Les abîmes
Même si je me contrefichais des conséquences, un dernier sursaut me faisait éviter les mecs les pires. J’eus quand même droit plusieurs fois à des coups, portés par des pervers qui, faute d’assumer leurs gouts, cherchaient à le faire payer après s’y être vautré. Je n’ai pas toujours su les détecter et les éviter. Je ne luttais pas, ne sachant pas me battre et redoutant la violence. J’esquivais et me sauvais : quelle importance un bleu de plus, une douleur de plus ?
Une première fois, j’ai eu vraiment peur. Un soir, un mec que j’avais déjà traité à deux ou trois occasions s’approcha.
— Salut, Belle gueule, cette fois je ne viens pas pour me faire limer, mais pour te protéger.
— Ça va, je suis assez grand pour me défendre.
— Tu n’as pas pigé, expliquant ses paroles par son poing dans mon ventre.
Je roulai par terre en hurlant :
— Mais ça va pas ?
Un coup de pied dans la cuisse me fit comprendre que je devais adopter une autre stratégie, même si je me rendais compte que ses coups étaient mesurés. Je ne dis rien, me releva, difficilement, et j’attendis.
— Tu vois, tu peux être agressé, défiguré ! Ce serait dommage pour un beau gosse comme toi. Je suis là pour te protéger et éviter que des méchants te fassent bobo. Ce soir, tu me donnes toute ta recette, pour me remercier de t’avoir averti. Demain, on verra.
Je lui filai le fric. J’abandonnai définitivement ce secteur.
Le plus dur arriva un autre soir : je vis s’approcher un crâne rasé, veste en cuir, pantalon collant délavé blanc et bleu, rangers. Je n’aime ni ce look ni ce qui va avec. J’avais déjà besogné quelques mecs de cet acabit, sans plaisir, car ils ressentaient le besoin d’accompagner leur acte de mots blessants et de mesures vexatoires.
J’essayai de me défiler, en m’éloignant vers des zones plus éclairées. Il me rattrapa, me saisit le bras :
— Doucement, je ne te veux pas de mal, juste un petit amusement à deux.
Il baissa son froc et me prit brutalement la tête par les cheveux pour m’agenouiller. Je commençai, mais il m’envoyait des coups de pied, de plus en plus forts, avec sa chaussure ferrée, des coups de genoux dans la mâchoire.
Ce qui montrait qu’il était un abruti de première, c’était qu’il n’avait pas réalisé que c’était moi qui avais les arguments en main. Je pris lesdites références, les tirai violemment vers le bas, avec une torsion d’un bon tour. Il s’effondra en rugissant. J’en profitai pour lui descendre complètement le pantalon, au-delà de ses foutues godasses, pour m’assurer qu’il allait mettre un certain temps à se relever. Un coup de pied dans les côtes pour lui apprendre les bonnes manières et je me sauvai en courant.
J’avais encore le cœur battant en arrivant chez moi. J’évitais le secteur pendant un bon moment. Mais j’aimais bien ce spot et j’y suis retourné, d’abord un peu craintif, puis ne voyant rien venir, je m’enhardis, en finissant par oublier l’incident, retrouvant une fréquentation régulière.
Quelque temps plus tard, je vis ce mec, de loin, se diriger vers moi. Je le reconnus aussitôt et commençai à me rapprocher d’autres mecs en cherchant ma bombe lacrymogène. Avant que j’aie pu bouger, mes bras furent saisis par-derrière et je me retrouvai solidement immobilisé, par au moins deux autres gars qui s’étaient approchés dans l’obscurité. Ils me vidèrent ma bombe dans le visage. Je tombai en criant de douleur. Les coups de pied arrivèrent de tous les côtés. Je me protégeai la tête et sombrai dans l’inconscience.
Je repris un peu vie dans le noir absolu, mais je sentais que les mains qui me manipulaient appartenaient à de soignants. Je murmurai : « Merci », avant de repartir dans la nuit.
Quand je repris connaissance, j’étais dans un lit, toujours dans le noir. Je bougeai un peu, déclenchant une douleur foudroyante. Je me tâtai doucement, je sentis une perfusion. J’appelai :
— S’il vous plait, s’il vous plait…
Des pas s’approchèrent. Une voix féminine :
— Bonjour ! Réveillé ? Vous êtes à l’hôpital… Vous avez été agressé vendredi soir. Vous êtes resté dans le coma deux jours. On vous a opéré pour un hématome sous-crânien et une hémorragie interne. Une côte cassée et deux fêlées. Sinon, tout va bien (humour de carabin ?) ! Vous allez vous en sortir, avec quelques cicatrices quand même. Vous devez rester encore deux ou trois jours dans le noir pour vos yeux, mais, normalement, vous n’aurez pas de séquelles.
Même dit avec gentillesse et douceur, une main rassurante sur la mienne, cela faisait beaucoup à intégrer. Je revenais de loin.
— Quel jour on est ?
— Lundi.
— Vous pouvez prévenir mon travail que je ne peux pas venir ?
— Oui, bien sûr. C’est tout ? Personne d’autre à prévenir, pas de famille, d’amis ?
— Non, pas en ce moment.
— De toute façon, vous allez nous dire qui vous êtes, vous n’aviez ni papier, ni téléphone, rien pour vous identifier. La police attend.
Je restais une bonne semaine à l’hôpital. Ils en avaient profité pour effectuer une panoplie de tests sur les maladies, les drogues. Tous négatifs : aucune importance pour moi.
La police voulait que je porte plainte, sans aucune chance, selon eux, de retrouver mes agresseurs. À quoi bon ? Pour les statistiques ? Je n’en avais rien à faire.
Le dernier jour avant ma sortie, un quidam entra dans ma chambre, me demanda si j’étais bien Jérôme et s’il pouvait me parler deux minutes. Ce n’était ni un patient ni un soignant.
— Voilà, je suis dans une association de gays qui vient en aide aux LGBT. Quelqu’un de l’hôpital m’a parlé de ton cas, sans enfreindre le secret médical. Il est aussi dans l’association et tu lui as semblé bien seul, très isolé. Tu as été salement attaqué et amoché. Heureusement qu’un jeune à côté a prévenu la police et qu’ils sont venus vite, sinon, je crois qu’ils t’auraient achevé. C’est très dur à vivre. Si tu veux de l’aide, nous pouvons voir comment te soutenir, matériellement ou psychologiquement ou de toute autre manière. Tu sais, si nous ne faisons pas front contre les agressions homophobes, nous allons revenir cinquante ans en arrière.
Son discours me revigora un peu. Maintenant, je savais que j’appartenais à une communauté, une vraie, avec des fonctionnements de solidarité en son sein. Encore une fois, ce n’était pas mon choix, mais une obligation. Des pressions hostiles me forçaient à me reconnaitre dans cette communauté.
En revanche, je sentais à son ton et sa façon de parler, la connotation religieuse de leur association. Il me le confirma : c’était une association chrétienne, dont il me cita le nom. Je ne pouvais plus me laisser approcher par quoi que ce soit de religieux. De plus, matériellement, je n’avais pas de souci et psychologiquement, ce n’était pas un tabassage à mort qui me faisait peur, c’était une autre douleur. Personne n’y pouvait rien, même moi. Je le remerciais quand même, avançant un faux-fuyant pour arrêter notre échange. Il me laissa sa carte.
Le plus insupportable fut la semaine suivante, seul chez moi. Je retournais rapidement dans les bars, puis quand les derniers pansements disparurent, sur mes lieux de drague ou de tapin, en évitant bien sûr l’endroit maudit.
Au début, je fréquentais ces endroits un ou deux soirs par semaine, alternant encore avec des soirées en bar ou au sauna. Rapidement, ce furent tous les soirs que j’allais arpenter ces lieux. Je rentrais dans les deux heures du matin, me douchais, pour m’effondrer dans un sommeil sans rêve, ce que je recherchais. Réveil douloureux, difficile. Je poussais dans un tiroir ma recette de la nuit. (J’ai été effrayé par le montant trouvé en comptant le contenu du tiroir. Tout est parti à des associations.) Une nouvelle douche me réveillait, avant l’enfilage du costume du bon petit cadre, sans aucune fioriture, puis le travail à la limite minimale, avant la soirée suivante de débauche comateuse. Véritable vie de schizophrène. Je ne sais pas pourquoi je continuais la journée ma vie professionnelle, pourquoi n’est-ce pas parti en vrille également ? Je n’y trouvais plus aucun intérêt. Étrange dualité.
(Je devais apprendre, plus tard, que j’avais profité d’une coalition très active et bienveillante pour m’éviter le pire. Ils avaient compris, ils m’ont aidé, sans un mot !)
J’arrivais à ne plus penser. Je me disais qu’une fois le pire atteint, ce serait fini. Mais non : les limites du pire reculaient sans fin.
Une dernière muraille tenait encore : ma révulsion pour ces substances qui vous moulinent l’esprit, soi-disant pour augmenter vos capacités ou vos sensations. Les sollicitations ne manquaient pas, mais il m’était tout simplement impossible d’avaler ce qui pouvait diminuer mon autonomie. Ce qui tournait au ridicule, car mon libre arbitre n’existait plus depuis longtemps. Cela aurait été si facile de partir pour de bon, de ne plus patauger dans ma tête. Ultime rempart, fissuré, près de céder, faute de volonté. Pour le reste, je pouvais, je voulais disparaitre. À quoi bon lutter, pourquoi lutter ? Un seul point me reste inexpliqué : pourquoi l’idée de suicide ne m’a jamais tenté ?
J’avais débranché mon téléphone depuis des mois, ne touchais plus à mon portable ou à mon ordinateur. Le courrier s’entassait. Plusieurs fois, en rentrant, je vis une silhouette connue, Charles, Vincent, ou un autre, pénétrer dans l’immeuble. Je faisais demi-tour et j’allais m’allonger sur un banc en attendant qu’il reparte. Laissez-moi crever. Qu’on me foute la paix, à moi, à mes problèmes.
Annotations
Versions