Errances

9 minutes de lecture

Je passais le reste de la semaine à lui changer les pansements. Quand elle venait de prendre ses antidouleurs, nous pouvions sortir une heure ou deux. La douleur s’était doucement estompée. Notre vie a recommencé. Je replongeais dans cette négation qui me rassurait, pensant me protéger de la chute alors que je volais en apesanteur depuis New York. Insensiblement, nos joutes s’espacèrent. En même temps, son corps se féminisait peu à peu, elle prenait des hanches, ses fesses grossissaient, moins fermes qu’avant. Son traitement hormonal avait été modifié en vue de l’opération finale, un an pour préparer son corps.

Nous avons repris nos jeux d’habillements croisés, pourtant l’enthousiasme s’était amoindri. Une nouvelle fois, une nostalgie s’installait doucement. Je m’interdisais encore et toujours à accepter la réalité, me réfugiant dans des sentiments en demi-teintes. La tendresse demeurait, inchangée, remplaçant petit à petit les ébats sexuels.

Incidemment, un soir, je remarquai que son exposition de photos s’était réduite. Il n’en restait qu’une, la Naissance de Vénus. Adieu le beau David, qui n’existait déjà plus, adieu Hermaphrodite, car un sexe s’effaçait : la marche était lancée. Elle poursuivait son histoire. Et moi, je continuais de refuser de voir que je n’allais pas supporter la dernière opération, que quand elle deviendrait physiquement et complètement une femme, nous ne serions plus ensemble, je serai mort, véritablement cette fois.

Elle négocia avec son cabinet un poste pour deux ans aux États-Unis, embauche américaine et assurance médicale qui prendrait en charge cette couteuse intervention. Sans commentaire, ses conditions furent acceptées, car elle était aussi brillante dans son travail que dans le reste de sa vie. Pas question de penser à cette séparation. Nous avions encore le temps, six mois, l’éternité… avant le mur !

Une nouvelle fois, ce fut le ciel qui s’écroula sur moi. Son départ fut avancé de trois mois. On me volait mes derniers instants de bonheur. Elle partit précipitamment. Elle ne voulut pas, cette fois, que je vienne lors de l’opération, mais me fit promettre de venir la voir dans les jours suivants. Je l’accompagnai à Roissy, sans assimiler ce qui m’arrivait. Nous nous sommes embrassés longtemps. Elle embarqua, je restais seul, encore une fois abandonné, brisé. Ce fut un automate qui rejoignit notre nid douillet.

Je me retrouvais seul, fuyant mes chers amis. Les premiers temps, cela me convenait, car le départ de Pascale et la fin de notre vie me ravinaient. Je n’avais pas envie de parler. Nous avions été tellement bien, cela avait été si intense, joyeux, affectueux. Le foyer devait refroidir.

Quand la chaleur commença à se dissiper, je ne vis que le vide. Sans Pascale, plus rien n’avait de valeur. Il me manquait ses lèvres sur les miennes, ses yeux rieurs dans les miens, ses mains sur mon corps, sa chaleur, son sourire du matin en me voyant, ses silences et notre communion. Ma raison de vivre me manquait. Aucun retour n’était possible.

Le plus difficile était de s’endormir, triste, avec ce creux dans le ventre, de se réveiller en se rendant compte que rien n’avait changé. Où était passée la douceur des matins, quand, à mon réveil, je caressais avec amour son corps engourdi, respirant son odeur de nuit, la sentant revenir, ouvrir les yeux, me voir, sourire ? Ah, son sourire des retrouvailles du matin !

Je réalisai que je n’avais jamais vécu seul depuis des années, d’abord en collectivité, puis avec Pascale. Comment faisait-on pour rencontrer d’autres personnes, ne serait-ce que pour prendre un verre, parler ? J’étais déprimé, je n’avais pas envie de faire appel à mon petit cercle, Vincent, Charles, Serge, Romain, sur Paris ou Henri, un peu plus lointain. Je n’avais pas envie de sollicitude, d’amitié, j’avais envie de… rien. Je n’avais plus envie d’avoir envie.

Je me jetais dans le dérivatif du travail. Le projet que je menais prenait l’eau, ma tête avait été entièrement occupée par Pascale, sans que je me sois vraiment rendu compte des effets de cette obsession. J’avais refusé l’évidence, mais plus profondément, j’avais été. Je m’impliquais, je restais des soirées entières au boulot. Je repris les choses en main, motivais mon équipe. Bien que complètement brisé intérieurement, durant ces heures-là, je redevenais le meneur, le joyeux entraineur. Mes préoccupations professionnelles m’empêchaient de penser à mon malheur, maigre répit. L’ambiance devint enthousiaste, tout le monde s’investissait sans retenue. J’instaurai le repas du vendredi. Nous avions déniché un petit restaurant portugais et chaque vendredi, nous y faisions relâche ensemble. À la fin, la quasi-totalité de l’équipe participant, nous avions privatisé plus de la moitié de ce restaurant, dans une compagnie bruyante et rieuse.

Le projet se termina brillamment à la date prévue ; il devint une référence dans la boite. Sa fin, avec la dissolution de l’équipe, fut une épreuve douloureuse. Pour la plupart, un sérieux et long coup de blues les attendait. Quand on a réussi, en injectant toute son énergie, que reste-t-il après ? Tel le coyote du dessin animé qui poursuit l’oiseau coureur, on se retrouve à courir dans le vide après avoir franchi le bord de la falaise.

Les anciens de cette équipe avaient gagné un galon invisible : « J’y étais, moi ! », affichaient-ils fièrement. Personnellement, j’en ai également profité. À partir de ce moment, je devins le pompier, le secouriste des coups ratés ou mal partis, car je semblais détenir une potion magique.

Les vendredis soir des premières semaines, je m’effondrais en pleurant d’épuisement, de vacuité après l’effort de la semaine. L’image de Pascale me hantait : tu étais tout ce que j’avais de meilleur, comment as-tu pu me faire le pire ? En te perdant, je me suis aussi perdu. Je ne réussis pas à me retrouver comme avant. J’avais besoin de m’en aller, de ne plus être là, sans envie de partir.

La solitude du weekend me devenait intenable, car elle me mettait face à mon néant.

Je voulus essayer le baume de la musique. Sur une plaie à vif, cela accentuait la douleur. Et puis, la musique était tellement liée à elle que le remède ne fit qu’empirer le mal.

Malgré mon cœur en vrac, mes glandes me travaillaient, j’avais besoin de caresser un corps d’homme. Très crument, de baiser. Je partis chercher un réconfort, espérant le trouver sur une poitrine virile. Le souvenir de ma première expérience dans un lieu spécial me revint. Je m’étais senti parmi mes semblables, seul mon jeune âge m’avait handicapé. Il me fallait repartir explorer ce monde qui était le mien. Mon envie m’emmena vers les bars gays du quartier arc-en-ciel de Paris. J’entrai discrètement dans le premier qui me parut accueillant. Ma timidité était revenue, retrouvant mon rôle d’agneau à croquer. Je me calai dans un coin discret pour observer et reprendre mes esprits. Je savais ce que j’étais venu chercher, mais j’ignorais tout des us et coutumes pour mener à bien cette opération.

C’était le début de soirée et le printemps devait inviter à la flânerie. Le bar se remplit tranquillement, ce qui me permettait d’observer ces hommes finalement si conformes aux autres. Malgré ma discrétion, je fus rapidement abordé. Je mis cette facilité sur le visage nouveau que je présentais dans leur communauté. D’aimables compliments servirent d’introduction. Cet homme me paraissait sans intérêt et, dans un autre cadre, je l’aurais totalement ignoré, pour autant que je l’aurais vu. Tandis qu’il me débitait des balivernes qui se voulaient dragueuses, je décidais de le suivre, justement pour son insignifiance qui me mettait à l’abri de toute séduction et de tout sentiment. Cette première expérience, réduite aux besoins physiques, me calma. Je décidais de retenir cette règle : suivre au hasard celui qui me baratinerait le mieux, pourvu qu’il soit éloigné de l’image d’homme que j’aimais et qu’il ne me paraisse pas dangereux. Sans le vouloir, je m’ouvris ainsi à la diversité de ce monde, découvrant des merveilles : une infinie variété de couleurs de peau, de pilosité, d’allure… Je me trouvais dans un monde plus coloré et cette diversité magnifiait le corps humain, du moins celui des hommes. Le monde d’où je venais nous maintenait à l’abri des pauvres et des métèques. Je n’avais vécu qu’au milieu de bons petits blancs, sans parler bien sûr des gens de service, colorés, mais invisibles. Je distinguai, enfin, les blacks, les jaunes, les basanés… le vrai arc-en-ciel.

Souvent, ma connaissance d’un soir m’invitait à le retrouver dans son lieu habituel. J’aurais pu écrire un annuaire de tous les endroits publics et privés permettant le regroupement des gouts communs. Je constatais avec amusement que « qui se ressemble s’assemble » restait un dicton qui se vérifiait pleinement aussi ici. Se cherche-t-on dans l’autre ? En réfléchissant, je constatai que toutes mes relations me ressemblaient, assez globalement. Semblable à tout le monde, j’aime faire l’amour avec mon reflet. Même Pascale faisait partie de ces échos de mon image. Ma fuite de mon reflet était donc une stratégie nécessaire.

Malgré mon peu d’appétence pour certaines pratiques, je tentais la nouveauté, avec un résultat parfois à la hauteur de ma répugnance, me forçant à aller au bout de mes possibilités. Dans cette errance pour me fuir, mon expérience la plus désagréable se produisit avec Kevin. Petit mec musculeux, petite gueule de frappe, petit cerveau, il était habillé très serré, très moulé, dégageant une virilité légère et attirante. Ses yeux très clairs, presque blancs, sans expression, lui donnaient un regard bizarre. Lors de nos quelques échanges, j’avais senti qu’il aimait la violence, mais sans décortiquer beaucoup plus, peu tenté que je fusse par ces pratiques. Il me proposa de participer à un weekend dans un château un peu à l’écart de Paris. Il me prévint que c’était plutôt hard, voire sadomaso, mais que c’était sans contraintes aucunes, chacun restant libre de prendre part ou non, dans le rôle qui lui plaisait, d’essayer, d’aller jusqu’où il voulait. C’était une association gay qui gérait l’endroit, avec gite et couvert assurés et accès libre à tous les accessoires contre une participation, assez conséquente quand même. Aller plus loin vers l’inconnu m’attirait.

Ce weekend devait rassembler une bonne trentaine d’individus. Partir avec lui fut mon erreur, car je me suis retrouvé prisonnier du pire cauchemar de ma vie, sans pouvoir fuir les lieux avant l’échéance. Dès notre arrivée, je lui demandais de me faire visiter les lieux. J’imaginais vaguement des pratiques douloureuses, voire sordides, mais je fus aussi choqué que par la projection de Salò ou les 120 Journées de Sodome dont j’avais quitté la projection bien avant la fin.

Des cris, des pleurs, des odeurs de pisse et de merde me montaient au nez. Au fur et à mesure que nous avancions, je découvrais un monde écœurant. Je savais, enfin je voulais bien croire qu’ils étaient consentants, mais cela me stupéfiait et me révulsait. J’arrêtai sèchement la visite. Ignorant où nous étions, sans moyen de communication, je me retrouvais captif de cet enfer. J’ai arpenté le parc la journée entière, ne passant dans la bâtisse que pour apaiser ma faim et ma soif.

Le soir, je fus gentiment dragué par un participant. Nous avons échangé des banalités, puis j’appris que c’était un habitué, même s’il ne venait pas aussi souvent qu’il l’aurait voulu, car la participation représentait un effort financier très important pour lui.

— Pourquoi viens-tu ? Je t’ai vu tout à l’heure, tu avais l’air d’avoir mal.

— Oui, c’est vrai que ça fait sacrément mal. Je mets plusieurs jours à m’en remettre. Je regarde les marques s’effacer avec regret. Mais ça me fait tellement jouir. C’est trop fort, c’est bon.

— Tu n’as jamais essayé de baiser avec un mec tranquillement, de te faire porter au septième ciel avec un mec qui prend soin de toi au lieu de t’abimer ?

— Je baise généralement normalement, mais là, c’est vraiment plus puissant, plus profond, on atteint ses limites. Tu n’es pas tenté ? Tu devrais essayer…

J’évitai de répondre et j’arrêtai mes questions : je n’étais pas psychiatre alors que, pour moi, ça relevait de ce domaine. Nous avons fini la nuit ensemble, toutefois, je dus faire attention, car il réagissait fort, la peau sensible.

Le dimanche, je me suis promené dans le parc toute la journée, attendant avec agacement que Kevin me dise que nous rentrions. Un bref salut, je m’enfuis, furieux et soulagé d’être sorti de cette abomination.

Ce n’est que des années plus tard que je compris ma colère. Mon inconscient avait montré de l’intérêt pour ces pratiques, un moyen pour atteindre son but. Ma conscience s’était révoltée, pas encore prête à accepter l’inéluctable.

Je rangeais cette erreur dans les aléas de mes aventures, afin de poursuivre sereinement mon exploration, y trouvant une détente agréable, toujours sans y mettre la moindre émotion, juste y prendre un plaisir furtif. Les choses se déroulaient sur place ou ailleurs, jamais chez moi, ou rarement, quand j’avais grande confiance. De toute façon, mon cœur ressemblait à la banquise sous le blizzard.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0