Fraternité

5 minutes de lecture

Un de mes meilleurs souvenirs de cette période reste ma rencontre avec Demba, malgré sa fin épouvantable.

Assis dans un bar, dos au mur, je m’endormais face à un mec qui me tenait la jambe depuis un trop gros bout de temps, espérant un peu plus qui ne me tentait pas.

Demba franchit la porte et avança jusqu’au comptoir. Ces quelques foulées me subjuguèrent par leur élégance, leur beauté absolue. Un danseur qui évolue sur la scène, un mannequin qui défile, projette cette grâce, même si l’alignement de leurs pas sur une ligne imaginaire artificialise leur marche. Lui survolait avec une souplesse féline, enroulant et déroulant pieds et jambes dans une harmonie parfaite, entrainant son corps sans que ses épaules bougent. En quelques pas, il offrait un spectacle éblouissant. J’eus immédiatement besoin de le connaitre. Je me levais, laissant le lourdaud sur place. C’était un immense black longiligne, pieds nus dans ses tongs. On devinait sa force et sa robustesse malgré sa minceur. Sa peau brun clair, ses traits assez quelconques et surtout ses cheveux décolorés lui donnaient une touche très originale. Nous sympathisâmes. C’était la première fois que j’étais conquis par une démarche ! Je ne pouvais résister.

Exceptionnellement, pour pouvoir le regarder, je lui proposais de me suivre chez moi. Plus exactement, je le suivis, pour le ravissement de sa chorégraphie. Je courrais ensuite pour le rattraper, trottinant à côté de lui. Quelle élégance quand il avançait, se moquant des obstacles, à une vitesse surprenante  !

Malien d’origine, il était Peul, une tribu de nomades qui arpente le Sahel depuis des siècles, d’où sa conformation. Je n’en sus jamais plus sur lui, sur son histoire, ses occupations, mes questions ramenant des réponses incompréhensibles. La nuit se passa, quelconque. Je trouvais mon vrai plaisir à le regarder, nu, ou pris dans son jeans étroit. Une perfection de la beauté virile.

Nous nous revîmes plusieurs fois. Il me lançait après nos ébats :

— Un petit coup de blanc, y’a que ça de vrai.

Il ne m’appela jamais Jim, toujours son p’tit blanc. Ces petits accrochages gentillets m’amusaient moyennement. Très rapidement, il me proposa de me présenter à ses copains. Pourquoi pas ?

Avec ses camarades, ils vivaient dans un appartement, en bordure du Montreuil malien. Ils étaient six à s’être regroupés pour cause de préférence sexuelle identique, pour s’écarter des allusions, des injures, des violences. Que des gaillards dans mon âge, me recevant avec de grands sourires chaleureux, donnant l’impression que nous étions amis depuis longtemps.

Aucun meuble dans l’appartement, uniquement des tapis et des matelas. Repas africain, à même le sol, avec les doigts, dans une belle convivialité et des rires incessants. À la fin, Demba me demanda si je voulais rester : ils avaient l’habitude de se détendre ensemble et ses copains auraient bien aimé prendre le petit coup de blanc dont il leur avait parlé. Tous se taisaient avec une belle attente dans les yeux. Devant ce spectacle sympathique, je n’hésitai pas beaucoup.

Rapidement, je me trouvai déshabillé par des dizaines de mains. C’était du moins l’impression que je ressentais, car ils s’y mirent tous, avec attention et insistance.

Ousmane, celui de la bande que j’admirais le plus, m’enduisit d’un corps gras blanc, à l’odeur très forte, mais pas forcément désagréable, secondé toujours par une multitude de mains. Ces doux attouchements me procuraient une sensation extraordinaire. Il m’expliqua, avec cet éclat de rire magnifique que les Africains savent offrir :

— Nous sommes des cannibales. Nous t’enduisons de beurre de karité, car nous allons te faire frire, petit toubab, et te manger !

Les voyant, tous nus, se badigeonner les uns les autres, je me suis dit que je n’étais pas le seul qui allait passer à la casserole : une belle rissolée de beaux mecs, aux petits oignons, se préparait. Je n’avais jamais participé à une partie telle qu’elle paraissait s’annoncer. Cela ne me faisait pas peur, surtout avec cette bande de joyeux vivants. Je me sentais en confiance.

Le beurre faisait luire tous ces corps jeunes, souples. Nous regarder, c’était déjà admirer un merveilleux tableau. Il s’anima par de petits gestes, puis par des simulacres de combats. Les mains glissaient, doucement ou fermement, sans jamais retenir leur prise, agaçant l’épiderme. Diabolique amplificateur d’érotisme et des plaisirs, car il estompait les sensations, les laissant se deviner, dans une vibration de tout l’être.

À cette époque, je faisais encore très attention et je me protégeais systématiquement. Vue comment la partie démarrait, cela m’était impossible. Je partais ou je prenais le risque. Ce fut ma première dérogation, avant bien d’autres.

Ce que je compris très vite, c’était que j’avais été placé au cœur du débat, tous voulant leur petit coup de blanc. Imaginez cette balle blanche au milieu de cette mêlée brune. Puis ils commencèrent à fatiguer, à se retirer et à s’endormir. Épuisé, j’essayais de dormir, très difficilement, car sans cesse l’un d’eux se réveillait et venait m’implorer doucement une faveur.

Cette soirée tellement intense me permit de me retrouver complètement et uniquement dans mon corps physique. Mon esprit et mes chagrins s’écartèrent, me laissant un rare répit dans une oasis enchanteresse au milieu de la sècheresse glaciale de mon cœur.

Je les quittais le lendemain avec plein d’embrassades, content de l’expérience, prêt à satisfaire leur demande de me rejeter au milieu de leur bande si gaie.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans que j’aille dans ce bar. Quand j’y retournais, je vis Demba de dos, au comptoir. J’allais m’asseoir auprès de lui, je lui pressai le bras en guise de salut amical. Il tourna vers moi un visage chaviré et plein de larmes.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— J’ai passé l’après-midi à l’hôpital. Ousmane est toujours dans le coma, Mamadou restera paralysé, Oumar est rentré défiguré, Mohamed et Issa vont bien. La sœur d’Issa a eu le bras cassé. Elle était venue voir son frère. Moi, comme Mohamed et Issa, je n’étais pas là.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Une bande de fanatiques religieux est venue, les a tabassés, roués de coups parce que nous étions la honte, que Dieu ne pouvait tolérer ça. On ne demandait rien à personne. Tout le monde nous rejetait et on s’était mis en commun dans cet appartement qu’un oncle nous avait prêté, c’est tout.

Mohamed avait croisé les barbus dans l’escalier, les djellabas tachées de sang.

Leur logement saccagé, ils sont retournés chacun vivre en paria dans leur famille. Demba était seul à Paris. Je l’hébergeais quelques jours, l’accompagnant à l’hôpital, le consolant doucement la nuit. Il était détruit par cette violence et la fin de sa belle tribu d’adoption. Un soir, il avait disparu, je ne l’ai jamais revu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0