Divagations

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Quelques mois après son départ, je suis allé voir Pascale qui venait d’être opérée. Je la trouvais heureuse, comblée par la finalisation de son aspiration. Elle était sortie de l’hôpital. Elle souffrait encore trop pour aller bien. Moi, je n’allais pas, fracassé de haut en bas. J’étais avec la personne que j’aimais, elle était à mes côtés, je savais qu’elle m’aimait, qu’elle tenait à moi et pourtant, c’était fini, nous ne vivrions plus ensemble. Ce n’était pas compréhensible, admissible. Je ne pouvais plus lui dire mes mots de tendresse ni la tenir dans mes bras. Je la couvrais de sollicitude, mais la cassure changeait la nature de mes gestes. Irrémédiable…

Je ne sais pas ce qui m’a fait le plus mal, la revoir ou savoir que je ne la reverrai pas. Ne pouvant plus supporter cette situation, j’abrégeai mon séjour et la quittais. Je la quittais… Durant mon voyage de retour, moment exécrable, je ressassais mes fiascos sentimentaux. Grand-père qui m’abandonnait, Tomas qui disparaissait, Pascale qui se dissolvait. Pourquoi ne pouvais-je pas être aimé, simplement ? Pourquoi étais-je voué à des amours impossibles ? Pourquoi mon cœur se creusait-il de trous douloureux, insondables, inconsolables ?

En rentrant, je coupais tous les ponts par douleur, par incapacité de la gérer, à contenir cette source de souffrance, dérivant sans attaches vers mon destin.

C’est dans cet état de perdition, cherchant n’importe quelle porte de sortie, que je fus accosté par un homo, tant il accumulait tous les clichés possibles de l’inverti. Plutôt enveloppé, il commençait à être entamé par l’âge. Vêtements outranciers, démarche ondulante en tortillant abominablement, manières efféminées, voix, expressions caricaturales, chevelure blonde oxygénée, énormes lunettes dorées, bracelets et colliers massifs en or, tout était réuni ! Je me laissai approcher, m’interrogeant sur le personnage, en rien sur ses objectifs. J’eus tort, car, dans un premier temps, il m’abordait, non pour me draguer, mais pour me proposer de poser pour des photos. J’étais « adooooraaable », j’allais faire un « taaabaaac » ! Photographe de mode, il se faisait fort de me faire entrer dans une grande agence de mannequins, vu mon physique, chuinta-t-il, en me claquant une pichenette sur l’épaule. Pourquoi pas ? Une distraction bienvenue. J’acceptais l’offre de Jean-Phi, puisqu’il s’était présenté ainsi.

Il m’entraina très vite pour une première séance, pour « voir comment je prenais la lumière ». C’était un studio privé dans son appartement. Il me fit déshabiller, me regarda longtemps :

— Ton corps glabre est olympien ! J’aime bien jouer avec la pilosité. Toi, tu m’obliges à inventer. J’adooore !

Soudain, tout changea et apparut un autre personnage. Il me donnait des ordres, manipulait ses projecteurs, me touchait pour modifier la pose, me disait d’une voix ferme de prendre telle attitude, ou telle autre, avec un accessoire, puis il recommençait. C’était alors un mitraillage de flashs avant de repartir dans une nouvelle direction. Me sentant libre et à l’aise avec mon corps, même nu, sans aucune gêne, je me laissais manœuvrer et triturer, pris dans l’ambiance qui régnait et ce qu’il impulsait.

Triturer était le bon mot. Je le compris quand il me montra les tirages quelques jours après. J’avais été son argile que le sculpteur malaxe pour en faire sortir sa projection imaginée. Quel coup de poing devant ces épreuves ! Quels clichés superbes ! Que ce corps était magnifié, exploré, et… désirable ! Mon image excitait mes envies et je me désirais ! Lorsque je m’en rendis compte, mon trouble n’échappa pas à mon pygmalion.

— Alors, comment te trouves-tu ?

Cette interpellation sonnait curieusement : non pas « comment trouves-tu les photos », mais « comment trouves-tu cette image de garçon, indépendamment du fait que c’est toi ? ».

— Ces photos sont très belles, je suis vraiment éblouissant dessus, je me fais envie, je deviens Narcisse, en train de tomber amoureux de mon image, ça me fait peur. C’est de la magie…

— Merci ! Content qu’elles te plaisent. Tu es admirable et inspirant. Dieu a créé de belles choses et m’a accordé le don de les voir et de savoir les montrer. La beauté émerge des yeux de celui qui regarde, moi, je lui propose des lunettes. En plus, travailler avec toi est facile et agréable, tu comprends vite, tu maitrises ton corps et tu obéis bien. Comme au lit, tu es un adorable compagnon.

Sur ce dernier point, je ne partageais pas son enthousiasme. J’avais su pertinemment la contrepartie à payer pour ces essais de photos et l’avais accepté. Je fus surpris de ne pas être plus gêné que ça par son âge. C’était la première fois que je couchais avec un vieux, je veux dire quelqu’un de plus de deux fois mon âge. Le plus dérangeant, une fois les photos prises, avait été le retour de ses manières insupportables. J’avais dû arbitrer entre ces nuits désagréables et l’envie de continuer avec lui sur le plan photographique.

Il reprit :

— Laquelle préfères-tu ?

— Celle-là, bien sûr !

Tout en montrant un portrait de trois quarts, descendant jusqu’à la limite du bas-ventre, avec une douce lumière sur mon visage mélancolique.

— Oui, c’est pour ça que je l’ai tiré. Un beau portrait, c’est vrai, mais à la portée de n’importe qui…

— Mais il est admirable, tu as envie de cajoler ce… de me cajoler, quoi !

— Oui, oui, mais c’est une photo trop facile. Regarde celle-ci et dis-moi.

Il me présenta la photo la plus obscure pour moi, la moins lisible plutôt : en contrejour, une silhouette de profil se devinait, dont on ne percevait que les courbes, de la tête aux genoux, dans une position de recueillement, d’introspection, de méditation. Des demi-ombres du corps se propageaient, émettant des ondes d’érotisme.

— Regarde cette croupe, ton joli petit postérieur, quoi ! Le contour du dos, la tenue de la tête. Vois cette bosse à peine visible, ton sexe gonflé, entre repos et érection. Tu entends ce qui se passe, ce mouvement immobile… Tu veux savoir, entrer, t’accompagner dans la photo…

Je commençais à distinguer d’autres sensations au-delà de ces gracieuses courbes et des dégradés de gris.

— Je comprends ce que tu veux dire. Je veux dire : je vois ce que tu montres.

— Oui. Je pars d’une très belle matière, toi, en ce moment. Je masque, j’amplifie, je suggère, je joue l’émotion avec la lumière. Je montre le minimum pour laisser le spectateur construire sa propre vision de la beauté, qu’il projette sa propre interprétation, qu’il voit ce qu’il veut voir. C’est ça, l’érotisme.

Et il m’expliqua chacune des photos, ce qu’il avait observé, ce qu’il voulait exposer. Chaque grain, nous étions en argentique, bien entendu, était conçu, contrôlé, obtenu. Quelle leçon artistique, quel maitre !

Il poursuivit :

— Ces tirages, ils sont pour toi. Regarde ! Je les ai numérotés et signés, deux sur deux, ce qui signifie un tirage pour moi, un tirage pour toi, c’est tout ! Aucun autre ! Si tu veux te vendre (encore une expression curieuse de sa part), tu pourras faire fortune avec ma signature, enfin, modestement. Les miens ne seront jamais à vendre, avec destruction obligée par testament. C’est ma collection privée. Tu veux voir tes colocataires ?

— Oui, mais avec tes explications.

— D’abord, je n’en garde qu’une, exceptionnellement deux de chacun de mes protégés. D’accord pour mettre celle que je t’ai expliquée ?

— Oui, oui, maintenant, je comprends ce choix.

Dans l’avenir, un autre, plus fin que moi, adoptera aussi cet exemplaire. En effet, c’est un des rares souvenirs de cette période que j’ai conservés, non pas pour la valeur financière ou artistique, ni par amour de mon image, mais comme ma première ouverture à la compréhension de la représentation. Pascale m’avait fait découvrir les musées, la peinture et la sculpture, mais jamais je n’avais saisi le rapport établi entre le créateur et le spectateur d’un tableau ; quel apprentissage !

Quand il commença à tourner les pages, je pris un second coup de poing. Petite leçon de modestie d’admirer ces anatomies parfaites, ces émotions esquissées, ces sensualités suggérées. Pour chacune, l’explication du maitre apportait un relief extraordinaire à l’image. Quel enseignement !

Je pouffais intérieurement quand, par deux fois, ce fut une fille qui apparut. Superbes, forcément superbes. Mais je me demandais comment ces femmes avaient pu attirer son attention pour atterrir dans son album. Sur certaines photos, je tiquais. Sur l’une d’entre elles, je ne pus retenir :

— Dis donc, il était majeur quand tu en as pris soin, ou il l’est devenu des années plus tard ?

— Lui ? Ce sont ses parents qui sont venus me le donner, littéralement, m’implorant de ‟m’occuper de luiˮ. Quand il s’est trouvé nu devant moi, je n’ai pas eu à le convaincre ni à lui montrer quoi que ce soit. Il m’est tombé dans les bras, avec une rage violente. Quel mignon démon ! Il brulait la vie et le sexe. Le pauvre, il est mort très jeune, peu de temps après, carbonisé. Quel dommage !

C’était un gamin, beaucoup plus jeune que moi quand Romain… Ce type se révélait une ordure abjecte, limite prédateur. Il devina mes pensées :

— Je n’ai jamais forcé personne. Ils étaient tous sexuellement majeurs et consentants, il n’y a que ça qui compte. Les lois…

J’abandonnais, ne sachant que faire. Un gout étrange me restait dans la bouche, miel et bile, pour ce génie si désagréable à côtoyer.

Ces photos hors du commun, et les suivantes, ont paru dans ces suppléments glacés, et glaçants, de fins de semaine des grands quotidiens nationaux, dont une fois en quatrième de couverture. Je travaillais avec d’autres photographes, pour de très beaux clichés également, mais sans cette touche de volupté et de sensualité.

Les séances officielles duraient interminablement et m’obligeaient à jongler avec mon emploi du temps. Ce surbooking ne laissait aucun instant au désespoir, me plongeant dans une fièvre étourdissante, d’autant plus qu’elle me permettait de côtoyer le plus bel échantillon de jeunes mâles de la place, très souvent favorables à un contact coquin.

C’est ainsi que je croisais Sam, un superbe métis à la confluence de toutes les tribus de la Terre. Il avait emprunté à un ancêtre une peau brune, acajou, rendue lumineuse par un autre gène. Un nez fin, légèrement négroïde, des yeux bridés d’un gris clair très chaleureux. Seuls ses cheveux blonds, fins et lisses, coupés court, semblaient devoir quelque chose à la chimie ! Une grande culture, une intelligence vive et la pratique de six ou sept langues achevaient cet être parfait, prototype d’une future humanité de rêve ? Maitre dans tous les domaines, ses actes frisaient la perfection. J’ai pris plaisir à me soumettre et à me laisser guider dans des jouissances que je ne soupçonnais pas. Le contrôle absolu de son corps, de ses paroles, de ses attitudes était permanent avec une classe qui le rendait irrésistible, dans un respect absolu de l’autre et une distance constante. Attrait et froideur renforçaient son attrait que je ne pus approfondir, car il fut rapidement englouti par ses obligations internationales.

Malgré ces atouts, je mis fin à cette occupation. De discrètes remarques m’obligèrent à suremployer le mot sosie, pour éviter des explications scabreuses : de plein gré et avec une certaine délectation vicieuse, j’avais accepté des clichés qualifiés d’« émoustillants » sous prétexte de curiosité. Mon rapport à mon image me troublait. Si je n’avais jamais réellement prêté attention à ce que je dégageais, l’utilisation de mon apparence pour vendre des fringues me posait un problème. Cette esthétique, la chance me l’avait simplement offerte, j’en jouissais, je l’avais en dépôt, mais finalement, elle ne m’appartenait pas. Que d’autres l’exploitent pour promouvoir leur commerce me devenait insupportable, même grassement monnayé.

Ces justifications masquaient mal le fond de la question. Ce rapport à l’image m’obligeait à confronter ma représentation et mon moi intérieur. Ce n’était tout bonnement pas vivable !

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