tant redouté frappait.

— Tu veux dire…

— Je te l’ai exprimé dès le début. Nous en avons souvent parlé. Enfin, parlé… tu as toujours su éviter méthodiquement cette question, tu as sans cesse fui le sujet. Tu le sais, ma vraie nature, c’est fille, femme. Il faut que je la sois entièrement.

— Je sais. Mais, maintenant ? Déjà ? murmurai-je en retenant un gémissement.

— J’ai longtemps réfléchi entre ce désir fondamental, existentiel pour moi, et… toi. Ma décision était prise depuis toujours, irrévocable, mais je ne savais pas que j’allais te rencontrer et que je tiendrais tant à toi. Je t’aime tellement. Je ne pouvais pas choisir. C’est trop puissant en moi. Si je ne le fais pas, je serai malheureuse le reste de ma vie, nous nous quitterons, parce que le désespoir m’anéantira. Je ne peux pas vivre en n’étant pas complètement une femme. Si je le fais, je ne sais pas si je te perds, je crois bien que oui. Nous ne serons plus le même couple. Nous ne ferons plus l’amour ensemble, car, pour moi, ça a été et ce sera toujours un acte d’amour profond avec toi. C’est un choix atroce, mais qui me dépasse tellement ! Je ne peux pas faire autrement. J’espère que notre affection, notre amour survivra, surmontera cette épreuve. Je t’aime tant. Je ne veux pas te perdre, je tiens trop à toi.

C’était donc maintenant le début de la fin. Dire que j’avais fui les discussions n’était pas exact. Elle m’avait amené dans ses jardins secrets, elle m’avait conduit aux limites, effaçant mes préjugés, mes stéréotypes. On ne pénètre jamais une autre âme, on la devine, un peu, parfois, on partage, mais on ne peut jamais être l’autre. Lorsque je fusionnais avec elle, je ressentais un immense monolithe noir qui se dressait au milieu de sa personnalité, d’une hauteur infinie, sans aspérité, sans ouverture, insondable. La seule chose que je savais, c’est qu’un jour il s’abattrait et que je serai anéanti par sa chute. À quoi bon en parler ? Savoir quand ça arrivera ? La belle affaire ! Le fuir ? Le nier ? Il vacillait là, maintenant, et tout était fini. À la fois, j’étais l’observateur extérieur qui voit le vaisseau spatial absorbé instantanément par un trou noir céleste et ne plus émettre la moindre lumière, fin irrémédiable. À la fois, j’étais le pilote du vaisseau spatial qui tombe indéfiniment dans un temps dilaté à jamais.

J’étais anesthésié. J’avais refusé d’accepter la force et surtout la proximité de l’échéance, de sa détermination. Je ne ressentais rien. Mon esprit, en sauve-qui-peut total, entassait dans une chaloupe tout notre amour, notre relation, nos souvenirs, mes sentiments, mon affection, tout ce qui allait s’effondrer. Il y avait ces souvenirs d’extase partagée qui vous submergent et vous emportent dans la félicité dès qu’on les caresse à nouveau. Il y avait ces souvenirs de fusion absolue qui vous réchauffent instantanément, intensément. Il y avait ces doux moments qui vous calment et vous réconfortent. Il y avait ces découvertes communes qui vous donnent envie d’explorer plus loin. Il y avait tout, en vrac, le meilleur, le rêve vécu, mais aussi les cauchemars, les monstres cachés, ceux qui doivent vous dévorer un jour. À côté, le vide.

Elle continuait de parler, semblant craindre une seconde de silence, sachant qu’il s’installait déjà, essayant de le retenir avec ses petits mots dérisoires, déjà inutiles. À côté, le néant. J’allais vivre longtemps avec cette vacuité à côté de ce grand sarcophage plombé qui contenait ma vie sans existence. J’étais devenu double, vide et enfermé à la fois, figé dans un froid mortel dans les feux de mon nouvel enfer. De temps en temps suintera une goutte de réminiscence qui tombera tel un acide brulant sur mon âme d’enfant perdu. Parfois, des répits surgiront, semblables à ces jours glacés d’hiver quand un rayon de soleil tente d’égayer un bref instant la désolation. Le plus souvent, encombré par ce poids mort qui m’écrasait, sans ressort, je continuerai. Quoi ? Rien, je continuerai.

Elle parlait encore :

— Je suis en contact avec cette équipe depuis un an. Demain, c’est la première partie, la plus décisive : on m’enlève les testicules. Je me déferai complètement de ma composante masculine. Puis, un an après, ce sera la grosse opération définitive pour transformer mon pénis en vagin, avec un clitoris, enfin presque. Je basculerai alors entièrement dans le monde féminin, ma nature profonde. J’avais la possibilité de tout faire en une seule intervention. Je ne sais pas si j’aurai supporté le changement total, et ta perte en même temps. Cela se fera donc en deux étapes. J’espère que ce sera moins dur pour toi de nous détacher progressivement, d’établir une nouvelle relation, je tiens tant à toi…

— C’est une équipe sérieuse, habituée à ces opérations, avec un accompagnement très fort et une bonne prise en charge avant, ici et à Paris, enchaina-t-elle.

Pulvérisé, je ne ressentais aucune douleur. Je continuai de me taire.

— Ça me coute une fortune, mais j’économise pour ça depuis ma première paye. Mon premier sou gagné, il a été mis de côté pour ça.

Mon cerveau avait disjoncté. Seuls persistaient l’instinct, les pulsions de vie, d’amour, qui ne s’éteignent pas à la demande, que je ne voulais pas effacer, dernier radeau avant le naufrage. Je lui pris la main, la regardai avec tendresse, avec tristesse. Je réalisais qu’elle avait choisi un chemin difficile et angoissant pour elle. Je perçus son appel à mon accompagnement. Elle était tout pour moi. Je n’existais plus.

— Ne juge pas, n’essaie pas de comprendre. Je voulais t’avoir à mon côté pendant ce premier passage. Je ne t’en ai pas parlé avant pour que tu ne te poses pas de questions. Je suis désolée de te mettre au pied du mur.

Mon amour débordait, mais ma main ne se refermait que sur du creux :

— T’es bête. Bien sûr que je suis là : tu as besoin de moi ! Le reste, on verra après, ajoutai-je.

Je ne pensais plus qu’à l’aider et à la soutenir. Cela justifiait la négation de cet écartèlement entre la fin définitive et sa présence, encore, juste là, pour boire jusqu’à la dernière goutte notre passion. Je lui pris la main, de l’autre je lui caressai sa jolie pommette. Je vis revenir un peu de cet éclat que j’affectionne tant dans ses yeux.

La nuit, complètement déboussolé, je lui demandai si je pouvais profiter une dernière fois de ses attraits. Avec douceur, avec lenteur, simplement pour lui donner du plaisir, parce que nous nous aimions, encore, je voulus l’emmener très haut. Brutalement, panne sèche, malgré mon désir, notre désir. C’était vraiment fini. Cassé !

Le lendemain, je l’ai accompagnée. Tout était figé dans ma tête. Elle fut prise en charge par les anesthésistes. En sortant, à la vue du chirurgien approchant, une impulsion insondable me prit. Je me dirigeai vers lui et lui racontai n’importe quoi, que j’étais son frère, que j’étais un French doctor, en lui demandant si je pouvais assister à l’opération.

Il me regarda, réfléchit un court instant. Chirurgicalement, c’était une petite opération sans risque. Il me dit de le suivre pour que je me prépare.

Charlotte, blouse, masque et surbottes, j’entrai dans la salle. Je m’approchai de Pascale, étendue, déjà inconsciente, les jambes écartées sur une table de gynécologie. On me désigna une chaise. Pourquoi assister à l’exécution ?

Rapidement, le chirurgien incisa le scrotum, ligatura puis posa le testicule dans un bac et replongea les doigts. Le sort en était jeté, mon esprit vidé.

La pire des idées me traversa la tête. À ma question, on me répondit qu’ils allaient partir pour l’incinérateur.

— Vous pouvez me les donner ?

Son regard m’interrogea, mais je ressortis avec mes, ou plutôt ses deux petites balles dans un flacon au fond de ma poche.

Après son passage en salle de réveil, je retrouvai Pascale qui se rhabillait.

— Pas trop mal ?

— Je suis bourrée d’antidouleurs, j’en ai d’autres à prendre ensuite, mais ils m’ont dit que j’allais déguster.

— Faim ?

— Affamée ! Mon dernier repas remonte à plus de trente heures !

Sur le chemin de l’hôtel, je remarquai un restaurant chinois à l’aspect correct.

— Ça te va ?

— Oui, vite, ou je tombe d’inanition !

— Installe-toi, je reviens.

Je fonçai à la cuisine, sortis le flacon, puis dans un charabia américano-chinois, et lui demandai de préparer ces deux petits bouts de viande, avec une jolie présentation. Je jouais à celui qui ne comprenait pas quand il me demanda leur provenance. Un grand sourire et de grands hochements de tête me satisfirent.

Je rejoignis Pascale qui était en train de commander. Je doublai les quantités, l’esprit occupé par ce qui allait se passer.

Dix minutes après, sur un lit de salade, nous étaient proposées des lamelles de viande grillée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Devine !

— …

— Des rognons blancs, TES rognons blancs…

— Tu veux dire que ce sont mes…

— Oui, tes testicules ! J’ai pensé que tu aimerais aller au bout des choses, effacer concrètement ta partie mâle. Te manger pour renaitre !

Elle me regarda, interloquée.

— Mais comment…

Je lui racontai ma présence pendant l’opération, l’idée absurde qui m’était venue. Elle m’observa, s’interrogea très longuement, puis calmement, froidement :

— Tu es adorable et tu es un monstre en même temps. Je ne te connaissais pas cette facette. Tu veux me faire manger moi-même, c’est horrible. Personne ne fait ça, sauf les déments.

Je revins à moi. Je ne m’expliquai plus mes actes, ce qui m’avait guidé. Je me sentais terrifié de constater qu’une partie de moi, dont j’ignorais l’existence, avait pris la main sur mes agissements, un côté obscur d’une frayeur extrême. J’étais perdu, je venais de perdre l’estime de Pascale. Mon désarroi devait se lire sur mon visage.

— Jim, je ne t’en veux pas, je comprends que tu sois paumé avec cette opération, par les changements pour nous, pour toi. Tu as fait n’importe quoi, mais c’est ma faute, je t’ai amené au bord du gouffre. Je suis désolée.

— Pascale, je…

En voulant lui prendre la main, je renversai et cassai un verre. Quelle parodie grinçante !

— Tout est cassé ! murmure ma voix brisée, dans un mauvais ricanement qui me raya la gorge.

Mais il n’y avait pas que ma voix de brisée en moi.

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