L'Histoire

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Au cours de mes pérégrinations, toujours accompagné de mes idées noires, j’accumulais des connaissances qui me souriaient en m’apercevant, me bisaient pour ceux que j’avais fréquentés. Je me sentais chez moi parmi eux, ouvert à tout type de rencontre du moment qu’elle occupait un moment de mon insignifiance et dissolvait momentanément mon spleen. Un soir, un peu plus cafardeux qu’à mon habitude, je regardais le vide quand un gars d’une bonne cinquantaine d’années s’assit à ma table, sans rien me demander.Au cours de mes pérégrinations, toujours accompagné de mes idées noires, j’accumulais des connaissances qui me souriaient en m’apercevant, me bisaient pour ceux que j’avais fréquentés. Je me sentais chez moi parmi eux, ouvert à tout type de rencontre du moment qu’elle occupait un moment de mon insignifiance et dissolvait momentanément mon spleen. Un soir, un peu plus cafardeux qu’à mon habitude, je regardais le vide quand un gars d’une bonne cinquantaine d’années s’assit à ma table, sans rien me demander.Au cours de mes pérégrinations, toujours accompagné de mes idées noires, j’accumulais des connaissances qui me souriaient en m’apercevant, me bisaient pour ceux que j’avais fréquentés. Je me sentais chez moi parmi eux, ouvert à tout type de rencontre du moment qu’elle occupait un moment de mon insignifiance et dissolvait momentanément mon spleen. Un soir, un peu plus cafardeux qu’à mon habitude, je regardais le vide quand un gars d’une bonne cinquantaine d’années s’assit à ma table, sans rien me demander.

— Moi, c’est André. Et toi, beau gosse, il t’a quitté ou il ne viendra plus jamais ?

— Non, ce soir, je suis loin de tout, loin de moi, loin d’ici. Jim ! lui lançais-je en lui tendant la main.

Il se mit à parler. En fait, c’était le genre causeur, trouvant toujours quelque chose à dire, avec ou sans une oreille attentive. Je l’écoutais distraitement, laissant filer le temps, ce temps qui me pesait tant, ce temps sans consistance. Soudain, en focalisant sur son discours, je m’aperçus qu’il était passé à l’histoire de sa vie. Bavard comme il était, je m’attendais à l’entendre jusqu’à l’aube, vu son âge !

Ma curiosité s’éveilla quand il aborda mai 68, Herbert Marcuse, les luttes pour la libération sexuelle, le FHAR, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, le Cruah, le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle, me détailla-t-il. Ces noms ne m’évoquaient que vaguement quelque chose.

— J’ai été militant dès le début, c’était un sacré truc. J’ai croisé plusieurs fois Guy Hocquenghem. Tu connais ?

Et sans me laisser répondre (« Je n’en ai jamais entendu parler ! ») :

— Quel mec c’était, quelle intelligence ! Et beau gosse, en plus !

Il poursuivit :

— À propose du FHAR, j’ai appris, il n’y a pas très longtemps, qu’en fait, c’était un groupe de lesbiennes qui l’avait créé, dans la veine des mouvements féministes. Les mecs sont arrivés et les ont marginalisées. On est peut-être gays, mais on était quand même sacrément macho !

Il continua, revint en 1969, avec l’émeute du Stonewall Inn, à New York, véritable début de la lutte militante homosexuelle. Le procès du Manhattan, à Paris en 1978. Il enchaina sur Mitterrand avec, enfin, la normalisation de l’homosexualité en France, en 1982, avec l’alignement des majorités sexuelles. Il défila les radios libres, dont Fréquence Gaie, dans laquelle il était animateur, ou presque, le Gai pied et les autres journaux engagés visibles dans les kiosques, à côté des revues pornos.

Il me raconta sa jeunesse, les insultes des camarades ou dans la rue, car ils avaient des signes de reconnaissance discrets, mais parfois connus des autres. Lors d’une soirée privée dans un bar, la police avait fait une descente, sans doute suite à une dénonciation. Il avait été condamné, avec inscription sur son casier judiciaire. Le pire est que les policiers avaient informé son employeur : il n’avait pas osé se représenter. Dans la rafle, il y avait des jeunes. Presque au hasard, certains de ses amis avaient été condamnés pour détournement de mineurs. La crainte et le rejet permanent, le poids d’une honte qui ne leur appartenait pas.

J’ignorais tout de ces histoires anciennes. La proximité des dates avec celle de mon année de naissance me sidéra. Je le questionnais, entrainé dans l’Histoire. Il revint en arrière, remonta à 1791, avec l’abolition du crime de sodomie, puni par le bucher. Il prolongea par la déportation des homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale, du triangle rose qui les stigmatisait, de leur extermination comme les Juifs et les Tziganes. Ils furent moins nombreux, mais partagèrent la même destinée horrible. Il acheva sur le maintien des lois de Vichy à la Libération.

— La Sécurité sociale, oui, la libération sociale, non !

Il me parla du mouvement Arcadie, après-guerre, première organisation ouvertement homosexuelle.

— On en a dit beaucoup de mal quand on militait, mais j’ai rencontré un vieux et il m’avait dit combien Arcadie lui avait apporté, ce premier souffle d’air, la possibilité de se retrouver. Et c’était vachement mélangé socialement, comme quoi, parfois, on était quand même un peu cons…

Il continua :

— Sais-tu que l’homosexualité a été retirée de la liste des maladies mentales de l’O.N.U. qu’en 1990 ? Une maladie mentale, tu t’en rends compte ! On peut se demander qui sont les cinglés ! Tu imagines les combats qu’il a fallu mener pour obtenir ça ? Le PACS, cette demi-mesure, sous le gouvernement Jospin, en 1999.

Il me raconta comment ils, car il ne parle plus de lui, mais de toute sa, notre, communauté, avaient vécu la levée de ce fardeau, de ces glaives, la libération qu’ils avaient gagnée.

Soudainement, il baissa lugubrement le ton.

— Ça n’a pas duré longtemps avec cette saloperie de SIDA !

Et il déroula le désastre, le massacre.

— Nous étions, comme toi, dans notre pleine jeunesse, nous pouvions commencer à vivre ouvertement. Les premiers sont partis si vite ! En quelques mois, ils sont devenus des petits vieux rabougris, tout racornis. Ils se desséchaient sur place en se couvrant de toutes les pustules possibles. Quel spectacle ! Les dizaines d’années de bonheur qui leur restaient brulaient en quelques mois. Au début, on ne comprenait pas : seuls les homos attrapaient ça. Une vraie malédiction. Ils ont mis un nom sur cette horreur : SIDA. Qu’est-ce que ça changeait ? Tu accompagnes ton ami dans sa descente jusqu’au cimetière, puis un autre sans avoir eu le temps de pleurer le premier. Tous tes copains disparaissaient. Notre monde se désagrégeait.

— Nous, on avait créé une troupe de music-hall. Que des gays ! Nous nous éclations à monter les spectacles, à faire les costumes, à écrire le texte, à être ensemble, et bien sûr à nous envoyer tous en l’air. Une ambiance, je ne te dis pas ! On commençait à connaitre le succès, les journaux parlaient de nous, de notre entrain, alors que nous n’étions que des amateurs. Nous avions un théâtre réservé pour une série de représentations la saison suivante. Un premier tombe malade, puis un second. Nous arrêtons tout. En à peine un an, sur la trentaine de mecs que nous étions, cinq étaient morts et une dizaine d’autres malades. Nous ne sommes que deux à avoir survécu jusqu’à maintenant…

Il laissa filer un long moment, comme pour permettre aux disparus de prendre leur temps.

— Enfin, on voit arriver les premiers traitements tant attendus, qui te rendent aussi malade, mais qui t’empêchent de mourir. Il y en avait déjà tellement eu ! Nous avons mis du temps à comprendre, à changer les mentalités et les comportements. Act Up, AIDES ont beaucoup fait. Tu connais ? La lutte s’est transformée. On se battait pour ne pas mourir alors qu’avant on se battait pour vivre libres.

Il ponctua d’un grand silence, l’émotion de ses souvenirs le rendait muet. Il n’avait plus envie de continuer.

— Pourquoi, moi, je n’y suis pas passé ? Pourquoi ce sont les autres qui sont partis ?

Encore une pause, avant de reprendre avec lenteur :

— Tu ne sais pas ce que nous avons vécu. Tu ne sais pas la chance que tu as de vivre maintenant, après tout ça.

Je l’ai écouté jusqu’à l’aube, sans dormir cette nuit-là. Je n’ai pas eu l’occasion de le recroiser. Dommage. Pareillement à Serge, il m’avait initié à un monde, une histoire dont j’ignorais tout. Je ne savais pas où je vivais, d’où je venais. La cuillère en argent dans la bouche en naissant vous dissimule la vie.

Grâce à lui, j’ai compris qu’être gay, cela implique infiniment plus qu’une étiquette. Si vous choisissez de l’afficher, c’est votre vie. Si on vous la colle, alors tout devient possible pour ceux qui vous en ont affublé, y compris le pire. Cela vous force à appartenir à une communauté, à son histoire, à ses combats, avec fraternité et solidarité. Je commençais à comprendre les mises en garde de Grand-père.

Ces épisodes se chevauchent dans ma mémoire. En réalité, durant toute cette période, je survivais à peine, je survolais le néant, sans direction, battu par des vents divers. Aucune pulsion de vie ne m’habitait plus. Je continuais par habitude, mécaniquement. Ces rencontres me faisaient sortir de mon désert pour un moment ou plus simplement me permettaient de me défouler, un court instant. Le temps passait ainsi, je ne savais plus pourquoi. Je fuyais toujours mes amis, ne trouvant plus gout à leur chaleur.

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