La chute
Tout ceci m’apparaissait de plus en plus vain. Rien ne changeait et la brulure du manque était toujours aussi douloureuse. J’avais besoin de me dégrader pour arriver à une destruction libératrice. J’allais trainer dans les lieux de drague et de tapin. En fait, je fréquentais ces endroits depuis quelques semaines, mais de façon passive, observant, frôlant ces mâles en rut sans aller plus loin. Cette fange m’attirait de plus en plus, sachant que je me tenais au bord du malstrom qui allait m’entrainer dès que j’avancerai d’un pas, incapable de résister à cet appel du fond, de l’avilissement. Enfin, la fin !
Maintenant, je m’y rendais pour me réduire à mon état d’objet de satisfaction pour les autres, supportant à peu près tout dès lors que je ne pressentais ni violence ni perversité. Un dernier réflexe me faisait me protéger, mais si la pratique du moment renâclait devant la capote, je laissais tomber, le mec ou la capote, selon mon humeur.
J’aimais exciter ainsi les mecs, les allumer, n’exister qu’en objet de désir. Me vendre, devenir de la camelote, consommable et jetable, méprisable. C’était sordide : la pire misère sexuelle se déversait là. Tout était à prendre, liquidation totale avant fermeture définitive. Si une répulsion, un doute me venait, l’image de l’aumônier réapparaissait : j’avais accepté ses avances, je m’étais déjà prostitué pour ma pure jouissance libidineuse, telle était ma vraie nature, ignoble, immonde. Pouvais-je trouver pire ? L’amour, c’était fini depuis longtemps, ça n’existait pas, juste des inepties pour vous faire croire au bonheur. Basée sur le mensonge, cette antienne finit toujours mal, démolit tout à l’intérieur quand elle s’écroule, obligeant à rester accroché comme un imbécile et à continuer d’y croire jusqu’à en crever. Alors, autant débuter par la fin, crever.
Je pouvais me permettre de fixer les tarifs selon la tête du client. Je me donnais pour presque rien à ceux qui me semblaient sympathiques ou paumés. Je demandais une fortune aux supposés riches ou refoulés, à ceux qui venaient bouffer du pédé. Vers la fin, la marchandise s’était un peu détériorée : j’avais perdu plus de dix kilos et je commençais à être marqué de partout. J’annonçais un prix dérisoire, l’important était d’embarquer…
Un soir, l’un de mes cotapins bouscula un clochard. Celui-ci sortit un couteau, énorme, et se mit à nous menacer puis à nous courser en titubant quand nous détalions, tout en hurlant :
— J’en ai marre de tous ces pédés qui s’enculent autour de moi !
Nous nous sommes regroupés en riant et je découvris mes compagnons de misère, surpris d’entendre des rires d’enfants. Certains me parurent jeunes, très jeunes, à peine plus de douze ou treize ans. Nous avons échangé en charabia, car c’étaient des gosses de tous les peuples en souffrance dans le monde. Je réalisai alors que ces clients spéciaux qui m’ignoraient ne cherchaient que de la chair tendre. Le plus odieux fut mon absence de mouvement de révolte, d’écœurement, et de protection pour ces gamins sans défense, détruits par ces prédateurs. Je me foutais des autres comme de moi. Nous avons repris nos marches de racolage chacun de notre côté, sans nous gêner.
Le plus souvent, le coup était expédié en vitesse dans les fourrés ou les buissons, d’un seul glissement de fermeture éclair. De temps en temps, le client voulait un lit. Je découvris ainsi les hôtels sordides, la crasse, leur puanteur, leurs bruits, la misère, le mépris. Je restais indifférent à l’endroit, à ce qui s’y passait, à ce que j’y faisais.
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