La glissade

5 minutes de lecture

Le néant qui m’avait envahi dès le début de notre séparation m’avait détourné de toute relation amicale, de toute celle comportant une once d’affection, devenue vaine. Je me sentais dans l’état de la maison de mes grands-parents après sa dévastation, une structure qui n’abritait plus aucune vie, qui se délabrait et dont les volets allaient bientôt battre avant de se détacher.

J’aurais pu avoir de la colère, du ressentiment envers elle, qu’elle ne puisse pas apaiser, compenser son impératif d’être entièrement femme par la richesse et la chaleur de notre liaison. Je ne lui en voulais pas, car je ne comprenais pas, souffrance plus terrible pour moi. Si, pour elle, cet amour absolu, unique, s’avérait insuffisant, alors quelle relation valait le coup d’être vécu ? Que restait-il à vivre ? La réponse rebondissait dans mon esprit telle une bille de flippeur, laissant un écho sans fin : rien, rien, rien.

Le blues de la fin de mon projet professionnel me frappa de plein fouet dans cette détresse : je m’écrasais au fond du ravin, comme le coyote du cartoon, sans pourtant me relever simplement en ébrouant ma fourrure. Mon principal dérivatif s’écroulait. Mon survol de la vie s’arrêtait en crash. Ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Ce qui ne m’a pas tué m’a enfoncé dans un gouffre immonde vers des abimes où m’attendait ma place. Le temps du ciel s’avérait révolu.

J’avais besoin de changements, d’aller plus loin. Les bars, les boites m’amusaient de moins en moins. J’essayais alors les saunas. J’en avais trouvé un pas mal, très propre, spacieux avec de nombreuses pièces, intimes ou communes. Une musique douce, juste suffisante. La recherche du sexe devenait plus évidente, le seul aiguillon qui me maintenait encore. L’ambiance restait cependant agréable : quand vous ne vous teniez pas dans le bain à remous ou dans le backroom, les contacts étaient soft, polis.

J’aimais m’y rendre, car, dans ma déprime, être entouré et pouvoir contempler des corps nus me consolait. C’était encore tout un échantillon varié qui déambulait paisiblement.

Je n’avais pas fait attention à la réputation de ce sauna : aux heures où j’allais, la moyenne d’âge était élevée. La plupart assumaient leurs gouts, souvent plus difficilement leur maturité. Vieillir pour un homo ne semblait pas facile, mais c’était un horizon inenvisageable pour moi. Me faner ou disparaitre avant, m’était complètement indifférent.

Je flottais dans le vague, repoussant ou acceptant les avances du bout des lèvres. Quand j’étais attiré, nous nous isolions dans une des petites pièces. L’affaire conclue, je repartais reprendre mon poste d’observation, dans l’attente du temps qui passait. Je m’attachais plus à la sympathie dégagée qu’à l’âge, évitant les lourds et les malsains.

Malgré mon apathie générale, mon cerveau analytique travaillait en sous-main et je remarquais bientôt des clients très spéciaux dans ce sauna : la soixantaine, ils arrivaient avec un comportement symptomatique. Je compris vite quelle sorte d’hommes c’était et je les appelais les dernières premières fois.

« On s’est marié pour faire comme tout le monde, même si on n’était pas insensible au charme des garçons, mais de là à se penser homosexuel… La plupart du temps, c’était aussi un mariage d’amour. La joie des naissances, irremplaçable. Une fois les enfants élevés et partis, on se retrouve avec bobonne, plus forcément affriolante. On repense à sa jeunesse. On se souvient des beaux anges qui nous émoustillaient. Parfois, on avait eu une petite expérience avec un gars et on en gardait une douce réminiscence. Des garçons, oui, puis on glisse, on poursuit l’introspection. On découvre que l’on avait une vraie attirance pour les hommes. En fait, on a encore du plaisir à regarder et à admirer les beaux gosses, à les détailler, à imaginer… Alors, avant que la lumière ne s’éteigne, les plus tentés et les plus courageux viennent voir s’ils peuvent vivre une nouvelle aventure, vivre leur nature profonde qui a été mise sous le boisseau social. » Cette histoire, je l’ai entendue plusieurs fois.

Ils avançaient hésitants, cherchant à comprendre les codes, s’interrogeant sur ce qui allait leur arriver, si c’était un autre départ, un dernier feu ou si ce serait une humiliation, un regret définitif. Je m’amusais à les regarder, avec un peu de pitié et de compassion pour tout ce qu’ils avaient raté, oubliant qu’ils avaient eu aussi du bonheur dans leur vie normale.

C’est Alain qui déclencha tout. Non seulement il avait l’air perdu et apeuré, mais il semblait tellement affolé qu’on ne pouvait pas le laisser continuer dans son angoisse. Une impulsion de saint-bernard me leva :

— Tu as l’air paumé. Besoin d’aide ?

Effrayé par la concrétisation possible de son rêve, il me demanda humblement de le guider pour lui apprendre. Je l’invitai à prendre un café, lui expliquai les principaux fonctionnements pour le détendre et le mettre à l’aise. Il me déroula sa variante de l’histoire commune, la première que j’entendais. Je me pris d’attendrissement pour cet homme. Mes penchants m’entrainaient à le conduire vers un aboutissement de sa quête.

Je lui proposai d’aller chercher un endroit discret pour continuer plus intimement notre conversation. Il comprit l’ouverture, devint rouge de confusion, car maintenant au pied du mur. Sautera ou ne sautera pas ? Il commença :

— Comment un jeune et beau garçon comme toi, avec un vieux débris comme moi…

— Tu n’es pas encore un débris. Ça n’a pas d’importance pour moi.

— Je veux dire, je vais te décevoir.

— Pourquoi me décevrais-tu ? Et puis, ça n’a pas d’importance. Viens, essayons.

— En fait, je ne sais pas le faire…

— Ça n’a pas d’importance. Viens, je vais t’aider. Viens, ça va bien se passer, je vais prendre soin de toi.

Il était vrai que j’avais envie de l’accompagner pour qu’il garde le meilleur souvenir possible de sa décision. Je l’emmenai dans une petite salle discrète et peu utilisée.

Pour une première fois, il fit preuve d’un instinct étonnant du plaisir masculin.

— Je ne l’avais jamais fait. C’est super !

— Tu veux qu’on essaie autre chose ?

— Je pense que je ne suis plus bon à rien, complètement vidé. J’ai besoin de temps pour me remplir les réservoirs ! Je peux rester un peu avec toi, si ça ne t’ennuie pas ?

— Non, non, j’ai encore un peu de temps.

Nous nous asseyions pour bavarder. Paraissant libéré, il pose la main sur ma cuisse, la descend, la remonte vers mon sexe.

— Que c’est beau, un homme ! Surtout foutu comme toi ! Ah, ce que j’ai de la chance de t’avoir rencontré, que c’est bien ! Dommage que je sois trop vieux pour continuer maintenant.

— Si tu reviens et que je suis là, nous pourrons passer à la phase deux.

— C’est vrai ? Je ne te dégoute pas ?

— Mais non, tu es encore désirable.

Et je lui posai un baiser. Il voulait m’inviter, mieux me connaitre. Je lui fis comprendre que ça n’irait pas plus loin. En me remerciant pour ma jeunesse et ma gentillesse, je sentais qu’il allait me demander le prix de la passe. Je lui claquai les fesses.

— Allez, pars et reviens-moi ! lui fis-je en le poussant hors de la pièce.

Il reviendra deux fois. Nous poursuivrons un peu. La dernière fois, il me dit qu’il avait décidé de vivre une nouvelle vie et de faire son coming-out. Je respectais son courage, car tout abandonner, trouver un compagnon ou un partenaire à son âge ne devait pas être facile.

Je pris un certain amusement à accompagner d’autres Alains. Ce mélange de maturité et de folie juvénile me troublait et me sortait de mon état. J’étais admiratif de leur détermination, des bouleversements acceptés et de leur force de vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0